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Au cœur du Harem

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VII

Azma avait épousé Aly-bey professeur à l’École polytechnique du Caire. Il était son aîné de très peu, mais tous deux avaient près de quinze ans de plus que leur jeune cousin mon mari… La mère d’Aly-bey était la sœur de mon beau-père (mort depuis longtemps) et du vieux pacha Sélim Rouchdy. Cette dame était veuve et peu aimable. Très fervente musulmane, elle partageait son temps entre la prière, la lecture du Coran et l’élevage de lapins et de canards, dont la société rendait le voisinage de cette vieille personne insupportable, car ces jeunes animaux grandissaient à domicile, sur les fauteuils, dans les lits, partout…

A ce moment, elle se tenait debout derrière sa bru et me regardait sans trouver une parole de bienvenue ; pour celle-là aussi j’étais l’intruse, l’étrangère dangereuse et déjà détestée.

Quatre négresses levaient vers moi leurs têtes curieuses. Des Turques, des Égyptiennes et deux Abyssines complétaient l’ensemble.

Azma, maîtresse du lieu, m’avait prise par la main et me conduisait vers une vaste salle, dans l’angle de laquelle un grand lit de fer à colonnes se dressait, tendu d’une gaze rose brodée d’argent. Cette pièce me parut immense avec ses quatre fenêtres à la file et ses trois portes où les portières relevées et les battants des portes manquant, faisaient comme autant de place à la curiosité malveillante qui m’entourait. Les fenêtres n’avaient ni vitres, ni persiennes, mais seulement de lourds moucharabiehs que l’on ne baissait guère qu’aux soirs d’hiver. Elles ouvraient sur le vieux canal du Khalig, desséché à cette saison de l’année, mais qui, l’hiver, roulait une eau bourbeuse et glacée. De l’autre côté, une mosquée se devinait et je sus plus tard que, dans cette mosquée, se réunissait, durant les nuits du vendredi, la confrérie des derviches hurleurs…

La chambre se trouvait sommairement meublée d’un haut et très long divan garni de coussins, d’une table recouverte d’un jeté de percale orné d’une dentelle au crochet et sur laquelle étaient posées une demi-douzaine de gargoulettes de terre dans un plateau de faïence. Chaque gargoulette avait un petit couvercle en argent surmonté du croissant de Mahomet. Une glace de forme ovale était apposée à plat contre le mur passé simplement à la chaux. Un grand tapis européen couvrait les dalles. Je vois encore ce tapis que l’on semblait trouver magnifique autour de moi et qui avait été acheté à mon intention. Il montrait un fond vert avec de larges fleurs rouges et jaunes, de couleurs si voyantes que l’œil se fatiguait à le regarder.

Au plafond, les poutres étaient recouvertes d’une jolie couche de peinture byzantine, très effacée, mais jolie encore et cela, personne autour de moi n’en comprenait ni la valeur, ni la beauté.

Quand nous fûmes installées sur le divan, la vieille tante, Azma et moi, les autres femmes s’accroupirent autour de nous dans la posture du lapin de Florian ; seules, les négresses restèrent debout encadrant les portes de leurs faces noires. C’est encore une des nombreuses coutumes du pays que ce ramassis d’esclaves posées à chaque ouverture, écoutant curieusement ce qui se dit autour d’elles.

On prétend qu’au temps du terrible sultan Sélim, toutes les esclaves furent amenées et parquées séparément dans le palais du Khalife. A tour de rôle, on les faisait comparaître devant le maître suprême, et chacune à son tour était appelée à dire toutes les choses vues, toutes les paroles entendues dans le harem d’où elles sortaient. Celles qui refusaient de parler, avaient la langue arrachée. De cette façon Sélim arriva à connaître tous les mystères de la capitale.

On apporta le café.

Il est d’usage de le servir d’ordinaire sur un plateau de cuivre, dans la canaque entourée des petites tasses appelées Fingals[9]. L’esclave préposée à ce service dans les grandes maisons, ou la modeste négresse dans les demeures bourgeoises, verse à mesure le liquide bouillant dans les tasses et présente chaque tasse à l’invitée. Mais, aux grands jours, dans les familles de condition, il en est tout autrement. Une esclave blanche apporte la canaque sur une sorte de fourneau encensoir garni à l’intérieur de braise odorante, une autre tient le plateau comme un calice, une troisième sert et présente les tasses. Pour me faire honneur ce fut ce dernier mode que l’on employa.

[9] Au pluriel, Fanaghils.

La conversation avait peine à s’établir. Personne autour de moi n’entendait ma langue. Les dames s’exprimaient en turc et les servantes en arabe.

Vainement la cousine de mon mari, nature délicieuse et spontanée, essayait en phrases brèves de se faire comprendre de moi, je demeurais stupide, prête à pleurer. Mon mari m’avait appris à dire bonjour et à demander les trois ou quatre objets indispensables à mon premier jour d’arrivée. Mais je me trouvais incapable de suivre la moindre conversation et d’y répondre, et de cette cause, je pense, vinrent tous mes tourments, toutes mes inquiétudes et toute ma désespérance.

Alors, devant mon embarras croissant, la douce Azma eut une idée bien féminine dans sa touchante bonté. Elle alla dans la pièce voisine chercher son fils et le posa dans mes bras.

Il était blond et de ses grands yeux innocents, couleur de rêve, il regardait lui aussi, la petite étrangère qui le tenait. Mais il eut un geste charmant. Un joli sourire éclaira son frais visage et il enfouit sa tête mutine contre mon visage. Tout le monde cria au miracle ; l’enfant, paraît-il, était très sauvage, on ne s’expliquait pas la sympathie qu’il me témoignait sans me connaître.

J’étais ravie pour ma part, dans l’adoration profonde que j’ai eue de tout temps pour les enfants, de penser que, du moins, en cette demeure étrangère, j’aurais ce petit être à dorloter et à chérir. Et je commis ma première gaffe… Je savais dire le mot joli ! Je crus faire grand plaisir à la mère en le prononçant sur son bébé.

Héloua Kettir !! ! m’écriai-je…

Alors ce fut une consternation. Autour de moi, les esclaves se détournèrent, et vivement crachèrent par terre.

Je venais de jeter l’épouvante sur tout ce monde, en attirant peut-être, par cette exclamation malheureuse, le mauvais sort sur l’enfant…

Avant d’avoir ce dernier, la mère en avait successivement perdu cinq autres. Dire d’un enfant qu’il est beau ou aimable, constitue au pays musulman une terrible calamité. On doit toujours se dépêcher de le déclarer Oouaëche (vilain, affreux), pour éloigner de lui les esprits ténébreux qui l’environnent…

Pour l’instant, je me rendis bien compte qu’il venait de se passer autour de moi quelque chose de désagréable dont j’étais la cause involontaire, mais de là à deviner ma faute, il y avait bien loin… Aussi demeurai-je surprise et un peu attristée, quand la dada[10] de l’enfant se précipitant sur moi comme une furie, me l’eut littéralement arraché.

[10] Bonne d’enfants.

Qu’avais-je fait ? Qu’avais-je dit ?…

Ab ! que de fois depuis, j’ai dû me rendre compte de la divergence absolue existant entre les deux mondes… Celui d’où je venais, et celui où la vie venait de me jeter, pauvre petite, ignorante de tout en cette société étrangère, où je ne pouvais être que l’intruse et où tout pour moi se doublait du troublant mystère de l’inconnu redouté.

Pendant ce temps, mon mari demeuré en bas dans le Mandara[11] recevait comme l’aîné des descendants mâles de la famille les hommages de tous les visiteurs et eunuques de la maison.

[11] Appartement des hommes.

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