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Au cœur du Harem

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V

Pour moi, maintenant, tout était nouveau dans le pays que nous traversions.

Immédiatement après Damanhour, le site devenait autre. Ce n’était plus les plaines sablonneuses, les terrains amers des lacs, et les vastes étendues salines que nous venions de quitter, mais l’Égypte, la vieille patrie des races pharaoniques qui, à chaque tour de bielle, se montrait un peu plus à nous, dans sa robe d’émeraude. Tandis que dans notre terre Cévenole, les blés commençaient à peine à montrer leurs petites tiges vertes, ici, en sol Égyptien, la moisson future s’étalait déjà, superbe et touffue comme une forêt en miniature. Encore quelques rayons de soleil semblables à celui que nous avions ce jour-là, et les épis commenceraient à jaunir. Dans les jardins cultivés, les arbres à fruits n’avaient plus de fleurs, et les abricots, les pêches, les pommes un peu sauvages montraient sous les feuilles leurs têtes dures.

Des buffles maigres passaient sur les chemins, le mufle baissé, et leurs pas pesants laissaient une empreinte dans la terre grasse. De rares chameaux chargés d’herbages traversaient les routes, suivis par quelque gamin à demi nu.

Dans les champs, ma surprise fut grande en voyant, parmi les cultures, les Fellahs occupés à leurs travaux coutumiers, la galabieh simplement relevée autour des reins, leurs minces caleçons de cotonnade, précieusement posés à côté d’eux. Je sortais depuis peu de mois d’un couvent rigide, et ce spectacle me confondait d’autant plus que, loin d’être le moins du monde gênés par le passage du train dont les nombreux voyageurs les regardaient, ces simples fils de la nature se levaient en riant et étalaient complaisamment leurs formes avec des gestes dont l’impudeur ne pouvait avoir d’égale que l’ignorance de ceux qui les exécutaient.

Hélas ! vingt années ont passé, et si la civilisation moderne est parvenue à faire du Caire la rivale des plus belles villes de la Riviera, il faut dire que rien n’a changé dans les habitudes rurales. La même inconscience et les mêmes gestes obscènes se reproduisent chaque jour encore au passage des grands rapides. Si les nombreux touristes qui, chaque année, hivernent sur les bords du Nil, en éprouvent de la gêne, ils doivent se tenir enfermés dans leurs wagons et ne point lever les yeux.

Et ce n’est pas tout… Sur les bords du fleuve et des nombreux canaux qui en dérivent, le nombre des baigneurs ne se compte pas, ces baigneurs ignorent la gêne du vêtement exigé par les peuples civilisés. Ils se baignent simplement dans leur nudité sombre, tranchant sur le fond clair du paysage, et de loin, à les voir s’agiter dans l’eau bourbeuse avec leurs grands bras maigres et leur tête rasée, on dirait de grands coléoptères, flottant au ras des ondes, parmi les herbes de la rive.

Une des choses qui m’étonnèrent aussi dans ce voyage, ce fut la quantité de pigeons rôtis, de petits pains, de salades et d’œufs durs, que nous présentaient à chaque station des vendeurs indigènes. Les buffets des gares étaient encore inconnus. Les marchands d’oranges et de fruits secs ne chômaient guère, et, plus qu’eux tous, les petites marchandes d’eau fraîche arrivaient à placer leur marchandise.

Elles accouraient minces et légères, au trot de leurs pieds nus, vêtues de l’éternelle robe Fellaha teinte à l’indigo, leur frêle poitrine découverte, un lambeau de voile tenant à peine à leurs jeunes fronts bombés, mais traînant majestueusement dans la poussière. Les mains au-dessus de la tête, elles tenaient la gargoulette, dont le goulot laissait dépasser quelques feuilles de menthe ou d’oranger… Et de leur voix stridente, on les entendait crier leur cri toujours le même :

— Moïja ! Moïja !…[5]

[5] Eau, eau !…

Puis c’était encore les débitants de limonades, les pâtissiers d’occasion offrant leurs sémitt taza[6] ou leur pan di Spagna, gâteaux de miel saupoudrés de cumin, ou sitôt-fait italiens, vendus sous des noms pompeux… Et les voyageurs ajoutaient au spectacle déjà si étrange. Ce n’était que longues robes de soie aux couleurs vives, larges ceintures et vastes turbans. Les femmes, drapées dans leur habaras de taffetas noir, suivies de tout un peuple d’esclaves noires et blanches, traînaient presque toutes un enfant par la main et portaient d’innombrables paquets noués de façon barbare, dans de larges mouchoirs bariolés. Des eunuques les précédaient, faisant écarter les importuns sur leur passage et se faisant ouvrir d’office les portières de wagons spéciaux, où, autoritaires et paternels à la fois, ils entassaient tout le monde.

[6] Petits pains, saupoudrés de grains de mil.

Mais ce que je ne puis arriver à dire, c’est le tapage effroyable qui accompagnait chaque acte, chaque geste de ces voyageurs. Une gare égyptienne offre l’apparence d’un préau de maison de fous. Quand le train repart, on est littéralement étourdi, il semble que l’on vienne d’échapper à quelque effroyable catastrophe.

Notre première nuit d’hôtel au Caire comptera parmi les plus accidentées de mon existence. Nous étions descendus dans un bon hôtel de second ordre, les trois grands hôtels d’alors étant, pour l’époque, tout à fait hors de prix pour notre bourse de jeune ménage. Mais l’hôtel d’Orient comptait parmi les meilleurs… Nous n’étions pas au lit depuis un quart d’heure que les insectes nauséabonds que je n’ose nommer nous en chassèrent…

Nous dûmes passer la nuit, très douce d’ailleurs, sur la vérandah, couchés tant bien que mal sur des fauteuils d’osier garnis de quelques coussins. Vers deux heures, notre jeunesse ayant eu raison des événements, nous dormions de tout notre cœur, quand notre pauvre Émilie accourut les yeux fous, les vêtements en désordre, en poussant des cris aigus.

Son voisin de chambre, un Grec, pris de boisson, avait enfoncé la porte de communication et s’était rué sur elle comme une brute. La pauvre fille tremblait si fort qu’il lui fallut un bon moment pour nous expliquer la chose. Nous parvînmes à comprendre que n’ayant qu’un simple chandelier de cuivre à sa portée, et retrouvant toute sa force de paysanne cévenole, elle s’en était si bien servie, que le trop galant Hellène avait le nez en bouillie et l’œil poché. Bientôt, tout l’hôtel fut sur pied. Il nous fallut subir un long interrogatoire et, comme les propriétaires étaient vaguement apparentés à l’assaillant, il s’en fallut de bien peu que la pauvre fille, victime d’un si abominable guet-apens, ne fût déclarée coupable pour avoir su se garder… Enfin nous pûmes quitter cet affreux asile et tout de suite, mon mari nous conduisit au quartier indigène.

C’était là-bas, derrière la vaste place d’Abdin, dans la vieille rue de Darb-el-gamamiz, au cœur même de la ville musulmane. Il fallait, pour s’y rendre, traverser d’innombrables labyrinthes parmi lesquels je me dirige aujourd’hui sans aucune peine, mais pour l’instant, il me semblait tout à fait impossible de pouvoir jamais arriver à m’y reconnaître. Ce furent d’abord une suite d’échoppes avançant sur la chaussée selon l’antique usage oriental et pourvues d’un plancher surélevé formant divan et garni de tabourets, sur lesquels clients et vendeurs s’asseyaient. Il n’y a pas au monde de démocratie plus réelle que celle qui règne entre tous les membres de la grande famille musulmane. En ce pays, régi pourtant par un système des plus autocrates, tout le monde fraternise et les différences de castes n’existent presque pas. Le médecin et l’avocat ne dédaigneront point de prendre place sur les tréteaux du marchand de calicot ou du parfumeur. Le maître du lieu reçoit, d’ailleurs, ses visiteurs avec une courtoisie parfaite et sait offrir à propos le narghilé, la tasse de moka ou de thé, le sirop de rose ou la limonade, selon le temps ou la saison. D’interminables causeries s’établissent et l’heure, si longue en terre égyptienne, passe en éternelles flâneries.

Ces visites fréquentes rendent la rue plus gaie et le magasin plus accueillant ; cependant, sur les trottoirs, les marchands ambulants circulent, criant leurs denrées ou leurs objets de pacotille ; les petites charrettes de légumes ou de fruits s’installent au petit bonheur. Tout cela passe, trotte, galope, hennit et piaffe sans interruption, les hurlements sauvages de cochers interpellant les piétons dominent tous les autres tapages.

— Chmalak — Minack ! — Aho réglack ![7]

[7] Ta gauche ! ta droite ! (C’est-à-dire faites attention à votre gauche ou à votre droite.) Parfois ils sont plus brefs encore et disent simplement : réglack (ton pied !).

Mais le passant n’en a cure et ne se dérange guère. Aussi les écrasés comptent-ils pour une bonne part dans la liste des accidents journaliers dans les villes égyptiennes.

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