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Au cœur du Harem

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XXIII

Mes amis, les de S…, avaient repris leur existence hivernale. La situation du père les forçait à être plus mondains qu’ils ne l’eussent voulu. Sophie cependant s’accoutumait aux toilettes, faisant valoir sa grâce de blonde et aux éloges qu’elle lui attirait. On m’invita souvent, mais si je pouvais accepter les pique-niques intimes, ou les thés d’après-midi, il eût paru étrange de me voir aller au bal ou au théâtre sans mon mari, étant donné ma jeunesse. Je refusais, sans regret d’ailleurs, car tout à présent me lassait, sauf la lecture qui commençait à me prendre tout entière.

M. de S… avait une bibliothèque admirablement choisie. Elle comptait, entre autres, une collection très complète des anciens auteurs, et il n’en manquait pas un seul de ceux qui, dans leur œuvre, avaient traité de l’Égypte. Ainsi lentement, j’étudiai par eux ce pays où je devais vivre : Hérodote, Strabon, Diodore et tous les disciples de l’École d’Alexandrie, me devinrent à ce point familiers que, même après tant d’années, quand je les consulte, je vais directement au passage désiré, sans avoir besoin de chercher le moins du monde. Je pus me convaincre que, depuis eux, l’Égypte n’avait pas beaucoup changé. Leur aide me fut d’un secours précieux et me permit de comprendre bien des coutumes, ayant leur origine dans la plus haute antiquité pharaonique.

Je retournais quelquefois chez les femmes des ministres. Elles se montrèrent toujours aimables, mais je ne possédais pas l’habileté nécessaire à m’attirer leur protection effective. On m’invita beaucoup à dîner et à faire de la musique, mais ce fut tout. Je prenais plus souvent la route du palais, je n’y voyais presque jamais la princesse mère. En revanche, la femme du prince était tout à fait charmante avec moi. L’institutrice arrivait à me paraître une compagne agréable. Elle tenait de sa famille une éducation parfaite et une solide instruction. Elle jouait à ravir Beethoven et Chopin, mes maîtres préférés ; nous nous entendîmes très bien.

Que dire de Sta-Abouha ?… Sa tendresse exubérante prenait des proportions telles, qu’elle m’effrayait un peu. Cette enfant devenait jalouse de toutes celles qui m’approchaient, et je devais la consoler de mon mieux, émue malgré moi de sa douleur, que je devinais sincère.

Je fus présentée à la sœur du prince, cette princesse est morte à Paris en septembre dernier, femme d’une haute intelligence que j’ai eu l’occasion de revoir souvent depuis, et qui du moins parlait notre langue comme une Française. Elle avait épousé le prince H…, homme de valeur, qui a fait ce miracle de consacrer sa vie et une partie de ses biens à la bonne terre égyptienne. C’est aujourd’hui un des premiers agriculteurs du pays. Il a divorcé depuis longtemps d’avec la princesse. Il était fils du khédive Ismaïl et frère de Tewfick.

Quant au prince Ibrahim, maître de céans, je l’avais rencontré par hasard dans la nursery, où je m’amusais à faire tourner un carrousel enfantin devant ses enfants qui étaient devenus mes amis. Le prince m’apparut sous les traits d’un bon bourgeois, assez terne, l’air mou, avec de gros yeux de ruminant et des lèvres épaisses. Il était vêtu sans la moindre recherche, d’un complet gris clair à carreaux, qui tombait mal et rien dans sa modeste personne, ne décelait l’intelligence, ni la grandeur.

Il me fit quelques questions et me déclara : « Qu’il aimait bien mon mari… » Puis, après m’avoir examinée des pieds à la tête, de façon à me forcer de baisser les yeux, il fit une pirouette et disparut.

Quand il revit mon mari quelques jours plus tard, il exprima ainsi son opinion sur mon compte :

— Elle est très bien, votre jeune femme ; mais… faites-la donc engraisser un peu !… Elle est trop maigre !…

Un matin, comme nous étions toutes réunies autour du mancal, l’eunuque annonça la visite de Sett Pachau !

Mme Pachau, la colporteuse, était une forte personne à carnation flamande, portant allègrement ses trente-cinq ans… Elle arrivait escortée de deux gamins indigènes, qui déposaient avec soin aux pieds des femmes de la maison, deux énormes ballots de marchandises.

Quand ces ballots s’ouvraient, c’était le miracle !… Il en sortait de tout ! Depuis les toilettes complètes à bas prix, achetées en solde aux grands magasins, jusqu’à la chaussure et aux parfums… On voyait des peignes dorés, des éventails de plumes, des colliers de verre, des ombrelles, des pièces de toile, de soie, des dentelles, des savons et même des objets de ménage.

Esther Pachau, fille d’Isaac Pachau, cumulait les fonctions de vendeuse, d’acheteuse et de couturière. C’était elle qui fournissait les trousseaux des jeunes filles et les robes d’apparat de leurs mères. Elle servait les grands harems, et reprenait à perte les fournitures qui avaient cessé de plaire.

Elle exerçait encore bien d’autres commerces, prêteuse à la petite semaine et porteuse de billets doux quand, par aventure, une belle recluse avait ébauché quelque intrigue amoureuse avec un bey à travers les stores mal baissés de sa voiture, à la promenade de Choubrah.

Esther Pachau — Pachau comme on la nommait partout — était d’une complaisance extrême. Pourvu que ses services lui fussent payés, on pouvait sans crainte faire appel à son bon cœur. Elle ne refusait ai ses soins, ni sa peine.

Les eunuques, dont elle satisfaisait à la fois l’amour-propre et l’avidité en les faisant entrer dans les bénéfices de son commerce, nourrissaient pour elle un sentiment compliqué, mélange de mépris et de vénération. Ils admiraient surtout l’adresse inouïe avec laquelle elle se mouvait dans les situations les plus difficiles et le profit pécuniaire qu’elle savait tirer de ses moindres actes.

Pendant que Pachau était au harem, exhibant sa marchandise, le vieux père Isaac, courbé sous le double faix des ans et de la fatigue, tenait en laisse le baudet qui, depuis tant d’hivers, charriait les objets de leur commerce. De son côté, il faisait l’article dans la rue et vendait aux passants de menus bibelots, en attendant de commencer sa tournée personnelle dans les maisons chrétiennes et israélites, où les hommes sont admis.

Alors, on le voyait agiter furieusement sa sonnette et crier de sa voix encore puissante :

— Ago-Filo ! Ago-Filo (aiguille-fil).

De là le surnom « d’ago filo » donné en Orient aux colporteurs. Ils sont des plus rares aujourd’hui dans les rues du Caire ; les femmes, même indigènes, ne craignant plus d’aller elles-mêmes faire leurs emplettes dans les magasins. Mais il y a vingt ans, les Orientales eussent considéré cela comme une dérogation à leur titre d’épouses de hauts personnages ou de fonctionnaires. Aussi, les Pachau de toutes sortes, firent-elles de rapides fortunes en ces harems où, fatalement, on ignorait le prix de tout…

Chez nous, Azma luttait vainement contre Esther Pachau. Celle-ci demeurait toujours la plus forte. C’était pitié de voir les horreurs qu’elle débitait comme des marchandises de valeur. Aussi, quel mauvais regard elle me lança, le jour où j’eus la malencontreuse idée d’insinuer que ses objets ne me paraissaient plus tout à fait à la mode…

La visite dura bien trois heures. Toutes les femmes de la maison étaient là accroupies à terre autour de la marchande. Maîtresses, esclaves blanches et noires, les yeux brillants du même désir, les doigts caressant les étoffes, les lèvres ouvertes dans le même sourire. Quand la Juive partit, Azma sortit piteusement de son corsage la bourse de soie noire qu’elle y tenait serrée en bonne égyptienne, et, comptant son argent, elle eut un gros soupir de regrets ! Toutes ses ressources du mois avaient passé dans la vaste sacoche d’Esther.

Il en était ainsi partout, dans chaque maison où la colporteuse passait, drain terrible, redouté également des époux et des pères qui n’osaient sévir contre un usage si déplorable, mais que des siècles de préjugés avaient établi, et qu’on ne pouvait détruire sans toucher à la base même d’une société branlante, mais solide encore…

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