Au cœur du Harem
XVII
La demeure de nos hôtesses n’était pourtant pas abandonnée : les dames turques la fréquentaient assidûment, car les deux recluses étaient de bon conseil et ne refusaient jamais leur voix dans les circonstances difficiles. Puis, elles savaient tant de choses ! De leur mère, elles avaient appris tous les mystères, tous les drames du sombre règne d’Ibrahim. A présent que les témoins de ces heures abominables étaient partis pour l’autre rive, elles ne croyaient point mal faire en contant à la génération présente quelques-unes de ces terribles histoires, qui faisaient courir des frissons d’horreur sur le front pâle de ses auditrices. J’en cite quelques-unes que je tiens de ma cousine Azma, pour qui la société de ses vieilles amies était un délice, et qui, souvent, durant les longues nuits de veille du Ramadan, avait pris plaisir à écouter l’une ou l’autre des jumelles, narrant les souvenirs maternels dont leur enfance avait été bercée…
Ibrahim-Pacha était le fils aîné de Mohamed-Aly. Tout jeune, sa férocité implacable l’avait rendu redoutable à ses sujets, du plus grand au plus humble, tous craignaient son approche à l’égal d’une calamité déplorable. Brave jusqu’à la témérité, il sut être uniquement cela…, un soldat…, mais un soldat d’aventures, ignorant tout de l’art militaire et ne comprenant que l’assaut. La moindre infraction à ses ordres, la moindre hésitation chez un subalterne à satisfaire ses plus légers caprices, étaient immédiatement punies de mort. Voici des exemples :
Un jour, passant à cheval pour aller prendre le commandement des troupes, il vit sur la route, au bord d’un fossé, un pauvre soldat buvant une tasse de café que venait de lui offrir charitablement un cafetier ambulant.
— Gredin !… cria le vice-roi, — tu n’as pas honte de prendre du café quand ton maître est déjà en selle.
Et, avant que le malheureux soldat ait eu le temps de faire un geste, il lui tranchait la tête d’un coup de sabre, — exercice pour lequel, d’ailleurs, Ibrahim ne comptait point de rival.
Une autre fois, un de ses enfants, ayant pris froid, mourut en quelques heures d’une entérite. La mère de cet enfant, une esclave, voulant se venger de quatre de ses compagnes, les accusa indistinctement d’avoir donné à l’enfant du lait empoisonné, sans pouvoir établir au juste la culpabilité d’aucune d’elles. Sans prendre la peine d’un interrogatoire ou d’un jugement, Ibrahim fit lier les quatre femmes ensemble et ordonna de les coudre ainsi dans un grand sac, puis on jeta le paquet hurlant et frémissant au milieu du fleuve.
Pendant la guerre de Morée, où il se battit d’ailleurs comme un diable, le vice-roi faisait attacher à la bouche des canons toutes les femmes et les enfants des villages vaincus, et on les condamnait à périr ainsi sous la mitraille. Pour les hommes, le pacha exigeait qu’on lui apportât les oreilles et les mains des victimes tuées au combat, ou seulement blessées, renouvelant ainsi, à trente siècles de distance, les exploits atroces d’un Cambyse ou d’un Assur-Bani-Bal.
N’importe quelle femme ou jeune fille lui était bonne, pourvu qu’elle sût plaire à ses sens, ou qu’il eût seulement entendu vanter des charmes inconnus de lui.
Non content des milliers d’esclaves blanches ou noires qui peuplaient son palais, il lui fallait encore les épouses et les vierges dont il croyait pouvoir retirer quelque plaisir. Son désir ne souffrait point de retard.
Les pères et les maris ne le gênaient guère. Il récompensait ceux qui, de bonne grâce, lui remettaient l’objet convoité et faisait immédiatement emprisonner et disparaître les autres. Quant aux femmes, il les gardait si elles avaient su lui plaire, mais, le plus souvent, il les offrait en cadeau à ses soldats après les avoir connues, ou les faisait simplement jeter au Nil, si leur docilité ne s’était pas montrée assez complète à la brutalité de ses exigences.
Ayant voué une haine mortelle à un officier de mérite que tout le pays estimait, et n’osant le condamner sans raison, il l’invita à faire avec lui une partie de chasse à la campagne. L’officier accepta. On se mit en route gaîment ; mais, le premier soir, les chevaux, subitement fatigués, refusèrent le service.
— Qu’à cela ne tienne ! dit le pacha, — on va se reposer ici et passer la nuit sous les tentes !…
Il ordonna un repas copieux et fit boire l’officier plus que de raison. Après le repas, le maître voulut jouer aux échecs. Dès les premiers coups, il accusa l’officier de ne pas jouer loyalement. Celui-ci, sous le coup de l’ivresse, se défendit et ne craignit point d’élever la voix.
— Va donc en enfer, chien, fils de chien ! qui ne rougis point de tenir tête à ton maître !
Et tirant un pistolet, il tua à bout portant le malheureux officier.
Le pacha n’était pas plus tendre avec les Fellahs qui se refusaient à payer l’impôt. Dans presque tous les districts se dressait un solide sycomore qui pourrait encore témoigner de la façon dont opéraient les agents du fisc sur l’ordre du maître. Le paysan convaincu de mauvaise volonté, était amené au pied de l’arbre et on lui clouait les oreilles sur le tronc. Il restait là jusqu’à ce que des parents charitables vinssent payer pour lui la somme exigée. Si personne ne pouvait payer, on le laissait mourir tranquillement en cette posture.
Un soir de bataille, un jeune Grec héroïque était parvenu à traverser trois fois de suite le camp du pacha, tuant les sentinelles endormies et volant leurs armes. Toute la famille de ce jeune homme avait été massacrée par ordre d’Ibrahim. La quatrième nuit, l’intrépide Grec revient à l’assaut. Mais cette fois le pacha veillait.
— Qu’on le saisisse et qu’on l’amène vivant, ordonna-t-il.
On le lui amena.
Il le fit cuire devant lui, dans un four à chaux que l’on alluma tout doucement.
Un autre Hellène d’une grande beauté ayant été fait prisonnier dut servir de jouet toute une nuit aux gardes féroces du pacha.
Au matin, le malheureux, indigné, meurtri, se soutenant à peine, s’alla jeter aux pieds du souverain, le priant de punir les coupables.
— Eh ! quoi, dit Ibrahim, une telle figure n’aurait point attiré les regards des hommes de goût et provoqué leurs convoitises ?… Je n’ai qu’un regret, mon garçon, c’est que toute mon armée n’ait pas, comme ces soldats, apprécié tes mérites. Mais, puisque tu te plains, je serai généreux. Va, la mort te délivrera du fardeau de honte que ta grande vertu ne peut supporter.
Et, l’ayant fait lier à un arbre, il ordonna à la troupe de tirer sur lui.
Le pauvre enfant tomba percé de balles.
Je terminerai par un acte de férocité moins connu. Le maître avait coutume de faire sa sieste dans un pavillon tapissé de plantes grimpantes et grillagé de tous côtés pour laisser pénétrer l’air que les Orientaux recherchent par-dessus tout. Ses eunuques avaient ordre d’amener un petit troupeau de femmes, choisies parmi les plus belles, et de les faire promener à petits pas autour du pavillon… Le pacha, à travers le grillage, faisait un signe à celle qui lui plaisait… Aussitôt, toutes les autres devaient s’enfuir comme un vol d’oiselles. Seul, l’eunuque de garde demeurait en faction derrière la porte. Un soir, une toute jeune fille, curieuse et folle, paria qu’elle oserait ce qu’aucune n’avait osé jusque-là et demeurerait près du pavillon, malgré tout le monde.
Quand, au signal consacré, la créature choisie quitta ses compagnes et entra dans le pavillon, l’esclave mutine, qui avait fait le pari, se borna à marcher paisiblement dans l’allée, feignant de s’attarder à cueillir des fleurs, tandis que ses sœurs en servitude s’étaient sauvées d’un seul élan. L’eunuque s’avança vers la rebelle, prêt à l’entraîner, mais déjà, dans l’encadrement de la porte, la face terrible du pacha apparaissait.
— Tu voulais voir, esclave !… Regarde bien…
Et tandis que la pauvre enfant, comprenant trop tard sa témérité, levait sa tête suppliante, essayant de soutenir le regard féroce qui la terrorisait, deux coups de feu retentirent et elle tomba, fleur brisée, parmi les autres fleurs du parc.
Cependant que le maître, montrant le corps frêle à la favorite de l’instant, disait :
— Voilà, femme, comment votre Seigneur punit les révoltées et les curieuses…
Une autre fois, Ibrahim ayant demandé où se trouvait son mamelouk favori qu’il avait vainement appelé depuis un instant, on lui répondit que cet homme était au bain.
— Sans ma permission ! — rugit le pacha, — il a osé aller au bain… Qu’on l’étrangle !…
Deux jours plus tard, le vice-roi se rendit au cimetière où l’on avait déposé le cadavre du supplicié et, ne trouvant point le châtiment suffisant, il ordonna de déterrer le malheureux et le fit enfouir à nouveau, mais en recommandant de laisser les pieds dehors, pour permettre aux hyènes et aux chacals d’en faire leur pâture…
La sœur d’Ibrahim, la fameuse princesse Zohra, chez laquelle la mère des jumelles avait vécu, ne le cédait en rien à son terrible frère, sous le rapport de la débauche et de la férocité.
Bien avant qu’Ibrahim montât sur le trône, elle s’était attiré les foudres de leur père commun, le grand Mohamed-Aly.
Cette princesse renouvelait, en son palais, les exploits de la Tour de Nesles.
Chaque soir, elle avait le désir d’un nouvel amant. En Égypte, plus qu’en aucune autre contrée, peut-être, le sol saturé d’essences, l’air chargé d’arômes aphrodisiaques portent à l’amour ; mais, pour les musulmanes, cloîtrées et sévèrement surveillées, cet amour se réduit, par force, aux caresses plus ou moins fréquentes d’un époux, le plus souvent peu empressé ou complètement indifférent, pour peu que la femme ait passé l’âge de plaire. Les occasions de représailles, les petits flirts consolateurs font absolument défaut.
Alors, dans l’impossibilité où elle se trouvait de satisfaire ses caprices dans son monde, Zohra, tout de même omnipotente par sa naissance, et plus encore par sa richesse, eut recours à la bonne volonté de ses eunuques. Bien stylés, encore mieux payés, ceux-ci eurent mission de courir la ville, ramenant à l’heure propice du crépuscule les plus beaux jeunes hommes qu’ils pouvaient rencontrer sur les places et dans les carrefours. L’appât d’un plaisir mystérieux, suivi sans doute d’une forte récompense, décidaient les imprudents à suivre les mandataires de la terrible princesse. Sitôt arrivés au palais, les élus prenaient un bain parfumé. Ils étaient ensuite revêtus d’habits magnifiques, puis la divinité du lieu apparaissait et les invitait à s’asseoir à sa table. Ses familiers appelaient tout bas ces agapes préliminaires « le repas des funérailles ».
Après une nuit d’orgie sans nom, ses infortunés amants étaient cousus dans des sacs et jetés au Nil. Mais le fleuve gardait mal ses trop nombreuses proies !
Un jour, les paysans des villages voisins s’émurent et résolurent de demander justice au souverain.
Méhemet-Ali avait, certes, quelques-uns des nombreux défauts inhérents au despotisme oriental ; il était capricieux, emporté et dur dans ses commandements comme dans ses vengeances ; mais il avait, de plus, toutes les qualités qui manquèrent à son fils Ibrahim. Il était d’âme généreuse et d’esprit juste.
Les misères de son peuple le préoccupaient. Il rêvait une Égypte glorieuse et souhaitait que sa race fût digne de la mission qu’il lui léguerait.
Dès que les plaintes des Fellahs furent parvenues jusqu’à sa cour, il désira connaître la véracité des faits. Ayant donné l’ordre de surveiller les abords de la maison de sa fille, il acquit la preuve de ses crimes. Il se montra sévère, sans cruauté. Il lui laissa la vie. Mais il ordonna que les fenêtres et les portes extérieures du palais fussent murées, à l’exception d’une seule, très basse, que gardèrent nuit et jour des soldats, et par où passaient les vivres destinés à la princesse et à ses femmes. Cette princesse avait été l’épouse du trop célèbre Ahmed-bey Defterdar, celui-là même dont la férocité était telle que, treize ans encore après sa mort, son nom ne pouvait être prononcé dans une réunion sans qu’un frisson de terreur courût parmi les assistants. Il est impossible d’entrer ici dans les détails que l’on m’a donnés, et qui ne pourraient trouver place que dans un traité de folie sadique. Un trait suffira pour le dépeindre. Il avait une jeune panthère, qui ne le quittait point, et sur laquelle il avait coutume de s’appuyer. Elle dévora plus d’un familier de la maison, mais sa présence semblait à ce point adéquate au milieu où elle vivait, qu’un voyageur de l’époque, admis à présenter ses hommages au souverain, s’exprime en ces termes :
« A les voir ainsi, lui le gendre du vice-roi, drapé dans ses vêtements de couleur éclatante, le buste haut, le regard terrible, le front menaçant et la moustache terminée en crocs redoutables, et elle, la panthère, fixant sur vous son œil sauvage, et léchant par avance ses babines, dans l’espoir du régal prochain, une frayeur intense s’emparait du visiteur, et l’on ne savait plus lequel des deux, du maître ou du fauve, semblait l’ennemi le plus à craindre : et peut-être bien n’était-ce pas la bête !… »
Cet homme, dont la mémoire est demeurée en exécration au peuple égyptien, est mort en 1833.
Naturellement, les vieilles demoiselles de qui je tiens ces choses avaient encore mieux connu l’époque du vice-roi Abbas, petit-fils de Méhemet-Ali, et fils de Toussoum qui ne régna point.
Abbas était le préféré du fondateur de la dynastie vice-royale. Aussi fut-il, dès son jeune âge, abominablement gâté de tout le harem…
Paresseux, léger, il n’avait de goût que pour la chasse, les chevaux et les chiens.
A près de quinze ans, il ne savait pas encore lire.
Alors le grand-père, ce soldat ignorant, se mettant, à quarante ans, à apprendre l’alphabet, pour être digne du nouveau mandat qui lui incombait, et mettant ainsi à la torture sa tête de paysan macédonien, jugea dangereux de laisser son héritier à ses penchants de mollesse.
On lui retira ses chiens, ses chevaux ; on interdit les jeux auxquels il se complaisait et il subit une véritable claustration dans le palais, où des maîtres lui inculquèrent les premières notions de science, comme là-bas, au village, on gavait de grains les petits poulets… par force !
Superficiellement dégrossi, sachant à présent lire et écrire, faire un peu de calcul et se reconnaître sur une carte de géographie — l’instruction des petites classes de l’école primaire ! — le prince se déclara assez savant et son trop faible aïeul lui rendit la liberté. Ce fut sa perte.
Appelé à régner après le farouche Ibrahim — son oncle — Abbas se montra un souverain ignorant, volontaire et despote au dernier degré. Il se fit remarquer par son goût très prononcé pour les débauches de toute nature et son extrême rapacité. On l’accusait, entre autres choses, de ne pouvoir être tenté par un objet, maison, dromadaire, arme de prix, etc., sans se l’approprier immédiatement et sans songer le moins du monde à indemniser le véritable maître de l’objet convoité. Sur sa vie privée, il circule encore une vilaine histoire d’étranglement relative à un de ses mignons, drame qui aurait occasionné la mort un peu subite du médecin du palais, le docteur Grand.
On racontait aussi comme certaine la condamnation affreuse d’une femme de grande maison, divorcée et possédant d’immenses biens. Un favori du prince, Amin-bey, se trouvant le voisin de cette femme, désirait sa maison pour agrandir son jardin à lui. Il lui offrit en vain de l’acheter. Désespérant de vaincre son refus, cet homme peu scrupuleux, inventa je ne sais quelle calomnie sur la malheureuse, et déclara au vice-roi que la conduite de sa voisine offusquait les mœurs. Sans jugement, Abbas la lui abandonna. La victime, saisie par des serviteurs d’Amin-bey, au moment où elle goûtait sur sa terrasse les premières caresses de la brise du soir, fut entraînée au vieux Caire, dévêtue complètement, dépouillée de ses bijoux, étranglée et noyée.
La rumeur publique accusa même le prince de n’avoir point repoussé le partage des dépouilles et des richesses qui échurent au favori… Ceci se passait en 1839, Abbas n’était encore que gouverneur du Caire ; il fut vice-roi un an plus tard.
L’histoire de la courtisane Soffia n’est pas moins lamentable.
Soffia, vers 1850, était la plus jolie, la plus admirée des danseuses de Tantah, la ville célèbre par sa mosquée et ses courtisanes. Le pèlerinage de l’une fait le grand succès des autres. Après la prière, l’amour !… Abbas, alors vice-roi, se rendit en bon musulman à la grande foire de Saïd-el-Badawoui, pour y faire ses dévotions. Les soirées à Tantah sont particulièrement plaisantes en temps de foire… Les lieutenants du souverain ne manquèrent point de chercher à le distraire… Dans le palais, aménagé pour cette auguste visite, on fit venir les chanteuses et les gawazi[21] les plus en vogue. Soffia n’eut qu’à paraître et le cœur inflammable du vice-roi fut pris. On crut d’abord à une fantaisie, dans son entourage, mais la passionnette d’une heure dégénéra en passion folle et la belle danseuse suivit au Caire son tyrannique seigneur. Il l’installa dans un palais superbe, monta sa maison sur un pied égal à celui des maisons princières et cela dura des mois… Mais un beau jour, une légère brouille étant survenue, la courtisane, se souvenant qu’elle était libre, abandonna ses richesses et reprit sa vie indépendante. Alors, le vice-roi la fit saisir, et, après avoir ordonné de lui infliger cinq cents coups de courbache, la fit transporter à Esneh, où sont confinées les prostituées de dernière catégorie ayant mérité quelque châtiment, — comme le Saint-Lazare du XVIIIe siècle français. La malheureuse ne survécut que peu de temps à ses blessures et à sa honte.
[21] Danseuses.