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Au cœur du Harem

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XIII

L’hiver qui avait précédé mon arrivée au Caire marquait mes débuts dans la vie intellectuelle.

La mission égyptienne, dont mon mari faisait partie, était alors sous la direction de Charles Mismer, ancien officier de dragons qui avait troqué, un peu tard, l’épée contre la plume pour suivre avec passion les travaux de Littré et d’Auguste Comte, dont il était le disciple. M. Mismer avait usé de toute son influence pour empêcher notre mariage. Par principe, il était opposé aux unions mixtes et jugeait que les Égyptiens, confiés à sa garde et envoyés en France pour terminer leurs études, allaient de tous points contre les vues de leur gouvernement en prenant femme en pays étranger. Mais le mariage conclu, et du jour où il fut reçu chez nous, M. Mismer ne se souvint plus de son opposition et je devins par la suite son enfant gâtée.

Sa haute taille, sa barbe de fleuve et le timbre grave de sa voix, le rendaient très imposant. Il ne faisait rien d’ailleurs pour atténuer cette impression et trouvait au contraire un certain plaisir à jouer au dieu avec les naïfs jeunes gens qu’il traitait en infimes personnages.

Je commençai, moi aussi, par éprouver le sentiment général, mais je ne tardai pas à comprendre que le Jupiter tonnant de la mission ne me traitait point en ennemie, et de me sentir en confiance, je devins plus brave et tâchai de conquérir ce cœur, qui s’était montré si farouche.

J’y parvins si bien, que, dès notre arrivée à Paris où mon mari passait ses derniers examens de doctorat et sa thèse, la maison du directeur devint la nôtre.

Nous fûmes, pendant tout l’hiver, les hôtes assidus des dîners du dimanche. Ces dîners étaient d’une simplicité charmante. Dix convives en tout et quelques amis arrivaient pour le thé, que servait Mlle Caroline, la sœur du maître de la maison, qui me témoigna tout de suite une réelle amitié.

Ils occupaient, rue de Lille, un coquet petit entresol, tout rempli de souvenirs exotiques que Mismer avait rapportés de ses nombreux voyages à travers le monde.

Je rencontrai là le peintre de Maddrazo alors sous le coup d’un chagrin récent et dont la belle figure gardait l’empreinte d’une tristesse profonde, M. de Lassus, Albert Wolf, et tant d’autres. Des membres de l’Institut, des poètes, un vieux général dont j’oublie le nom et un botaniste qui, le premier, me donna le goût des plantes que je ne connaissais guère. Trop timide et trop ignorante pour oser me mêler à la conversation générale, j’écoutais de toutes mes oreilles et je regardais de tous mes yeux. Dans ces réunions qui devinrent ma meilleure joie, je connus le charme des causeries intéressantes et je compris l’influence de certains hommes sur leur milieu.

A ma grande honte, je représentais le côté musical de la soirée. Entre le dîner et le thé il me fallait exécuter, pour le plaisir de mon hôte, quelque sonate de Beethoven ou une romance de Mendelssohn. Il n’aimait pas m’entendre jouer Chopin, sous le prétexte que j’étais trop jeune pour cette musique. Plus tard, j’ai compris son idée et reconnu qu’elle n’était point sans fondements.

M. Mismier, Alsacien de Strasbourg, avait lui-même parfait son instruction par une étude de tous les instants. Il parlait l’anglais et l’allemand comme le français et la littérature allemande lui était particulièrement familière ; par lui, je connus la beauté des poèmes de Schiller. Je m’étais, sur ses conseils, remise à l’étude de l’allemand, qu’il parlait assez souvent avec moi, et pour lui complaire aussi, je repris le latin commencé au couvent. Il dirigeait mes lectures et par un choix approprié à mes connaissances, les rendait à mesure plus attrayantes et plus utiles. Une seule chose m’ennuyait toujours profondément et cela je crois bien le désespérait : c’était La Revue positiviste

Jamais je ne pus lire plus d’un article à la fois et je le lisais comme un pensum. Depuis, il m’a été donné de lire bien des choses ennuyeuses et d’y prendre même un certain plaisir, mais à seize ans, je dois avouer que je n’avais aucune disposition pouf ce genre de littérature sèche et sans charmes.

Quand nous quittâmes Paris pour l’Égypte, M. Mismer me remit plusieurs lettres de recommandation pour différentes personnalités du Caire.

Celle que je portai la première, fut pour le juge M. Erbout (aujourd’hui en retraite, je pense), et qui occupait alors dans la capitale égyptienne, une importante fonction aux tribunaux mixtes.

Quand nous nous présentâmes chez lui, mon mari et moi, il souffrait d’une épouvantable rage de dents et fut assez aimable pour nous recevoir quand même. C’était le premier Français que je voyais au Caire et j’ai gardé de lui un excellent souvenir. Malheureusement, sa femme se trouvait absente et il alla la rejoindre bientôt après en Europe. Il vint me voir trois fois dans le harem…, je ne l’ai plus jamais rencontré depuis.

Une seconde lettre était pour le ministre des affaires étrangères, la troisième pour le ministre de l’intérieur. J’en avais encore une pour le directeur de l’instruction publique et une dernière pour le juge de S…

La deuxième lettre que je présentai, fut celle destinée au ministre des affaires étrangères M… Pacha, dont il me sera donné de parler souvent dans ce récit. C’est un des rares ou plutôt le seul ministre égyptien, qui ait eu l’habileté de conserver trente ans son portefeuille, malgré l’état constamment précaire de sa santé. Pour l’instant, il devait sa charge aux nombreux services rendus sous l’autre règne au Khédive Ismaïl, père de Tewfick, vice-roi d’Égypte à mon arrivée. Pour mieux consolider sa puissance, M… Pacha, encore simple officier, avait accepté des mains de son souverain, une femme choisie parmi les calfas du palais. Cette femme, jadis très belle, était sensiblement plus âgée que son jeune époux, mais ces choses ne sont point pour effrayer un Turc ambitieux. Ce mariage devait si rapidement faire la fortune de M… Pacha, qu’il n’eut pas à le regretter. Très souple, très intelligente, la calfa sut si bien manœuvrer à la cour, que toutes les difficultés qui se dressaient tombèrent successivement devant les pas de son mari. A chacune de ses visites au palais, elle remportait une nouvelle victoire. A l’époque où je le connus, M… Pacha était le plus jeune de ses collègues.

Sa femme lui avait donné trois filles, Zackija, Fahima et Soffia que l’on appelait familièrement Saf-Saf. Le jour où je fis dans cette maison ma première visite, Mme M… Pacha était encore alitée à la suite de ses dernières couches. Le bonheur du logis était à son comble. Un fils était né — qui d’ailleurs ne vécut que peu de mois.

Je fus reçue par l’institutrice, une Allemande parlant couramment notre langue, et que je jugeai tout de suite de bonne maison. Elle sut, en quelques phrases, me mettre à l’aise et je goûtai, depuis, quelques heures agréables en sa compagnie. Je vis aussitôt qu’elle avait su conquérir une grande autorité dans la maison et cela pour le bien de tout le monde.

Tout dans cette famille se faisait à l’européenne. L’ameublement des pièces immenses, le service, la table, eussent facilement servi de modèle à bon nombre de demeures de chez nous.

Les jeunes filles vinrent à moi simplement, et je les trouvai charmantes. Toutes trois parlaient le français et l’allemand avec une égale pureté. La seconde, Fahima, était d’une beauté remarquable. L’aînée plaisait surtout par la flamme sombre qui se dégageait de ses grands yeux noirs et par la mobilité extrême d’une physionomie intelligente et bonne. Saf-Saf, la dernière, était pour l’instant une longue fillette brune toute en jambes et en bras, dont les réflexions audacieuses ne manquaient pas de piquant.

Au moment où j’allais partir, après avoir goûté aux confitures d’usage et au moka parfumé, les deux grandes filles eurent ensemble le même cri :

— Voilà papa !

Papa, c’était le ministre !… Le premier pacha important qu’il m’était donné de voir.

Hélas ! celui-là non plus n’avait rien d’oriental au vrai sens que nous avons coutume de donner à ce mot.

Correctement sanglé dans une redingote dernier modèle du bon faiseur, la démarche élégante, l’air un peu las, avec sa belle face très pâle, ses rares cheveux gris, sa moustache blonde, et ses yeux d’une nuance indécise, n’eût été le tarbouche dont il était coiffé, le ministre semblait bien plus français qu’égyptien ou même turc. Depuis, l’âge et la maladie ont accentué les traits caractéristiques de sa race. Le nez s’est busqué plus fortement, l’œil a pris ce regard fuyant, si fréquent chez le Turc et l’Arménien, la bouche ce pli spécial à ceux qui toujours ignorèrent le sourire, mais pour l’instant et tel qu’il était, M… me sembla très beau.

Il prit de mes mains la missive que je lui apportais, et me questionna sur son « cher ami » M. Mismer.

Il m’assura de sa sympathie et me promit de faire l’impossible pour caser avantageusement mon mari.

Je me retirai enchantée de cette visite.

Le lendemain, je recevais un mot aimable de l’institutrice, me priant à déjeuner pour le dimanche suivant.

Tout autre fut l’impression que je retirai de ma présentation à R… Pacha, alors ministre de l’intérieur et président du conseil.

C’était là-bas tout au fond du quartier indigène, entre deux mosquées vénérables, un long mur rose qui me parut la prolongation même des mosquées.

Tout à coup, le mur laissa voir une large porte assez basse, six eunuques de tout âge jouaient aux dominos sur un banc devant cette porte. Le cocher me dit :

— Héna ! (C’est ici !)

Un eunuque daigna interrompre sa partie et vint à ma rencontre.

Il ouvrit la portière de la voiture et me transporta, bien plus qu’il ne me conduisit, jusqu’au jardin.

Ce jardin, pareil à tous les jardins d’Égypte, ne ressemblait à aucun autre de nos pays.

Les plantes y croissaient au hasard de leur caprice, dans de vastes carrés bordés de marguerites et de touffes de romarin.

Point de massifs ni de corbeilles, mais des rosiers, des œillets, des giroflées poussant dru, sans émondage, et parmi les fleurs, des arbres fruitiers : pêchers grêles, abricotiers nains, amandiers rachitiques, que l’on était surpris de trouver à cette place.

Les orangers et les mandariniers dominaient, mais comme, à cette époque, ils n’avaient plus ni fleurs ni fruits, et que leurs feuilles disparaissaient sous une épaisse couche de poussière, leur aspect n’était pas très séduisant.

Ce qui me surprit surtout, ce fut l’absence totale de grands arbres. A part la treille, si chère à toute famille égyptienne qui possède un lopin de terre, impossible de trouver le moindre coin d’ombre en ce jardin. J’ai su, depuis, que les indigènes préfèrent la chaleur, le jour, le soleil, à tout. Pour eux l’arbre séculaire, l’arbre considéré par nous à l’égal d’un vieil ami, est en abomination. Ils l’accusent de toutes sortes de méfaits et lui imputent de mauvaises influences.

En réalité, l’arbre tant décrié paraît surtout redoutable au cultivateur, parce qu’il lui semble devoir porter atteinte à ses récoltes.

Le Nil et les canaux qui en dérivent entretiennent une constante humidité dans les terres et le grand soleil est nécessaire ici, sans doute, plus qu’ailleurs.

Cette crainte du Fellah n’a pas tardé à dégénérer en superstition, et l’arbre qui peut s’épanouir en diminuant le rendement des cultures est censé apporter, sous son ombre, toutes les disgrâces et ouvrir la porte à toutes les maladies. De là l’horreur, en ce pays, de ce qui fait à la fois le charme et la gloire de nos propriétés européennes.

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