Au cœur du Harem
VI
Ce qui me ravit surtout, ce jour d’arrivée, ce furent les étalages vraiment artistiques des marchands de fruits. Il faut aller dans de très grands magasins d’Europe pour trouver d’aussi gracieuses corbeilles d’oranges, d’aussi magnifiques pyramides de pommes et de poires, d’aussi jolies guirlandes de feuilles et de pampres disposées d’une main à la fois savante et naïve parmi l’amoncellement des présents de la terre. Mais ce qui achevait de donner à ce marché égyptien la note étrange qui me séduisait, c’était la variété des fruits et la teinte particulièrement chaude de leurs coloris. Pour le plaisir des yeux, les citrons d’un beau jaune tendre se mêlaient aux tomates couleur de sang. Les oranges à l’écorce dorée voisinaient avec les premières cerises et les premiers abricots. De grands régimes de bananes pendaient au-dessus des autres produits, comme une parure ; tout autour de l’échoppe, de larges fleurs de papier rose faisaient un cadre surprenant à ces choses, les rendaient plus appétissantes et plus désirables. Et sa petite robe relevée en corde autour de ses reins, son visage de singe réjoui couvert de mouches, un doigt dans sa bouche où les quatre premières dents pointaient, un bébé fellah se tenait bien sage dans une corbeille de dattes sèches, son petit derrière maigre à même les fruits qui seraient vendus tout à l’heure. A quelques pas, la mère, gravement, triait des cerises arrivées la veille du pays d’Asie et jetait les fruits trop mûrs au bébé, qui les attrapait au vol et les suçait de son air tranquille.
Je fus surprise aussi du nombre incalculable de marchands de tabacs que nous rencontrions sur notre route, et ma surprise s’augmentait de voir tous ces marchands offrir le même type d’Européens un peu sauvages… Mon mari m’expliqua que tous les fabricants de cigarettes, comme tous les épiciers d’Égypte, étaient Grecs… Depuis sa lointaine enfance, il avait vu le commerce du tabac et des comestibles aux mains des Hellènes et il ne pensait pas que, depuis les temps les plus anciens, il en ait pu être autrement[8].
[8] Le tabac n’a commencé à se vendre en Égypte que sous le règne des derniers Mamelucks, mais les épiciers (backals) grecs ont prospéré en Égypte depuis Hérodote, le marchand d’huile historien !…
Il me raconta, à ce sujet, une anecdote amusante, et qui me renseigna tout de suite sur la façon habile dont les Grecs d’Égypte savent échafauder leur fortune. Dans le village où il était né, mon mari avait connu un certain Spiro Mamoussi, d’abord garçon épicier, puis patron. Cet homme s’était trouvé à vingt ans propriétaire d’une boutique ayant à peine deux mètres carrés et remplie de caisses de pétrole, de macaroni et de boîtes de sardines. Le tout valait bien vingt livres (500 fr.). Le commerçant, qui dort au cœur de tout ilote, imagina de faire fructifier ces biens : mais le magasin n’offrait pas d’assez sérieux avantages. Le Grec malin possédait cinquante francs d’argent liquide. Il les prêta à un Fellah contre les bijoux de sa femme. Aussitôt en possession des bijoux, il se fit à son tour avancer cent francs sur ces bijoux ; mais, tandis qu’il se faisait prêter par un riche indigène, croyant obliger un pauvre épicier dans la gêne, et ne réclamant aucun intérêt pour son avance, il prêtait à nouveau l’argent qui n’était pas à lui, sur un bon billet à intérêt double ; et, à la fin de l’année, grâce à la multiplicité de ces procédés machiavéliques, Spiro était parvenu à se faire mille francs de bénéfices… De tels faits se passent journellement en Égypte.
Nous arrivâmes, vers dix heures, devant la porte de Sélim pacha Rouchdy, oncle de mon mari. Là commençait ma vie nouvelle.
La maison ne différait pas sensiblement des autres demeures qui l’entouraient. Comme toutes les habitations qui se respectent, elle donnait dans une rue triste, que pas une échoppe n’égayait. Vis-à-vis, à côté, partout les mêmes hautes murailles, les mêmes fenêtres garnies de moucharabiehs étaient reproduites. Et partout aussi la même porte monumentale, entourée des mêmes bancs de pierre et ouvrant sur la même cour, sorte d’atrium rappelant un peu les demeures romaines.
Devant le seuil, un vieillard très beau nous accueillit. C’était le boab (portier) de la famille, ancien esclave libéré et qui avait vu naître mon mari et tous ceux de sa génération. Il était noir, mais de race nubienne, c’est-à-dire ayant gardé la forme pure des traits caucasiques et sur sa face de statue sombre, une barbe neigeuse encadrait superbement le visage rayonnant d’intelligence et de bonté. Il s’avança et pieusement baisa les genoux et les mains de mon mari, puis mes mains à moi, mais déjà en me regardant l’expression tendre de son regard avait changé et je sentais l’hostilité naissante, que si souvent depuis, mon titre d’étrangère et de chrétienne devait me valoir dans les milieux demeurés vraiment sincères à la foi du prophète.
Sur les pas du boab, un autre homme à son tour venait d’apparaître. Celui-ci me parut franchement nègre, mais la recherche de sa mise, un air d’importance tout à fait comique et surtout le timbre bizarre de sa voix me firent comprendre à quel genre de personnage j’avais affaire. Mon mari m’avait tant parlé des eunuques et du rôle prépondérant qu’ils jouaient encore dans la famille égyptienne, que j’étais renseignée sans les connaître. C’était bien l’eunuque en chef de la maison qui venait se présenter à moi le sourire aux lèvres, et la main tendue, comme si nous étions déjà de très vieilles connaissances.
Il m’enleva de la voiture et, sa main serrant mon bras à le briser, il m’entraîna vers l’escalier qu’il me fit monter presque à lui seul, tant il mettait de force à me soulever.
J’ai su depuis que ce mode d’introduction résumait la plus haute formule de politesse de l’eunuque envers les visiteuses étrangères, mais alors combien cela me parut étrange !…
Béchir-Aga me conduisit au premier étage. Tout de suite après l’escalier de marbre, s’étendait une sorte de vaste couloir sur lequel des nattes neuves étaient posées. Nous arrivâmes devant une porte garnie dans le bas d’une demi-douzaine de paires de babouches et de savates, qu’il fallut pousser du pied pour entrer. L’eunuque avait frappé dans ses mains et, à ce signal, une nuée de femmes accouraient. Toutes les races, toutes les couleurs, tous les âges me semblèrent représentés par le véritable peuple de mon sexe, qui s’empressa aussitôt autour de moi.
J’étais à ce moment, pour tout ce monde privé de distractions, une véritable bête curieuse ; personne ne songeait à l’embarras cruel où on me mettait, en me le témoignant d’une façon aussi directe.
Mais, tout à coup, tel un vol de moineaux rapaces, la petite troupe se dispersa, une créature délicieuse venait vers moi et très simplement me tendait les bras.
Elle était belle, de cette beauté un peu flétrie, propre à certaines Turques trop passionnées et souvent malheureuses ; ses grands yeux fauves, ses cheveux d’un châtain sombre à reflets d’or sur lesquels était jeté un voile de gaze traînant derrière elle, son teint très pâle et le pli amer de ses lèvres lui donnait un faux air de nonne du moyen âge, une de ces nonnes consumées d’amour, usant leurs genoux en vaines prières, sur les dalles de l’autel. Et c’est une chose surprenante, même après l’avoir si bien connue, elle, dont la gaîté était charmante, même après l’avoir vue mère délicieuse de nombreux enfants, épouse trop aimante d’un mari indigne d’elle, toujours cette première impression m’est restée et c’est bien sous les traits d’une jeune religieuse que je la revois. C’était la cousine, presque la sœur aînée de mon mari, Azma, la fille du vieux pacha, mariée elle-même à son cousin, qui était aussi celui de mon mari, puisqu’ils étaient tous trois fils et fille de la même souche.