← Retour

Au cœur du Harem

16px
100%

XV

J’avais aussi une lettre pour M. Herman de S…, juge au tribunal mixte du Caire. M. Mismer l’avait connu dans un de ses nombreux voyages par le monde ; il me dit :

— Lui et sa femme sont de braves gens, un peu bien Hollandais pour la petite Latine que vous êtes, mais ils ont une fille de votre âge qui est tout à fait charmante. Je pense que ce ne sera pas trop d’une jeune fille pour vous aider à vivre dans le milieu si différent où vous allez vous trouver.

Mon vieil ami avait parlé sagement. Si le couple extraordinairement bizarre des S… ne me charma pas tout de suite, leur fille devint mon amie et le resta jusqu’à l’époque de son mariage qui eut lieu beaucoup plus tard.

Sophie, sans être belle, avait ce charme idéal des vierges du Nord si différentes des filles du Sud. Très blonde, elle gardait, à dix-sept ans, cette chair tendre des tout petits ; son cou, ses bras, ses épaules semblaient coulés dans une pâte de fleurs, tant la carnation en demeurait fraîche. Ses yeux étaient trop bleus, mais une telle candeur émanait de leur regard qu’ils vous séduisaient aussitôt. Elle était de ma taille, mais bien plus femme que moi, ce qui m’humiliait profondément. De nous deux, c’était moi qui pouvais passer pour la jeune fille, car les formes rebondies de Sophie accentuaient encore ma sveltesse invraisemblable.

Au moral, Sophie ne me ressemblait guère et pour cela, peut-être, nous nous entendîmes très bien. Elle avait le calme immuable des plaines de Hollande ; les événements passaient sur elle sans l’effleurer. Elle était ordonnée jusqu’à la manie, réglait sa vie comme une pendule et accomplissait simplement ses devoirs de protestante comme elle faisait toutes choses, tranquillement et à heures fixes. Elle regardait ce pays, nouveau pour elle, autant que pour moi (son père ne l’habitait que depuis un an), comme on regarde les vues d’un stéréoscope, bien installé dans un bon fauteuil. L’âme du peuple lui demeurait étrangère et vainement je cherchai à la questionner sur mille choses qui me surprenaient et m’intriguaient autour de moi… Elle ne savait rien et ne s’en préoccupait pas autrement. Elle demeurait au Caire, aussi loin des Égyptiens que si elle n’avait pas quitté son pensionnat de La Haye.

Mes audaces et mes curiosités l’effarèrent, comme mon activité d’abord l’avait effrayée. Puis, insensiblement, elle trouva, à ce qu’elle appelait « mes goûts vagabonds », un plaisir qu’elle ne soupçonnait pas.

Et comme sa mère, me trouvant trop jeune pour me la confier complètement, nous autorisait cependant à sortir à notre guise, pourvu que ma femme de chambre nous accompagnât, nous eûmes ainsi des heures de liberté délicieuse. Ensemble, nous courûmes les vieilles rues ombreuses, où règne par les plus chauds jours d’été, une si douce fraîcheur… Nous visitâmes toutes les échoppes des soucks indigènes… Nous connûmes cette joie spéciale de nous laisser draper par les marchands aux robes multicolores dans des voiles et des gazes tissés pour les almées. Nous passâmes à nos bras minces des bracelets d’argent, de cuivre, pour le seul plaisir de sentir sur notre peau la caresse froide du métal. Nous bûmes le thé de Birmanie et le café de Zanzibar dans des tasses minuscules ; nous goûtâmes aux sirops de fleurs et aux pâtes de fruits que les marchands nous offraient dans un sourire, ravis de notre jeunesse et de notre gaîté.

On respirait là-dedans une atmosphère troublante. Cela sentait les épices, la cannelle, le poivre, le gingembre, le girofle et l’encens. Et, par-dessus, flottait un impénétrable arome d’essence de roses, dont, arrivées chez nous, nous conservions encore l’odeur toute la journée dans nos cheveux et sur nos vêtements. Ma fidèle Émilie nous suivait docile, un peu familière parfois, mais si amusante par ses réflexions, que le fou rire nous gagnait pour la plus grande joie de ceux qui nous regardaient et riaient avec nous de confiance… Parfois, au retour, nous achetions au marché du Moscky, des fruits et des fleurs dont Émilie supportait la charge en servante complaisante, et cela continuait la gamme des parfums dont notre odorat était saturé.

L’odeur musquée des melons et des abricots, mélangée à celle des Fohls (fleur du pays de la famille du gardénia), des roses et des frangipanes, mettait autour de nous comme une quintessence de parfum dont tout l’appartement s’imprégnait. Aussi, Mme de S…, très neurasthénique (le nom n’était pas encore connu), assurait-elle que nos courses matinales lui rapportaient invariablement la migraine.

Ah ! les bonnes heures que nous vécûmes ainsi, Sophie et moi, achevant de nous connaître et de nous aimer dans l’ivresse heureuse de ces promenades, sous la splendeur du ciel égyptien, ivres toutes deux de jeunesse et de lumière sous ce grand soleil dont nos fronts ne sentaient pas la brûlure !… Quelquefois, j’emmenais ma nouvelle amie au harem, et elle qui n’y venait que pour quelques heures, trouvait l’escapade délicieuse. Elle apprit à s’asseoir en tailleur sur les chiltas, goûta aux mets compliqués que fabriquait orgueilleusement Alima Zoraïjera à notre intention et se régala de pâtisseries invraisemblables. Mais, pas plus que moi, elle ne put s’accoutumer à la malpropreté de l’entourage et la seule vue de tous ces doigts trempés de sauce, plongeant à même le plat, la dégoûtait profondément.

En son honneur, Zénab, la bouffonne, se livra aux plus fantastiques extravagances et ses danses eurent le don d’amuser prodigieusement ma petite amie, qui, vivant dans un monde tout à fait européen, ne connaissait pas les divertissements des indigènes.

Le soir, le frère de Sophie venait la chercher et souvent ils me décidèrent à aller finir chez eux la journée si bien commencée.

Presque toujours, nous revenions à baudet et c’était un nouveau plaisir…

Le baudet d’Égypte, aujourd’hui estimé seulement des touristes, jouissait alors de la vogue qu’il eut durant dix siècles, dans ce pays. Les distances, au Caire, sont plus grandes qu’en nulle autre ville, surtout au moment où se passait mon récit, les quartiers les plus populeux faisaient place à d’immenses étendues de terrain vide. C’était le désert pendant un quart d’heure, puis, comme par miracle, d’autres rues apparaissaient ; toute une cité nouvelle, bientôt suivie du même emplacement non bâti, et des mêmes palmiers désolés. Les rues sans pavés, pas toujours nivelées d’ailleurs, rendaient la circulation des voitures difficile, et les fiacres étaient peu nombreux, les tramways et les omnibus complètement inconnus. Alors, l’indigène modeste qui ne pouvait s’offrir un équipage et l’Européen de passage ne craignaient point d’enfourcher les jolis petits ânes qui firent le succès de la rue du Caire, à l’Exposition de 1889. Les femmes de la société ne dédaignaient pas ce genre de locomotion ; même, quand il ne s’agissait pas de courses indispensables, elles se faisaient une véritable fête de galoper en nombreuse compagnie, par les beaux soirs de clair de lune, vers les Pyramides ou le tombeau des Khalifes. Les bourriquades formaient la meilleure part de tous les programmes.

Aujourd’hui, une Européenne ou une Égyptienne tant soit peu connue se croirait déshonorée, s’il lui fallait traverser la rue Kassr-el-Nil à dos de baudet… Seuls, les touristes à qui tout est permis, se livrent encore avec délices à l’innocente et désuète bourriquade. Les fiacres, les trams, les bicyclettes et surtout les autos encombrent les rues du Caire et massacrent chaque année une bonne partie des Arabes maladroits, qui, avec leur habituelle nonchalance, se laissent écraser même quand on crie : « Gare ! »…

Chez la famille de S…, la vie était assez calme. En Europe, elle m’eût sans doute paru monotone, mais, au sortir du harem, tout devait me sembler agréable. Le vieux juge, père de Sophie, réalisait le type du Hollandais, bon vivant et philosophe. Il supportait, avec une résignation comique, les vexations d’une femme parfaitement acariâtre, mais si bonne épouse, si économe ménagère, qu’elle était parvenue, avec un traitement de trois mille francs, à élever cinq enfants et à conserver un décorum qui trompait tout le monde sur la fortune de la famille. Quand l’aubaine inespérée était venue, apportant à ce couple des appointements de quarante mille francs, en cette Égypte, où la vie alors ne coûtait rien, le coup du sort lui tourna la tête. Cette femme, qui avait toujours travaillé au bonheur des siens, se montra subitement changeante et capricieuse. Presque vieille, laide, déformée par les maternités successives, elle devint ridiculement coquette. Elle s’était vite accoutumée à commander à un nombreux personnel, mais sa fille lui demeurait indispensable, Sophie était véritablement sacrifiée dans la maison. Le mari, lui, s’enfermait dans son cabinet et fumait béatement de longues pipes de porcelaine rapportées de Hollande.

Ma présence apportait une détente dans la famille. Madame criait moins fort. Monsieur restait au salon, et la pauvre Sophie semblait moins esclave. Malheureusement, mon âge n’était pas un porte-respect suffisant, et bientôt je dus un peu partager les corvées de mon amie. Traitée en enfant de la maison, je dus aussi en accepter les charges et Mme de S… en arriva à ne plus me laisser assise une minute quand je passais la soirée chez elle. Il y avait, parmi les multiples services qu’elle réclamait, une chose qui me mettait réellement au supplice. C’était le coussin !…

Mme de S…, rhumatisante et dyspeptique, restait étendue le plus souvent et s’entourait les reins et la tête d’une quantité de coussins en caoutchouc. Les coussins de crin ou de plume lui semblaient trop chauds pour l’Égypte… Ses malheureux coussins fonctionnaient mal et se dégonflaient constamment. Un jour, voyant la pauvre Sophie à bout de respiration, je proposai naïvement de la remplacer, et de souffler à mon tour, pour regonfler le coussin. Hélas ! je soufflais trop bien ! Désormais, Mme de S… ne voulut plus que moi pour ce genre d’exercice. Ce qui m’avait d’abord amusée devint un cauchemar.

Eh bien ! tant était triste ma vie au harem, loin de tous ceux que j’aimais, tant me semblait affreuse ma solitude, que je me trouvais heureuse malgré tout dans la famille de S… Quand, au sortir de la maison indigène, au lieu du plateau traditionnel et des petits pains en forme de galette plate, je voyais la table fleurie, le linge éblouissant de blancheur, l’argenterie scintillante et les cristaux dont les multiples facettes semblaient les feux d’autant de diamants, je goûtais une joie incomparable, tout me ravissait… depuis le potage jusqu’à l’entremets. J’aurais pleuré devant les petites tranches de pain blanc à la croûte dorée, qui s’étalaient dans la corbeille d’argent. Tous ces menus riens, qui constituent la fête du regard sur nos tables européennes, me semblaient de chers amis disparus, que je retrouvais. Tout me paraissait délicieux, même les choses qui, autrefois, ne me plaisaient guère. Les mets les plus simples m’agréaient, préparés sobrement avec un beurre très frais, dans lequel n’entraient ni huile, ni suif…

Jamais, avant cette époque, je ne m’étais aperçue de la fête des couleurs créée par le mélange des vins, blancs ou rouges, des fruits, jaunes ou verts…, des hors-d’œuvre, des fleurs, des guirlandes de feuillage aux gammes si joliment nuancées, des porcelaines et des verreries aux teintes diaprées…

Avec les de S…, je fis mes premières excursions. Je visitai les mosquées, la citadelle, l’arbre de la Vierge, les masures du vieux Caire et les Pyramides. C’est une chose que nous autres, Européens, avons peine à comprendre, tant nous sommes glorieux de notre passé, mais les Égyptiens, vivant au mien de tant d’objets admirables, n’ont aucune curiosité de leur pays ni de leur histoire.

Pour le musulman, tout commence et tout finit à l’Islam. Aujourd’hui, quelques hommes se réveillent du lourd sommeil où, si longtemps, le fanatisme religieux plongea la nation, mais ces hommes ne sont point nombreux et la majorité du peuple est moins au courant des règnes des Pharaons ou des Ptolémées, qu’un élève de quatrième de nos lycées de France.

A l’époque dont je parle, les routes, moins commodes ou manquant même complètement, rendaient un peu difficiles les promenades.

Pour aller aux Pyramides, il fallait compter deux grandes heures de voiture. Aussi, bon nombre de Cairotes ignoraient-ils complètement les gigantesques mausolées de leurs anciens rois. Il en était de même pour les mosquées désaffectées, où se voient pourtant de si merveilleuses choses. Dès qu’on n’y peut plus prier, la mosquée, si magnifique soit-elle, n’intéresse plus. L’Égyptien moderne a l’horreur des ruines. Aussi, il fallait voir la stupéfaction de tout mon entourage au harem, quand, revenant enthousiasmée d’une nouvelle découverte, j’essayais de faire comprendre mon admiration… Tout cela était pour eux lettre morte. Et je crois bien que la petite cousine ramenée de France leur semblait un peu toquée…

Chargement de la publicité...