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Au cœur du Harem

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XII

Un jour, au Caire, un de nos intimes, conseiller à la cour, m’invita à déjeuner à l’improviste chez lui. Il n’avait pas eu le temps de prévenir sa femme… Nous arrivons, mon hôte interroge le portier.

— Madame est là-haut, n’est-ce pas ?

Et l’autre, paisible :

— Mais non, bey. Madame est partie tout à l’heure pour la campagne, elle ne reviendra que dans deux jours.

Le bon conseiller ne sourcilla point, il m’emmena déjeuner à l’hôtel, et, devinant ma surprise, il crut devoir dire :

— J’ai des idées très larges. Ma femme fait ce qui lui plaît, j’agis de même, nous sommes un ménage très heureux…

Je ne pense pas qu’un mari parisien eût pris la chose de façon aussi philosophique.

Depuis, il m’a été donné de constater bien souvent l’extraordinaire facilité que les Égyptiennes et les Turques ont à réaliser leurs moindres caprices, à la condition toutefois que le mari n’en soit pas gêné lui-même.

Ce sont deux existences différentes, voilà tout.

Quelques jours après mon arrivée, Alima Tawouila vint un soir dans ma chambre, où elle continuait à pénétrer, malgré ma défense, à toute heure de jour et de nuit.

Vainement, j’avais épinglé du haut en bas les rideaux formant portières, je ne pouvais parvenir à être seule chez moi. Je m’étais plainte à Azma. Peine perdue ! On ne comprenait pas.

— Maaleche !… (ça ne fait rien), disait-elle.

— Viens vite, madame, il y a quelqu’un.

Je refusai énergiquement de me déranger. La petite exhibition quotidienne commençait à m’exaspérer, et je m’étais promis de ne plus quitter mon appartement quand il y aurait des étrangères.

La négresse, devant mon attitude résolue, s’éloigna en maugréant, et revint presque aussitôt, accompagnée d’une femme que je ne connaissais pas.

Cette femme portait le costume du pays, mais son voile en retombant sur ses épaules, son yechmack détaché, découvrait une tête si peu orientale, que je ne fus presque pas surprise en l’entendant me dire avec le plus pur accent faubourien :

— Excusez-moi, madame, je suis Française comme vous, et j’ai tenu à venir vous saluer.

Française !… elle était Française et portait ce costume… Et du pays où nous étions, elle n’avait pas seulement la robe de soie voyante, fendue sur la poitrine, les babouches de soie rouge, le voile et le mouchoir recouvrant ses courtes nattes brunes, mais elle montrait encore le visage luisant que donne l’épilation, les sourcils peints et rejoints en barre au-dessus du front, les doigts et les paumes des mains rouges de henné, la taille roulante sans corset, toute l’attitude enfin d’une femme orientale, très coquette, plus près de la courtisane que de la mère de famille. Un énorme bouquet de jasmin était posé entre ses seins et, à part l’arome violent de ces fleurs, il se dégageait encore du corps de cette femme un parfum étrange, fait de musc, de roses et d’un je ne sais quoi insaisissable et troublant, qui grisait et soulevait le cœur tout à la fois.

Je continuais de la regarder, un peu interdite, ne trouvant pas une parole. C’est une des particularités de la jeunesse de ne pouvoir cacher ses sentiments ni ses répulsions… Cette créature m’inspirait une grande curiosité et un peu de dégoût. J’aurais voulu ne montrer ni l’un ni l’autre et, malgré moi, je laissais si bien deviner les pensées qui m’agitaient, qu’elle les comprit.

Alors, se faisant très douce, très simple, elle s’assit près de moi et, d’un trait, me raconta son histoire.

Elle s’était appelée Jeanne autrefois, du temps où j’étais moi-même une toute petite fille.

Ses parents avaient un modeste magasin de parfumerie, dans une vieille rue avoisinant le boulevard Saint-Martin.

La guerre était venue, amenant la ruine de la famille. Le père mort, la mère à demi infirme fut transportée à l’hospice et elle, la jeune fille, ne sachant que devenir, acceptait un emploi de seconde main dans un atelier de fleurs artificielles.

Un matin, en se rendant au travail, la belle Jeanne fut suivie par un garçon séduisant, un peu timide, dont le teint bronzé ne l’effraya point. Ils s’aimèrent ; et quelques semaines plus tard, Salem-Mohamed, étudiant en droit, ayant passé sa thèse et terminé son congé, emmenait en Égypte la fleuriste, qui ne s’était fait prier que juste le temps de se faire désirer davantage.

Il l’épousa au Caire, devant le cadi ; mais bientôt, las de sa nouvelle conquête, il ne tarda guère à s’en détacher complètement. L’ennui de n’avoir pas d’enfants, la crainte de se voir déshériter par son père le décidèrent à la répudiation. Jeanne, frivole et paresseuse, ayant tout de suite renoncé à ses habitudes européennes, ne songea pas à lutter pour conserver ce cœur qui, sitôt, s’était retiré du sien… Pour elle, l’horreur du travail et l’amour du bien-être dominaient le reste. Elle s’était laissé instruire sans conviction comme sans regrets, dans la religion de Mahomet, pour plaire à son entourage et maintenant, répudiée, loin du pays natal et livrée à ses seules ressources, elle n’avait trouvé qu’un moyen pour continuer à vivre sa vie d’oiseau inutile et gracieux : flatter ces gens, leur devenir nécessaire et, en leur donnant un peu de plaisir, se faire tout doucement entretenir par eux.

Les femmes musulmanes, qui la protégeaient, étaient toutes parfaitement convaincues de la sincérité de sa conversion. Comment douter d’une personne qui se voile devant les hommes avec plus de rapidité qu’une Orientale, surtout quand cette personne parle votre langue, accepte tous vos usages, emploie jusqu’à vos plus familières expressions ? La Parisienne, qui avait troqué son nom de Jeanne contre celui de Seddia, jurait par Allah et par le prophète vingt fois par jour… Elle mangeait avec ses doigts et se mouchait de même, très simplement… Deux fois par mois, elle livrait à l’épileuse son corps charmant ; et frottée d’huile précieuse, parfumée d’essences rares, elle ne craignait point d’accueillir les maris de ses amies, quand une circonstance malencontreuse forçait ces maris à demeurer seuls au logis pendant les visites de Seddia. Car, si elle se voilait pudiquement dans la rue et devant les hommes étrangers, cette créature insidieuse avait su prendre dans les familles une telle place qu’elle était partout considérée comme chez elle. On la consultait sur tous les points. Elle était de toutes les fêtes et de tous les deuils, ayant sa place marquée dans chaque demeure où s’accomplissait un événement capable de lui permettre un indéterminable séjour.

Pour mieux affirmer la nécessité de sa présence, elle donnait de vagues leçons de mandoline et de travaux manuels, ne dédaignant point parfois de mêler sa voix, assez jolie d’ailleurs, à celle des femmes indigènes, dans les concerts improvisés où les plus grands succès étaient pour elle. Comme je m’étonnais un jour qu’elle n’eût pas songé plus tôt à donner des leçons de français, elle m’avoua qu’elle ne se sentait pas assez forte dans notre langue, pour entreprendre une telle tâche. J’appris depuis qu’elle savait à peine écrire son nom, et je pensai que le magasin de parfumerie n’avait sans doute jamais existé que dans son imagination.

Peut-être cette malheureuse femme m’avait-elle menti de tous points dans son histoire, et son mari l’avait-il connue dans quelque bal de barrière ?

Depuis, j’ai rencontré à Tantah une autre Française, remarquablement jolie et épouse d’un avocat musulman. Celle-là aussi avait abjuré la foi chrétienne, renoncé aux coutumes du sol natal, et pris le voile des mahométanes. Comme Seddia, elle se disait fille de commerçants, et j’ai su plus tard que son mari l’avait ramassée dans une maison borgne de Lyon…

Que des Orientales d’autrefois aient accepté de se voiler le visage, de se laisser mener par les eunuques comme un vulgaire troupeau, de manger à terre et d’obéir aux caprices du maître en toute occasion, c’est assez naturel. Elles sont nées dans ce pays et ont grandi sous cette loi. Une bonne musulmane répète avec le Coran que le paradis de la femme est aux pieds de son mari ! (sic).

Mais jamais une Française, ou toute autre Européenne élevée par une mère digne de ce nom, ne se soumettra à ce rôle qui ne saurait que l’avilir. Et elle aurait vite jugé et haï l’homme qui essayerait de la contraindre à déchoir. Aujourd’hui où tant de jeunes femmes et jeunes filles égyptiennes travaillent et cherchent à se montrer les égales des Européennes, en conquérant par l’étude leur indépendance, la conduite de Seddia semblerait encore plus méprisable.

Toutes ces réflexions, comme on le pense, ne me vinrent pas au moment où je connus Setti Seddia. J’acceptai cette histoire, comme une innocente que j’étais. Et j’y allai même de ma petite larme tant elle sut m’apitoyer. Je croyais, en l’écoutant, entendre le récit émouvant et mystérieux de quelque conte du moyen âge… L’émir Azor, enlevant la jeune Elmire et la couvrant de fers… en or !… Comment garder rancune à cette exquise renégate qui parlait de la sainte Vierge avec des yeux embués de pleurs, et qui, sur son corps de courtisane égyptienne, plus lisse qu’un fruit et plus odorant qu’une fleur, cachait un scapulaire crasseux, qu’elle faisait prendre aux infidèles pour une amulette de sainte Zénab…

Au fond, je ne demandais qu’à croire cette femme dont la société me devint très vite indispensable, tant elle mit de complaisance et de tact dans nos rapports ; nous arrivâmes ainsi à une sorte d’amitié qui ne se démentit point jusqu’à sa mort.

Il faut avoir connu la détresse d’un pareil exil, avoir souffert jusqu’au désespoir de cette différence absolue des mœurs et du langage existant en ce monde nouveau et moi, enfant de dix-sept ans, pour comprendre l’aide inattendue et si efficace que me fut la venue de cette étrange compatriote. Par elle, je connus mille détails de la vie égyptienne qui m’échappaient.

C’est ainsi que, grâce à cette nouvelle amie, je pus éviter désormais les innombrables inadvertances qui, vingt fois le jour, me faisaient commettre des actes répréhensibles aux yeux de ce peuple dont j’étais entourée, comme de présenter un bébé devant une glace, de passer à gauche d’une bougie allumée, de complimenter une jeune mère sur la beauté de son nouveau-né ; autant de crimes qui m’attiraient l’antipathie des gens sans que je pusse deviner la faute que je venais de commettre, tandis que, pour eux, mon ignorance était la cause de continuelles frayeurs…

Grâce à Seddia, je pus enfin parvenir à me faire comprendre, sans avoir recours aux mimiques ridicules qui, les premiers jours, avaient été ma seule ressource. Un jour, dans l’impossibilité absolue où je me trouvais d’avaler la nourriture extraordinaire que l’on me servait, je demandai un œuf. J’essayai de le dessiner ; peine perdue… Alors, j’eus un trait d’audace et risquant de me rendre grotesque pour toujours, je m’accroupis dans un coin de la pièce et j’imitai le gloussement de la poule qui pond. Cela réussit au delà de tout espoir. Après un accès de fou rire assez naturel, Azma ordonna aux négresses de me faire cuire des œufs et je pus dîner !…

Une autre fois, c’était l’après-midi, j’avais très faim, et je réclamai un peu de pain et de lait. Il me fut absolument impossible de me faire entendre.

Quand Seddia fut venue, je ne tardai pas à apprendre quantité de mots. En un mois, je pus arriver à m’expliquer presque couramment.

Mon mari venait d’être nommé, provisoirement, chef de service dans un hôpital d’Alexandrie, mais n’étant pas sûr du poste et à cause des grandes dépenses d’une installation, il avait préféré me laisser au Caire. Combien ces quelques mois me parurent longs !…

J’avais heureusement ma fidèle Émilie, dont la gaîté ne se démentit pas un instant durant ces tristes jours. Tout amusait cette âme puérile qui, de l’exil, ne voyait guère que le côté pittoresque et le milieu nouveau. Émilie mangeait sans dégoût des ratatouilles innommables, et buvait au verre commun des esclaves et des négresses une eau bourbeuse, dont la vue seule soulevait le cœur. Elle s’accoutumait à demeurer assise sur les nattes et à travailler dans cette posture. Sa chair rude ne souffrait plus des piqûres des insectes et le cri des corbeaux ne troublait plus son sommeil. Je connus, par cela, qu’elle était plus près que moi de la simple nature et je l’enviai, car nos besoins font souvent la plus grande part de nos malheurs. Cette fille de la campagne devenait orientale par ses facultés d’assimilation, tandis qu’à me raidir dans mes souvenirs et dans mes habitudes, je souffrais chaque jour d’une façon plus violente.

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