Au cœur du Harem
Au Cœur du Harem
I
J’ai ressenti ma première impression d’exil dans le port de Naples. J’ai souvent revu cette rade merveilleuse. Sous de brûlants midi de juillet, par de paisibles soirs de mai, en octobre alors que sous le vélum d’un ciel azuré, d’un ciel sans nuages, les arbres secouaient au vent du large leurs branches légères, alors que le parfum troublant des fleurs innombrables et l’odeur forte des algues marines passaient en effluves violents et délicieux… Ces jours-là, j’ai connu, sous ce ciel et dans ce port, la douceur de vivre.
Mais à mon premier passage, après l’émouvante anxiété du péril à peine évité, dans la surprise de mon ignorance, mes dix-sept ans s’épouvantèrent devant l’inconnu de cette ville, où nous abordions à la nuit noire et par une mer démontée.
Grandie à Cette, je ne craignais guère les ennuis physiques de la traversée ; tangage et roulis n’étaient point pour surprendre celle dont les premiers plaisirs avaient été les dangereuses promenades en youyou, qu’elle ne dédaignait point de conduire.
Mais je n’avais jamais été plus loin que Marseille et je n’avais non plus jamais essuyé de véritable tempête, sur un grand vaisseau, et par un gros temps.
Déjà, un accident de machine nous avait immobilisés quinze heures à La Ciotat. L’Ebre qui nous emportait était trop endommagé pour continuer sa route ; il fallut transborder sur le Peluse.
Ici se place le premier événement curieux parmi le chapelet de mes souvenirs. Durant le temps qu’on déchargeait les marchandises, nous avions pris la route des champs, en ce pays que nous ignorions. Nous suivîmes un petit sentier fleuri d’aubépines et tout à coup, nous nous trouvâmes dans le cimetière de La Ciotat.
Le soir tombait. Une brise légère passait sur nos têtes, charriant le parfum des premières fleurs du printemps. Cher printemps de mon doux pays de France, que je n’ai plus revu, jamais…
Nous nous assîmes sur une pierre tombale, l’âme noyée d’une tristesse infinie. Sur un mûrier, tout près de nous, le rossignol égrenait ses trilles, l’heure était à la fois si profondément douce et si voluptueusement mélancolique, que je ne savais plus si j’étais heureuse, ou si je détestais la vie, dans ce champ de mort qui semblait un jardin de rêve.
Et voici qu’une chose extraordinaire se produisit. Autour de nous, des oiseaux bizarres passèrent. Toutes les couleurs du soleil couchant brillaient sur leurs plumes ; et de chaque arbre et sur chaque tombe, un perroquet s’envolait en poussant des cris aigus. Je me crus le jouet d’une subite hallucination. La vérité était bien plus simple. Un navire marchand, chargé de ces bêtes qu’il emportait d’Anvers, avait fait naufrage, la veille, sur nos côtes et les perroquets peuplaient la contrée… Avec eux, la Magie de l’heure s’était évanouie…
Le lendemain, le Peluse nous recevait ; il devait nous conduire à Alexandrie…
A peine étions-nous en route, le vent nous prenait de côté, et jusqu’à Naples les violons ne quittèrent plus les tables.
Deux heures du matin sonnaient à bord, quand, à la lueur fulgurante des éclairs, j’entrevis la vieille Parthénope. Le Vésuve lançait dans le ciel obscur, de minces fusées lumineuses et de hautes colonnes de fumée que l’opacité des ténèbres ne permettait pas d’apercevoir. Tous les passagers raisonnables demeuraient sagement dans leurs couchettes ; mais mon mari pas plus que moi, n’étions de ceux-là…
Notre jeunesse étouffait sur ce navire, et nous voulions en sortir coûte que coûte : aussi acceptâmes-nous avec enthousiasme la proposition du docteur, qui, en bon confrère, s’était offert à guider mon mari et moi-même, dans la ville inconnue.
J’ai souvent pensé depuis à cette promenade originale sur les quais de Naples, et dans la rue de Tolède en pleine nuit, sous une pluie diluvienne…
Nous avions d’abord voulu marcher pour nous dégourdir les jambes, mais le roulis nous avait trop éprouvés, nous ne savions plus… La pluie qui nous fouettait, et le vent qui faisait rage, rendaient notre équipée si désagréable, qu’il nous fallut accepter les bons offices d’un cocher noctambule : il dut nous trouver grotesques, mais l’appât d’un gros pourboire le rendait obséquieux.
Le jour nous surprit sous les colonnades de l’église San Ferdinando qui fait face au théâtre San Carlo.
Ah ! le triste matin !…
Malgré que l’on fût dans la semaine pascale, on eût dit la brume grisâtre d’une aube hivernale. Le soleil ne se décidait pas à se montrer… Et de cette aurore sur la terre italienne, à mon premier réveil hors du joyeux pays natal, une mélancolie profonde m’enveloppait… Je m’étais fait une Italie de rêve dans mon cerveau de petite fille, et voici que je retrouvais les brouillards glacés des cités du Nord, avec la note si vulgaire du peuple de Naples, note originale et amusante, sous un clair soleil, mais triste à mourir par ce temps des contrées boréales. Aux fenêtres, des loques sordides pendaient lamentables… dans les rues encore salies par la boue de plusieurs jours, des immondices traînaient, écorce d’orange, pelure de pommes et de courges, résidu de tomates écrasées ; un relent pestilentiel se dégageait de ces détritus et, dans le jour naissant, sous le ciel livide, les voix nasillardes des premiers marchands ambulants montaient étrangement monotones et grossières à la fois.
Nous errâmes jusqu’à midi. Le soleil décidément ne voulait pas se montrer ; et ce fut sous la pluie encore qu’il nous fallut regagner le bord, où nous fûmes accueillis par les railleries de nos compagnons de route.
Ceux-ci bien reposés par la première nuit tranquille depuis Marseille, lestés d’un lunch copieux, et chaudement couverts, nous regardaient d’un œil ironique… Et je me figure que nous devions en effet faire triste mine avec nos vêtements trempés, nos cheveux ruisselants d’eau et nos visages défaits de promeneurs nocturnes. Mais c’est le miracle de la jeunesse que les plus violentes fatigues s’effacent sur des fronts d’adolescents, après quelques minutes de délassement et un bon repas. Une courte sieste, une tasse de thé, une tranche de rosbif, suffirent à nous rendre nos forces. Quand, vers quatre heures, le Peluse leva l’ancre, nous avions oublié notre mauvaise nuit et nous pouvions admirer la ville, par une coquetterie bizarre, elle se montrait à nous dans sa beauté souveraine, à l’instant précis où nous la quittions. Les nuages s’étaient dissipés, la mer était redevenue d’un bleu de turquoise et le ciel n’était plus sur nos têtes qu’un vaste manteau de lumière ; le Château de l’Œuf se dressait superbe sur la hauteur et les jolies maisons multicolores descendaient en ribambelles gracieuses jusqu’au rivage. Une véritable flottille d’embarcations nous faisait cortège, chargées de musiciens aux voix chaudes, murmurant des cantilènes napolitaines, avec accompagnement de violons, de mandolines et de guitares.
Ah ! le charme de Mandolinata et la douceur de Santa Lucia écoutés ainsi, comme dans le dernier cri de la terre que l’on quitte avant le départ sur l’inconnu de la haute mer !…
Cela ne ressemble à rien de connu et je ne pense pas qu’on le puisse oublier, après l’avoir une fois entendu.
Les Iles heureuses cependant nous entouraient, Ischia, Procida, Castellamare, charriant vers nous la fragrance délicieuse des chemins en fleurs, nids de verdure, coins ignorés, où l’âme des dieux semble demeurer encore, et planer, mystérieuse et dominatrice, autour des êtres.
Et ce fut le large… Journées monotones et magnifiques, soirées interminables, où le passager semble traîner sa vie, dont les minutes comptent double…
Dormir, manger, faire les cent pas autour des cages à bêtes, visiter les machines, feuilleter des romans ou des revues qu’on ne lit point, la vie du bord dans sa régularité animale et reposante…
Le troisième jour, des cris sauvages me firent bondir hors de ma couchette. On avait veillé tard par extraordinaire et nous entrions dans le port d’Alexandrie de grand matin.
Les passes d’Alexandrie sont peuplées d’écueils rendant très difficile la navigation à qui ne connaît point parfaitement ces parages. L’aide du pilote est indispensable ; et ce n’est pas une des moindres curiosités de l’arrivée, que cette prise d’assaut du navire par le plus étrange bandit qui se puisse voir.
Enveloppé de son burnous, le chef ceint du tarbouche ou du turban des ancêtres, le pilote grimpe par les cordages, avec une agilité de bête féline.
Et ce sont aussitôt des hurlements, des imprécations s’adressant aux frères demeurés dans la barque, ou des ordres en langue baroque, donnés à pleine voix aux hommes du bord.
Le pilote est le prototype de l’Alexandrin, mélange hétéroclite de Grec, d’Italien et d’Arabe des frontières de Libye, être spécial, composé de toutes les races diverses qui ont traversé la ville d’Alexandre et la capitale des Ptolémées, fils d’Égypte pourtant, mais dont les veines ne charrient que bien peu de sang égyptien et qui n’a presque rien du paisible homme rouge, gardien fidèle de la vieille lignée pharaonique, roi incontesté des rives du Nil.
* *
Après le pilote, les innombrables Fachini et Farraches[1] qui envahirent nos cabines dès l’arrivée, achevèrent de me donner une idée terrifiante de ma nouvelle patrie.
[1] Portefaix, commissionnaires.
A peine vêtus d’un court caleçon de cotonnade, la galabieh relevée autour des reins, le turban en bataille sur leurs têtes rasées, ils apparaissaient à chaque écoutille, en proférant des phrases incohérentes, gesticulant et criant de telle sorte qu’une invincible peur me saisit. Oh ! ces cris de l’arrivée !…
Je me serrais craintive contre le bras de mon mari, qui, déjà repris par l’ambiance, répondait comme il fallait aux nombreuses sollicitations dont nous étions l’objet. Coups de canne par ci, coups de poing par là, le tout accompagné de terribles éclats de voix auxquels je n’étais guère habituée.
J’avais le cœur lourd, les yeux brûlés de soleil et de larmes mal retenues.