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Au cœur du Harem

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XVIII

Les récits de Sett-Nazira et de sa sœur étaient innombrables et d’un intérêt si puissant que ma cousine m’avouait avoir passé des nuits entières à les écouter. Je les quittai, emportant d’elles un inoubliable souvenir. Au retour de cette visite et dès que nous aperçûmes notre porte, une surprise nous cloua sur place. Hâtivement, on dressait des tentes, on suspendait des fanouss, on installait des bancs sur le seuil de notre voisin. Émilie, qui se tenait sous notre porche, me cria aussitôt :

— C’est le vieux d’en face qui est mort subitement à midi !

Au même instant un véritable hurlement de bête traversa l’espace. A ce cri, cent autres cris funèbres répondirent.

— Ya da ouiti ! Ya da ouiti ![22]

[22] Malheur sur moi !

— Comme on le pleure !… me dit Azma déjà tout émue et prête à mêler sa propre plainte à ce lugubre concert.

— Est-ce qu’on y va ?… demandai-je, ignorante des usages.

— Y songes-tu ? me répondit-on : que diraient les visiteuses de nous voir arriver sans robes de deuil ? Il faut d’abord aller changer de toilette.

Vite, Azma grimpa jusque dans sa chambre, se vêtit d’une galabieh noire — il y en a toujours en réserve dans chaque maison musulmane pour les visites de condoléance — puis, à ma grande surprise, elle enleva son bandeau de front en fine gaze blanche et le remplaça par un bandeau de soie noire, elle couvrit ses cheveux d’un mouchoir de coton noir, reprit son yechmack, sa habarra, et me regardant :

— Comme tu es étrangère, je pense que tu peux venir comme tu es ; c’est déjà assez que tu t’enveloppes d’une habarra au lieu de conserver ton chapeau comme toujours…

Dans la maison mortuaire, je ne vis rien d’abord qu’une masse confuse de femmes, couvertes de voiles sombres. D’ailleurs, l’affreuse plainte m’étourdissait, entrait dans mes oreilles en trous de vrille, me remplissant à la fois de surprise et de frayeur.

Nous dûmes enjamber une multitude de savates et d’escarpins pieusement déposés à l’entrée du vestibule, avant de parvenir à la chambre où se tenait la famille. Vaguement, j’entrevis, sur un matelas à terre, une forme rigide et tout autour d’elle des ombres s’agitant en mouvements désordonnés, tandis que les gémissements emplissaient la demeure. Je crus même entendre comme un bruit de claques retentissantes.

— C’est la veuve !… me dit Azma ; elle chante l’éloge de son défunt et les autres répondent… La pauvre !… as-tu entendu comme elle se frappe le visage, comme elle a de la peine… Ah ! on le regrette vraiment ce mort !

Bientôt la danse et les cris tournèrent au sabbat et je devinai que l’on emportait l’épouse à demi pâmée, hors de la chambre, où maintenant les laveurs de mort allaient pénétrer en maîtres.

On nous avait poussées dans une vaste pièce où le long du mur s’étalaient des chiltas, recouverts de lustrine noire. Dans les maisons où la mort a passé, nul ne doit s’asseoir autrement qu’à terre ; même pour les repas, qui se prennent autour du plateau. Les coptes et les israélites eux-mêmes suivent cet usage qui remonte très loin dans l’antique Égypte, et j’ai été fort étonnée, par la suite, de voir des familles appartenant à la haute aristocratie financière, habituées au dernier confort moderne, reprendre, aux jours de deuil, la coutume des ancêtres et manger comme les familles fellahas.

Bientôt la veuve et ses filles s’avancèrent et vinrent prendre place au milieu de nous. Le grand deuil les rendait encore plus brunes, la mère surtout était affreuse, avec ses yeux gonflés, sa pauvre face marbrée de taches où des marques des ongles saignaient encore. Sur leurs têtes et par-dessus le bandeau noir un grand voile était posé ; sous le menton, une sorte de guimpe semblable à celles que portent nos religieuses, achevait leur triste parure. Leurs ongles et la paume de leurs mains, étaient passés à l’indigo. Personne ne leur parlait. Les pleureuses autour d’elles, poussaient un cri aigu toutes les minutes, puis de temps à autre la femme qui semblait commander aux autres, entonnait une espèce de mélopée dont ses compagnes répétaient en chœur les derniers mots comme un refrain.

Dans la pièce voisine on apercevait par la porte largement ouverte, les ouvrières occupées à coudre les triples linceuls : un de coton, un de toile, un de soie. Les bandes d’étoffe, d’un blanc neigeux, se déroulaient entre les doigts des travailleuses, et l’on entendait, aux rares instants de silence, le petit bruit des ciseaux mordant l’étoffe.

Puis toute mon attention fut soudain attirée par l’entrée des cheïckas. Elles arrivaient d’un pas grave, vêtues de sombre comme il convient, et je ne pus retenir un mouvement de surprise en les voyant regarder dans le vide, sans paraître se rendre compte du lieu ni de l’entourage.

— Elles sont aveugles ! me dit Azma.

Je n’eus pas de peine à m’en convaincre, quand ces femmes furent près de nous. Les deux premières, soit que leur infirmité datât de leur naissance, soit que le mal en leur ravissant la lumière eût cependant respecté la forme de l’œil, n’étaient pas trop laides à voir. Mais que dire des deux autres ?… Ah ! l’horreur sans nom du visage de la plus vieille, visage ravagé, tiré comme avec un instrument de torture où la place des yeux apparaissait béante dans des orbites sanguinolentes !… La plus jeune montrait un œil complètement fondu, sous une paupière rapetissée et comme rentrée, tandis que l’autre œil saillait au dehors, blanc et dur, comme un œil de poisson cuit.

Je détournai la tête, ne pouvant supporter un tel spectacle ; mais bientôt, m’enhardissant à forcer ma répugnance, je pus constater que ces créatures ne semblaient point trop souffrir de leur disgrâce. Elles s’étaient assises non loin de nous et, paisiblement, elles buvaient à lentes gorgées le café onctueux qu’une esclave leur présentait : quand elles eurent achevé de vider leurs tasses elles songèrent à commencer leurs fonctions. La main en auvent sur la joue gauche, la bouche tordue par une affreuse grimace, elles entonnèrent les versets du Coran sur un ton aigu. Aussitôt, les pleureuses se turent. Mais bientôt monta de la rue une autre psalmodie plus grave.

— Les cheïcks ! me souffla Azma.

Aussitôt les cheïkas firent silence. Jamais dans l’Islam, même pour la prière, les femmes ne doivent mêler leur voix en public à celle des hommes. Si cette règle était enfreinte, le harem coupable serait méprisé des autres.

— Il n’est pas jusqu’aux mariages où les chanteuses ne se taisent immédiatement, dès que le chanteur installé en bas parmi les visiteurs masculins commence sa mélopée. Quand les cheicks se laissaient aller à goûter quelque repos, les voix glapissantes s’élevaient de plus belle au premier étage, puis les pleureuses reprenaient, continuaient ainsi la note barbare.

Nous partîmes sans avoir salué personne, selon l’usage oriental de ces sortes de cérémonies. La veuve est censée avoir trop de peine pour s’occuper d’autre chose que de sa douleur.

Le lendemain, Azma retourna seule à la maison mortuaire. Pour moi, cachée par les moucharabiehs, je pus suivre phase par phase la cérémonie des funérailles musulmanes, si nouvelles pour moi. Comme toutes les fenêtres étaient ouvertes chez le défunt je ne perdis pas un geste des ensevelisseurs. Après que ces hommes eurent inondé le pauvre corps à l’aide de grands seaux d’eaux brusquement vidés sur lui, ils passèrent rapidement une grosse éponge et essuyèrent les chairs déjà livides. Puis dévotement, selon les paroles consacrées, ils bouchèrent les ouvertures (sic) à l’aide de tampons d’ouate, — ceci afin de fermer toute issue à l’esprit du mal. On avait ensuite roulé le vieillard dans les trois linceuls, les deux premiers déchirés en étroites bandelettes, un peu à la façon du ligotage usité pour les momies ; pour le dernier, celui de satin, on s’était contenté d’en envelopper le mort comme d’un suaire en le liant au cou et aux pieds assez légèrement pour laisser les liens se dénouer facilement au cimetière ; car les fidèles doivent pouvoir montrer leur visage au jour du jugement, et leurs jambes doivent être libres, pour courir à l’appel du créateur.

Quand la toilette suprême fut terminée, on déposa le cadavre dans le cercueil commun à tout le monde : on recouvrit ce cercueil de cachemires brodés et d’un tapis de soie. A la tête, sur un bâton placé à cet effet, et drapé d’étoffes superbes, on posa la chaîne et la montre du mort, au sommet on avait déjà mis son turban, piqué d’un volumineux bouquet de soucis.

Le cortège se mit en marche.

D’abord les chameaux chargés de pains, de fruits secs et de dattes, que les distributeurs lançaient aux indigents par poignées, au passage. Deux buffles suivaient, prêts à être immolés aux portes du cimetière. Six porteurs d’eau offraient ensuite à boire gratuitement aux pauvres de la route en mémoire du mort. Immédiatement après, marchaient les parents, puis une école d’aveugles chantant à tue-tête et chacun sur un ton différent, ce qui produisait la plus étrange des cacophonies.

Des Fohas suivaient portant le Coran. Après, c’était le tour des thuriféraires. Le torse ceint d’une large serviette de cotonnade rouge et jaune, ils marchaient gravement, tenant devant eux l’encensoir fumant. Autour des chaînes de ces encensoirs s’enroulaient des guirlandes de jasmin, vite fanées par le soleil et la fumée du brasier. Par intervalle des hommes tendaient aux thuriféraires les fleurs et les feuilles de plantes à essence qu’ils tenaient prêtes sur des plateaux d’argent. Avec un grain d’encens ou de myrrhe, l’autre prenait une poignée de feuilles ou quelques fleurs qu’il jetait sur les charbons incandescents. On entendait crépiter les tiges fraîches et une fumée âcre s’élevait aussitôt. Mais le mélange odoriférant s’opérait bien vite, et les visages des officiants disparaissaient sous un nuage bleuâtre, toute la rue s’en imprégnait. A leur passage, l’air s’embaumait et je croyais voir un simulacre fantastique de nos processions de France.

Il y avait encore les mougahouarines. Ceux-ci allaient d’un pas mesuré, scandant chaque geste d’un vigoureux coup de lanière sur leurs minces tambours (baare) plats, produisant un bruit lugubre.

Enfin le cercueil, porté très haut, par les serviteurs et les amis les plus humbles. Derrière, les pleureuses agitaient leurs mouchoirs teints d’indigo, et tordus en forme de cordes, appelant le mort des noms les plus doux et faisant retentir l’air de leurs lamentations abominables.

Voici un exemple des litanies qui se répètent devant la couche funèbre et aux obsèques. Je l’ai copié dans une traduction de Nyma Salya, Harems et Musulmanes :

Ah ! ah ! ah !

Ah ! pauvre moi qui suis seule au monde ![23]

[23] C’est la veuve qui est censée parler en ce moment.

J’étais déjà dans la peine, me voilà dans le malheur, qui élèvera mes enfants ? qui s’intéressera à eux ?

Ah ! ah ! ah !

Viens, ô toi qui portais de jolis souliers, un joli tarbouche !

Les fèves vont verdir puis sécher, et tu ne les verras plus jamais !

Quelles que soient les larmes que nous versions, nous ne pouvons te rappeler à nous, ô mon maître !

Les jours passent et nous laissent dans notre douleur !

Ia daoouiti !

Ab ! ah ! ah !

Je n’ai plus personne à présent ; les amis ont fui pour jamais !

Ah ! combien avec toi, la vie était douce, à homme qui es parti avant nous !

Comme un bouquet de fleurs dont le lien est rompu, nous voilà séparés et flétris.

Ah ! ah ! ah !

Ah ! combien la vie est chère !

Tu as crié, par trois fois avant de rendre l’âme !

Tu étais très malade, tu as bu la maladie et tu es parti avec elle ! ô toi ! aimé du prophète, comme ton oncle parti avant toi, salue le prophète !

Ia daoouiti !

Ah ! ah ! ah !

Nous avons plus de peine que nous n’en pouvons supporter, qui va seulement nous dire à présent : « Qui êtes-vous ?… »

Tu étais le maître de la maison et de nous tous, personne n’était au-dessus de toi !

Ah ! rien n’égale le maître ! Qui va nourrir cette femme ? Qui élèvera ses enfants ?

Ia daoouiti !

Ah ! ah ! ah !

Ta fortune faisait notre joie. Tu as bâti trois maisons, tu as acheté des terres et nous t’avons enlevé du lit pour te mettre dans le cercueil ! Mais je t’annonce que nous t’avons couvert de cachemires…

Ia daoouiti !

Et cela continue ainsi… tous les mérites, toutes les vertus, toutes les prouesses du mort sont vantées pour augmenter le regret de ceux qu’il laisse.

On remarquera par les quelques strophes citées plus haut, que la question matérielle domine. Qui nourrira cette femme ? Qui visitera ces enfants ? Ici plus qu’ailleurs, l’omnipotence du mâle et les bienfaits qui découlent de sa présence se font mieux sentir que dans tout autre pays. Les féministes ne seraient guère comprises en affirmant l’égalité des sexes et en réclamant l’indépendance de la femme. En Orient, le mari disparu, c’est le désastre. Beaucoup de veuves ont conservé les usages antiques et se rasent la tête le jour de leur veuvage. Toutes, sans exception, se trempent les pieds et les mains dans l’indigo et tendent leurs maisons d’étoffes noires, depuis le plafond jusqu’aux tapis. Les draps de lit, le tulle des moustiquaires, les rideaux, tout est noir… Il n’est pas jusqu’aux tasses dans lesquelles est servi le café quotidien, qui ne s’endeuillent elles aussi d’un large liseré noir. Cet usage est général et paraît même encore plus exagéré chez les épouses chrétiennes.

Aux funérailles, la veuve, les parents et les amies suivent le corps en voiture jusqu’au cimetière. Là se place une cérémonie spéciale à l’Islam. Tandis que les pauvres sont piteusement enfouis à ras de terre comme des bêtes, le visage tourné vers la Mecque, la tête et les pieds dépassant le suaire, les êtres assez fortunés pour s’offrir un caveau y sont descendus et déposés non point dans une bière, ni sur des tréteaux, mais à même le sable !… On juge de l’épouvantable tableau qui s’offre aux croque-morts, chaque fois qu’ils amènent une proie nouvelle aux larves sans nombre, qui peuplent cette obscure demeure.

Cette coutume a donné lieu à une des plus effroyables superstitions que je connaisse tant au point de vue du courage qu’elle demande à celles qui l’accomplissent que par rapport à ses résultats presque certains au point de vue humanitaire.

Quand une femme a un enfant infirme ou débile, son entourage ne manque point de crier au sortilège. Surtout la belle-mère et les parents du mari.

— Comment mon fils aurait-il créé un monstre, lui si fort, si beau ?

Pour toutes les femmes musulmanes, le fils est un dieu qu’elles voient revêtu de toutes les splendeurs et de toutes les qualités. Donc, le père de l’enfant étant a priori jugé incapable de produire autre chose que de la beauté, la mère forte et bien portante, il faut s’en prendre aux Ibliss (esprits du mal). Sûrement un de ces Ibliss est dans le corps du petit et le tourmente. Que faire ?

Après avoir essayé les remèdes, les incantations, les zahrs — dont je parlerai — on se chuchotte à l’oreille la terrible chose ! Il n’y a plus que la tourba (la tombe !).

La mère résiste, supplie qu’on lui épargne ce supplice. Mais les vieilles femmes de la famille sont inflexibles. Il leur faut chasser le mauvais esprit et pour la décider on a recours à l’argument suprême.

— N’aimes-tu point ton fils ? Ne veux-tu pas essayer de lui rendre sa forme naturelle que le démon lui a ravie ?

Et la faible créature cède. Chancelante, les yeux agrandis par la terreur, elle va trouver le gardien des morts… Celui-ci se fait d’abord prier pour la forme, mais un talari[24] gentiment offert à raison de ses scrupules :

[24] Cinq francs.

— Vite, vite, femme, dépêche-toi, il n’y a personne !…

Lestement, il a fait glisser la lourde pierre tombale. La mère descend les degrés, serrant son enfant contre son sein. Une odeur affreuse monte de l’abîme où ils s’enfoncent… La femme dénoue brutalement l’étreinte qui attache à son cou les mains frémissantes de l’enfant horrifié. Fermant les yeux, elle dépose le pauvre être hurlant d’effroi sur le sable gluant de matières innommables et elle fuit.

C’est là, dans ce lieu redoutable, que les Ibliss tiennent conseil et l’ange pitoyable aux mères va venir chasser du corps de l’enfant celui qui s’y est naguère installé en maître.

Au bout d’un moment, la femme reparaît et reprend son fils. Le miracle s’est-il opéré ?

Revenue à la lumière, la mère regarde… Hélas ! le plus souvent, c’est un demi cadavre qu’elle remporte chez elle. Le petit être, à demi suffoqué, respire à peine, et meurt au bout de quelques heures. Mais l’exemple ne corrige personne et les préjugés comptent une humble victime de plus.

L’aïeule console sa bru.

— Puisque l’Ibliss n’est point parti, le bon ange a eu pitié de ton fils ; ne pleure pas, tu as maintenant un gardien au paradis, selon la parole de notre prophète.

Les cimetières donnent lieu à bien d’autres scènes, plus étranges et plus inattendues les unes que les autres ; mais, heureusement pour la population égyptienne, le conseil d’hygiène veille aujourd’hui et ces coutumes barbares diminuent sensiblement en attendant qu’elles prennent fin, ce qui, vu la sévérité des lois actuelles, ne saurait tarder.

Après le retour de la famille à la maison que le mort vient de quitter, les lamentations redoublent. En bas, sous la tente, les visiteurs s’installent et écoutent les versets du Coran en dégustant le café que l’on sert à chaque nouveau venu. En haut, au harem, les pleureuses font rage. Cela dure ainsi trois jours et trois nuits, puis tous les jeudis jusqu’à la soirée du quarantième jour. Alors, pour les hommes, le deuil est considéré comme terminé. Les femmes le gardent un an, mais tout tapage a cessé dans la maison et les pleureuses et leur suite vont porter ailleurs leur ululement féroce…

Pour la voisine, je sus bientôt que le malheur se compliquait d’une véritable catastrophe. Le vieillard, qui l’avait rendue mère et élevée au rang de maîtresse du logis, ne s’était point cru obligé de libérer son esclave par le mariage. Elle ne lui avait point donné d’héritier mâle… et voici que le père mort, les trois filles se voyaient presque complètement dépossédées par un oncle qui revendiquait les biens du défunt. Jamais, dans la famille, on n’avait accepté les trois gentilles mulâtresses. Vrai Circassien irréductible, l’oncle ne pardonnait pas à son frère de n’avoir point, à son exemple à lui, contracté union avec une fille de sa race. Et, fort de son droit qui lui permettait de revendre l’esclave, mère des jeunes filles, redoutant un peu l’opinion, cependant — car, en général, le préjugé de la couleur ni celui des castes n’existent en Égypte… — il se contentait de chasser la pauvre Abyssine, pleurant de toutes ses larmes le maître défunt et le bonheur perdu.

Ce fut par un brûlant après-midi, à l’heure où la sieste retient au lit la majeure partie des habitants du quartier, que l’affreuse séparation s’accomplit.

Les filles, enroulées dans leur sombre habarra, furent jetées dans une voiture fermée et conduites au train qui devait les amener au village, chez la tante circassienne, où leur servitude commençait ; la mère, triste épave, demeurait sur le seuil, son pauvre bagage d’esclave posé à ses côtés, et tenant encore, en ses mains crispées, la bourse de soie renfermant les quelques pièces d’or qu’on lui laissait.

La voiture s’ébranla. Alors, la malheureuse s’effondra à terre contre le porche, et de chez nous on pouvait entendre ses lourds sanglots. Puis, un voisin charitable s’avança vers elle, ramassa les hardes qui traînaient autour de la femme et, passant son bras sous le sien, doucement il l’entraîna vers l’inconnu.

Le soir, dans le grand hall où toute la famille était réunie, on parla de l’événement. Je ne pus parvenir à maîtriser l’indignation qui me soulevait au seul souvenir de cette misérable tombant tout à coup du sort le plus enviable, le plus paisible, à l’horreur de cet abandon si complet… Mais les autres secouaient la tête :

— Oui, certes ! cette femme est à plaindre ! son maître a mal agi en ne l’épousant pas sur ses vieux jours, lui qui la traitait en épouse véritable…, mais pouvait-il prévoir une mort si rapide ? Il ne croyait pas, d’ailleurs, que son frère se montrerait si dur !… Cependant, ce frère aussi est dans son droit… Il aurait pu se montrer plus impitoyable encore, et vendre cette esclave. Il ne l’a pas fait. C’est un juste !

Un juste !… Je songeais à ces choses toute la nuit. Bien que, constamment, autour de moi, j’entendisse vanter les bienfaits de l’esclavage musulman, tout mon être se révoltait à l’idée qu’une mère, parvenue au déclin de ses jours, pût ainsi se trouver jetée à la rue et séparée brutalement de ses enfants, repoussée comme une bête galeuse…

J’ai rencontré, quelques années plus tard, une autre esclave — Circassienne celle-ci — appartenant à un pacha millionnaire. Ce pacha avait deux filles de cette femme et la traitait tout à fait comme une épouse. Mais il avait aussi deux autres compagnes, avec lesquelles il était légalement marié. Ces deux créatures avaient juré à l’esclave une haine mortelle. Un beau matin, à la suite d’une altercation un peu vive, elles décidèrent leur vieux mari à libérer son esclave. La pauvre créature fut mise sur le pavé, avec pour toute fortune, son acte d’affranchissement et quatre guinées… D’abord elle essaya d’utiliser les faibles ressources dont elle disposait. Elle chercha de menus travaux de couture, mais la vie du harem prépare mal les femmes à la lutte quotidienne ; manquant d’habitude, elle réussit à grand’peine à trouver quelques clientes que sa lenteur ne pouvait satisfaire. Ignorant presque tout du monde où elle n’avait pas vécu, rebutée dès les premières difficultés, elle s’en alla frapper un soir à la porte complaisante d’une proxénète qui la reçut, et… la garda. Pas plus cette femme que la pauvre Abyssine citée plus haut n’ont jamais revu leurs filles.

Ces exemples sont rares, je dois le dire. Mais il suffit qu’ils puissent exister, pour que toute âme humanitaire se réjouisse de l’abolition de l’esclavage qui permit de telles choses en ce beau pays où chacun, semble-t-il, devait être heureux.

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