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Au cœur du Harem

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XXIV

Mon grand chagrin de n’avoir pas d’enfants me faisait envier toutes les mères qui me parlaient de leur nombreuse famille. Mariée depuis deux ans, et malgré que je n’eusse point fini ma dix-neuvième année, il me semblait que jamais cette joie ne me serait accordée de serrer contre ma poitrine un être à moi !…

A ce moment précis, la femme du Sacca (porteur d’eau), ayant mis au monde son dixième bébé, vint se plaindre un jour à Azma de leur épouvantable misère. Dix enfants, deux vieux à la maison et presque pas de pain !… Alors, une idée qui me parut sublime, traversa ma cervelle de pensionnaire, se croyant une femme très sérieuse… Si j’en adoptais un !…

Sitôt pensé, sitôt proposé. Je demandai à cette pauvresse de me céder en tout abandon une de ses filles, la petite Fatma, la moins laide, qui venait d’avoir quatre ans et qui me connaissait bien.

Je savais que mon cher mari aimait les enfants autant que moi, et je ne doutais guère de son approbation.

On m’accorda Fatma, au grand désespoir d’Émilie qui, plus avisée, se rendait bien compte des ennuis que nous donnerait cette adoption et surtout du travail qui lui incomberait de ce fait.

Dès le soir, je courus vers le plus beau des magasins de l’époque et j’achetai un véritable trousseau pour la petite.

Nous l’avions préalablement baignée et conduite chez un barbier indigène qui fit tomber avec les boucles annelées de son épaisse toison, une quantité de choses innommables dont il vaut mieux ne point parler.

Et la nuit, tandis que la pauvrette, après avoir fait le premier repas complet de sa courte vie de miséreuse, dormait à poings fermés dans le lit de ma fidèle servante, Émilie et moi nous cousîmes jusqu’à l’aube, petites robes, chemises, jupons, etc…, etc… Mon rêve de maternité dura tout un mois.

Je m’étais privée sans peine de tout ce que je souhaitais faire pour moi-même cet hiver-là, afin que « ma file » fût plus élégante. Je commençais à espérer que mes efforts pourraient aboutir, car l’enfant, d’abord sournoise et boudeuse, s’habituait et s’appliquait même à me satisfaire, avec cette surprenante facilité des égyptiennnes à s’assimiler, elle disait plusieurs mots français et en comprenait beaucoup d’autres. Et moi, dans cet ardent besoin de maternité, je m’attachais à cette humble créature que je voulais efficacement faire mienne.

Un jour mon amie Sophie m’envoya chercher. Je partis en recommandant à Émilie de surveiller attentivement Fatma qui me salua d’un « bonjour maman » qui me ravit.

Le soir quand je rentrai, Émilie m’attendait sous le porche. Je compris tout de suite qu’il s’était passé quelque chose en mon absence.

— Ah ! madame ! s’écria ma femme de chambre en m’apercevant, ces sales gens ont enlevé la petite !…

Je ne saisis pas tout de suite ses paroles… Il fallut qu’elle m’expliquât longtemps pour que la lumière enfin se fît. Je ne pouvais admettre tant d’ingratitude et de perfidie.

La mère de Fatma m’avait laissé soigner, nettoyer et vêtir sa fille, puis, la jugeant suffisamment présentable, elle l’avait reprise, elle et toutes les nippes que nous lui avions préparées, elle avait ensuite conduit l’enfant chez la femme d’un riche Pacha qu’elle connaissait pour avoir travaillé dans la maison.

Cette dame, émerveillée de la façon dont une si pauvre femme tenait sa fille, l’avait immédiatement gardée et promettait de la traiter comme sienne, afin d’éviter une charge à cette mère admirable…

Azma, qui ne pouvait comprendre mon chagrin pour un événement qui lui paraissait de si mince importance, m’avoua par la suite qu’elle n’avait pas osé me contrarier, mais que pas un instant elle n’avait cru à la sincérité de cette Fellaha. La malheureuse voulait bien me laisser soigner et habiller sa Fatma, mais de là à me la confier à moi chrétienne il ne fallait pas connaître l’âme musulmane, pour y compter une minute.

Je gardai de cet événement une amertume profonde.

Le jour où j’ai été mère réellement, devant l’ivresse éprouvée rien qu’à regarder ma première fille, je me suis demandé comment j’avais pu croire un instant qu’une telle adoption eût pu remplacer l’enfant née de ma chair… Mais au harem, un peu de folie avait sans doute passé sur moi, et le départ de Fatma me fut une grosse peine…

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