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Au cœur du Harem

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XIV

La maison de R… Pacha se composait, comme tout logis musulman, des appartements du maître, situés à gauche du principal corps de logis et du harem, qui, par un arrangement spécial, se trouvait au rez-de-chaussée au lieu du premier étage et séparé du Mandara par un simple corridor.

L’eunuque battit des mains par trois fois, une esclave parut.

On m’introduisit dans un salon dont les portes étaient encombrées des babouches et savates traditionnelles. Ce salon différait bien peu de ceux que j’avais vus jusque-là. Même tapis européen à grandes fleurs éclatantes, mêmes divans très hauts, très incommodes, capitonnés lourdement et recouverts de soie rouge à fleurs d’or, mêmes housses de cotonnade blanche sur les sièges et les dossiers, mêmes tabourets à pieds dorés et mêmes petites tables volantes, recouvertes de filets brodés et supportant les mêmes horribles cendriers de faïence coloriée, semblables chez tout le monde, les mêmes porte-allumettes toujours garnis. Aux fenêtres, des rideaux de soie. Entre les fenêtres, l’éternelle console dorée, assortie aux tables massives, sur lesquelles étaient posés les candélabres d’argent. Ces tables étaient surchargées de photographies. Sur un des divans, une grande femme maigre se tenait assise à la turque, les jambes repliées sous elle…

Je l’avais d’abord prise pour une esclave, mais, à la façon dont elle m’invita à me rapprocher, au geste d’autorité souveraine dont elle me tendit la main et m’indiqua ensuite le siège où je devais prendre place, je compris que j’étais devant la femme du ministre… Sur son ordre, deux esclaves blanches s’étaient avancées : l’une me débarrassa de mon ombrelle, l’autre me poussa aimablement dans un fauteuil si vaste, que j’y disparaissais. Trois autres femmes accroupies à terre, humbles visiteuses sans doute, s’étaient levées et vinrent me baiser la main.

Mme R… Pacha était vêtue d’une simple galabieh de percale à fleurs, serrée à la taille par une ceinture de métal doré, surmontée d’une énorme boucle en pierres précieuses, dont la richesse s’alliait mal à cette robe de servante. Ses cheveux disparaissaient sous le mouchoir de gaze frangé de laine, et vraiment, dans ce costume, avec ses deux nattes tombant piteusement sur son dos de quinquagénaire, ses pieds déchaussés, la dame n’avait pas grand air… Mais sitôt qu’elle parlait, on reconnaissait la femme de bonne maison, peu soucieuse de plaire aux autres, la Turque omnipotente, faite au commandement par de longues années de puissance.

D’ailleurs, si j’avais pu conserver un doute sur son rang, la quantité de bijoux dont elle était parée me l’eût ôté immédiatement. Des boucles d’oreille en diamant pendaient à ses oreilles, d’énormes bagues ornaient ses doigts, un collier de perles de l’orient le plus pur s’enroulait autour de son cou. Tout cela ne faisait qu’ajouter une note barbare à son costume plus que modeste.

La conversation fut particulièrement pénible entre nous.

J’étais alors d’une timidité maladive, qui m’enlevait tous mes moyens. Ma grande jeunesse, mon isolement, me rendaient méfiante à l’égard des autres et surtout de moi-même. La crainte de paraître hardie me faisait devenir parfois stupide. Je le sentais et en souffrais cruellement. La difficulté de m’exprimer dans une langue que je connaissais si mal encore doublait mon angoisse. Si je rencontrais des femmes indulgentes ou un peu expansives, cela allait tout seul. Mais sitôt que je voyais certaines figures compassées, sitôt que je devinais l’examen sévère dont chacun de mes gestes était l’objet, devant le secret mépris que me valait mon titre de chrétienne dans les milieux fanatiques, une angoisse sans nom m’oppressait… C’était fini, je perdais pied et n’aspirais plus qu’à prendre la porte.

Cela a duré bien des années et compliqué de façon malheureuse mes débuts dans le monde musulman.

Ce qui achevait mon trouble, c’était d’entendre parler autour de moi cette langue turque à laquelle je ne comprenais goutte. Et comme à plaisir, à mesure que je parvenais à m’expliquer un peu en arabe, ces dames semblaient ignorer que le turc m’était complètement inconnu. Je devinais que l’on échangeait sur mon compte mille réflexions peu obligeantes. Et de plus en plus je me sentais étrangère, séparée à jamais de ce monde, qui, pour moi, continuerait à demeurer fermé, malgré tous mes efforts pour y pénétrer. L’âme orientale est insondable sous son apparence bénévole ; il faudra des siècles pour que la nôtre puisse sans heurt fusionner avec elle.

Après quelques instants qui me parurent des années, une esclave blanche apporta le café, avec des verres de sirop, servis à la mode turque dans des récipients de porcelaine opaque à forme de puits, et surmontés d’un couvercle d’argent. Après qu’on avait bu, une seconde esclave passait aux visiteuses une serviette brodée d’or et chacune s’y essuyait les lèvres à tour de rôle. Le café donnait lieu à toute une cérémonie. Une première esclave apportait une sorte d’encensoir en argent, garni de braise ardente à l’intérieur. Sur cette braise on posait le canaque[16] d’eau bouillante, puis une seconde esclave y versait le moka réduit en poudre impalpable. Enfin une troisième tenait un plateau, sur lequel étaient rangés les Fanaghils en forme de coquetier. On versait le café fumant et la personne chargée du plateau présentait les tasses à chacun. Tout cela s’accomplissait pieusement comme un rite…

[16] Petite cafetière.

Tandis que je me brûlais en essayant d’avaler mon café trop chaud, l’eunuque qui m’avait amenée, parut dans l’encadrement de la porte. Le pacha, prévenu de ma visite, me faisait demander au Mandara.

Après force salutations de part et d’autre, je pris congé, et me rendis chez le ministre.

Tout petit, le nez légèrement crochu, la barbe et les cheveux d’un blanc de neige, le Président du Conseil avait bien plutôt l’air d’un paisible commerçant israélite du Mowstky, que du premier homme politique de son pays.

J’ai su plus tard que mon jugement était assez juste ; les grands-parents de R… Pacha passaient pour des négociants juifs convertis à l’islamisme quelques années plus tôt.

Quoi qu’il en fût, le grand émoi que j’avais eu de me trouver en présence du Président du Conseil disparut comme par enchantement aux premières paroles qu’il m’adressa. Il me mit tout de suite à l’aise et se montra si paternel avec moi que d’autres, moins naïves, se fussent trompées comme moi sur la sincérité de cet accueil.

A Paris, tout l’hiver, j’avais rencontré ses fils régulièrement chaque dimanche aux dîners de M. Mismer. Le plus jeune, Hussein, achevait alors ses études dans un pensionnat et se retirait après le repas ; mais l’aîné, Mahmoud, qui préparait sa licence, partait avec nous, et nous étions chargés, mon mari et moi, de le reconduire jusqu’au boulevard Saint-Germain où il demeurait non loin de là.

— Comme cela, disait en riant M. Mismer, je serai sûr qu’il n’ira pas faire l’école buissonnière… Je le connais, une fois la porte fermée sur lui, jamais il n’oserait demander le cordon au concierge pour ressortir.

Il faut dire que le ministre avait chargé M. Mismer de veiller sur ses enfants durant le cours de leurs études en France. Je rappelai ces souvenirs au ministre qui parut trouver la chose fort amusante. L’idée que son fils aîné ait pu être placé sous la sauvegarde d’une femme de dix-sept ans lui semblait tout à fait drôle. Aussi, pour me remercier de ma surveillance, me promit-il d’aider de tous ses moyens à l’établissement rapide de mon mari. R… Pacha était alors tout-puissant ; un mot de lui était un ordre et nul doute que, s’il l’eût voulu, notre avenir eût été immédiatement assuré. Tout se borna à des promesses.

Mais rien n’égale la façon dont il s’acquitta envers ce pauvre Mismer qui lui, vraiment, s’était donné une peine très grande pour les enfants du pacha. Pendant des années, non content d’être leur correspondant à Paris, il s’occupa de pétrir leurs jeunes âmes, essayant de faire des petits ignorants qu’ils étaient, de jeunes hommes instruits et bien élevés. Il leur inculqua avec de hauts principes de morale, les premiers éléments d’une culture supérieure, descendant pour eux aux plus infimes détails, les traitant en fils aimés et ne bornant point sa tutelle aux vagues recommandations d’usage. Sa maison leur était ouverte à toute heure ; et cet homme froid, dont l’aspect tout d’abord en imposait aux indifférents, sut trouver pour les étrangers qui lui étaient confiés de véritables trésors de tendresse.

Peine perdue !… Quand le gouvernement égyptien crut devoir remercier M. Mismer et lui retirer jusqu’aux bénéfices auxquels de nombreuses années de dévouement lui donnaient droit, et qu’il jugea pouvoir faire appel à la puissance de son ami le pacha, celui-ci répondit par une lettre pleine de sagesse. Il engageait M. Mismer à se soumettre au sort, si injuste fût-il — ne sommes-nous pas tous dans la main d’Allah ?… — Et pour ajouter à la délicieuse ironie de son conseil, le ministre envoyait à la victime de son gouvernement un petit tableau arabe joliment encadré et représentant en dessins magnifiques une phrase du Coran disant à peu près : Les biens des hommes sont passagers et le véritable serviteur de Dieu accepte du même cœur la misère et la fortune !…

J’ai cité ce fait parce qu’il me paraît admirablement dépeindre certaines âmes orientales, qui, même dans les actes les plus vils, gardent une apparence de noblesse et forcent pour ainsi dire les êtres simples ou seulement impuissants, à remercier pour des semblants de bienfaits, souvent pires que des injures.

Durant le cours de notre conversation, R… Pacha m’avait demandé :

— Avez-vous déjà été voir Dor-bey ?

Je dus avouer que je n’avais pas encore fait cette visite.

— Il faut y aller, me dit R… Pacha, je suis sûr que vous serez contente (sic).

J’y allai le lendemain et ce fut le seul bon conseil que m’ait donné le ministre.

Dor-bey, Suisse de Genève, occupait au Caire une haute fonction dans l’enseignement, il était inspecteur de l’Instruction publique. M. Mismer, en me remettant la lettre qui me recommandait à lui, m’avait déclaré :

— Si vous ne lui plaisiez pas, ma petite enfant, je crois bien que ma missive ne servirait pas à grand’chose ; mais, ajouta-t-il malicieusement, je sais bien que vous lui plairez !…

Ce n’était pas sans frayeur que je me présentai devant Dor-bey. Je savais qu’il s’était opposé de toutes ses forces à notre mariage, allant jusqu’à menacer mon mari de le rayer des cadres de la mission, s’il persévérait dans ses intentions de prendre femme en Europe.

— Votre gouvernement, — écrivait-il dans une lettre officielle que j’ai encore, — vous envoie en France pour y faire vos études et non pour vous marier…

Mon mari avait passé outre.

On juge de mon état d’âme en affrontant le regard de cet homme terrible, qui d’ailleurs n’avait rien fait contre nous une fois notre union célébrée !

Son aspect tout d’abord me glaça ; que l’on se figure un géant, si maigre, que les os semblaient vouloir transpercer la mince peau de son visage, un teint de cire, des mains exsangues et avec cela des yeux si brillants, que l’on avait peine à en soutenir l’éclat. Ses cheveux châtains, très clairsemés, couvraient mal son front, superbe d’intelligence. La voix semblait éteinte ; déjà les cordes vocales étaient touchées par la phtisie qui devait emporter si tôt cet homme de valeur.

Il me fit approcher de la fenêtre et me regarda longuement sans rien dire ; pendant un moment on n’entendit que le tic-tac régulier d’une vieille horloge suisse, dont, malgré moi, je ne pouvais détacher mes regards, comme si de ce cadran centenaire allait sortir ma destinée.

Enfin, le maître de la maison se décida à m’adresser la parole, avec cette habileté des hommes habitués à la direction des êtres, il me questionna sans qu’il y parût et de telle façon, qu’au bout d’une heure, il n’ignorait plus rien de moi ni des miens.

Et voici que tout à coup ce masque de glace qui, tout à l’heure, m’avait si fort épouvantée, tombait de son visage d’apôtre, et j’avais devant moi une figure si belle, une telle bonté se lisait dans ces yeux fixés sur les miens, que je me sentis dominée par la force de cet homme et gagnée à lui pour toujours, tandis que de sa pauvre voix de malade, il me disait :

— Je vous fais toutes mes excuses, mon enfant ; si je vous avais connue, ce n’est pas moi qui me serais opposé à votre mariage ; plût à Dieu que l’exemple donné par votre mari fût suivi et que les Égyptiens ramènent ici de vraies femmes, de vraies Françaises, tout le monde y gagnerait…

Il faisait allusion aux nombreuses unions contractées par les compatriotes de mon mari durant leur séjour en France. Ces jeunes gens ne connaissant de la femme européenne que les faciles conquêtes de leur vie d’étudiants, ne se montraient guère difficiles et épousaient les premières venues, quitte à les répudier après être de retour dans leur pays, quand elles avaient cessé de leur plaire.

Jamais, durant les courts instants qui lui restaient à vivre, Dor-bey ne varia dans ses sentiments pour moi. Ce fut à lui que nous dûmes la nomination assez rapide de mon mari comme médecin en second de l’hôpital gouvernemental d’Alexandrie. Cependant, contrairement aux ministres, Dor-bey n’avait rien promis… Mais tandis que ceux-ci considéraient les promesses qu’ils étaient obligés de faire comme autant de mots vides, faisant partie de leurs fonctions, le Suisse intègre et loyal qu’était l’autre, croyait utile de prouver sa sympathie à ses amis par des actes bien plus que par des paroles.

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