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Au cœur du Harem

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XVI

A quelque temps de là, je fus présentée à la tante du khédive, la princesse S… Le père de mon mari avait occupé, dans sa vieillesse, un poste important dans la propriété du prince et, à sa mort, les enfants de ce fidèle serviteur avaient été recueillis au palais. Mon mari, très indépendant, n’avait pas tardé à chercher à secouer une tutelle dont il ne pouvait, sans souffrance, supporter l’omnipotente protection. Sorti le second du concours médical de l’École, il fut envoyé en Europe aux frais du gouvernement et reconquit, de ce fait, sa pleine liberté. Mais la princesse ne l’entendait pas ainsi… Elle s’était promis de veiller sur lui, selon ses idées personnelles et de le marier à la mode du pays, avec une des esclaves circassiennes de sa maison. Jamais l’idée ne lui était venue que l’orphelin pauvre, considéré comme son pupille, pût oser, même en pensée, enfreindre les ordres de sa toute-puissante volonté.

La jeune fille destinée à mon mari était belle. De plus, on lui donnait en dot une superbe maison, deux esclaves, un coupé, des chevaux, tous les meubles, les ustensiles de ménage, des bijoux, un trousseau et l’argenterie. De tels avantages eussent séduit des hommes qu’elle jugeait — à tort — plus naturellement difficiles.

Mon mari ne se laissa point influencer et me choisit. On juge de la colère de cette Orientale, habituée à voir tous les fronts se courber sous son caprice, tous les dos voûtés en courbettes permanentes à son passage. Eh quoi ! ce petit élevé par elle, chez elle, s’en allait au pays chrétien et en ramenait une femme sans seulement l’avoir consultée, elle, la princesse ! l’arbitre de sa destinée…

Elle mit deux mois à se décider à me recevoir. Mais elle avait un fils, le prince J…, bon garçon, très noceur, et qui, veuf de sa cousine, fille du Khédive Ismaël, se consolait partout en général et au palais en particulier, dans les bras d’une esclave jolie, qui venait de lui donner trois enfants, en trois années. La princesse mère s’en montrait désespérée.

Cette esclave n’avait pas été choisie par elle et lui tenait tête à présent, fière de ses maternités triomphantes, qui, d’après la loi du Coran, la maintenaient sur le pied d’une femme légitime. Très fine, très intelligente, elle avait eu vite fait de juger la parfaite nullité de son seigneur. Aussi était-elle résolue à le dominer complètement et à prendre par ruse ce qu’on lui refusait de droit. Elle restait la concubine officiellement acceptée et ses enfants les héritiers du prince, légitimement reconnus, mais cela ne suffisait point, elle voulait être épouse et princesse, recevoir d’égale à égale les autres femmes de la famille khédiviale qui, si longtemps, l’avaient humiliée de leur mépris. Pour cela, l’adroite Circassienne employa tous les moyens. En deux ans, elle apprit l’anglais, le français, un peu de musique et de peinture. Elle en arriva à s’exprimer correctement dans ces deux langues étrangères sur tous les sujets. Elle s’adonna avec passion à la lecture, se fit plus savamment coquette, et plus spirituellement désirable.

Le prince, incapable d’apprécier tant d’efforts, se contentait d’en goûter les bénéfices. Il s’étonnait de rester davantage au harem, finissait par prendre un réel plaisir à la société de l’ancienne esclave qui, peu à peu, devenait son amie, et celle qui, tout d’abord, n’avait été qu’un instrument de plaisir entre les mains du débauché qu’était le prince J…, se métamorphosait en compagne délicieuse, dont il ne pouvait plus supporter l’absence.

On comprendra sans peine que cette femme se soit déclarée immédiatement pour nous contre la princesse. Ce n’était pas sans une secrète satisfaction qu’elle avait vu notre mariage, et la belle crânerie de mon mari, préférant le bonheur de son foyer à tous les biens qu’on pouvait lui offrir au palais, l’avait tout de suite gagnée à notre cause. Aussi, grâce à elle, le prince s’intéressa-t-il à notre disgrâce et obtint enfin le pardon de mon mari.

Par un joyeux matin de mai, une voiture aux armes de la princesse vint me chercher à l’autre bout de la ville ; un eunuque se tenait à côté du cocher, Bourguignon réjoui qui me témoigna tout de suite sa sympathie. Je le trouvais bien un peu familier, mais malgré tout, j’étais contente d’entendre parler français avec cet accent franc-comtois qui résonne si allègrement…

Le coupé me déposa à la porte du palais.

Les eunuques m’avaient presque soulevée, comme chez R… Pacha, et conduite à travers un joli jardin — où gazouillaient des milliers d’oiseaux — vers l’intérieur du harem. Là, celui des eunuques qui paraissait le plus âgé, frappa dans ses mains et aussitôt la porte s’ouvrit.

Une esclave semblable à toutes celles que j’avais vues dans la famille, ni plus belle, ni plus élégante, me salua froidement et me dit le traditionnel — tffadal !

Je la suivis à travers un dédale de pièces presque toutes meublées pareillement de divans et de fauteuils, dont seule l’étoffe et la couleur variaient. Enfin, nous arrivâmes dans un petit salon qui eût paru assez coquet, sans les innombrables objets de mauvais goût qui en rompaient l’harmonie : boîtes à musique, oiseaux empaillés, terres cuites de bazar, fleurs artificielles sous des globes de verre… mille choses qui, chez nous, eussent fait l’ornement d’un modeste intérieur de maire de village et qui, dans ce décor, mettaient une note terriblement discordante.

Ma surprise devint de l’effarement quand, au milieu d’un délicieux salon Louis XV (la plus jolie pièce du palais), j’aperçus deux petits vases d’une utilité évidente dans un meuble de chambre à coucher, mais dont l’étalage voulu jurait étrangement dans l’appartement où ils se trouvaient… Je sus depuis que ces ustensiles étaient destinés aux jeunes princes, âgés respectivement de deux et un an et qui, très gâtés par l’entourage, demandaient à accomplir en société jusqu’aux plus humbles fonctions de leur minuscule individu. Il me fut facile de me convaincre de la véracité du récit. A part ces vases, mille objets dénotaient la présence familière de tout petits, des chaussons de soie traînant sur un canapé, des jouets, un hochet d’or, des timbales, tout un lot de choses hétéroclites, dont la place eût été sans contestation à la nursery.

On me fit asseoir.

Quand mes yeux se furent accoutumés à la demi-obscurité, je distinguai une forme étrange dans un angle de la pièce. Accroupie à terre sur le tapis sombre que sa robe tachait d’une note claire, une femme braquait sur moi le regard de deux yeux troubles qui me causaient une gêne insurmontable. Cette femme était sans âge. Elle aurait paru sans sexe, vu ses cheveux courts et son masque d’eunuque gras, à face bestiale, si l’opulence exagérée d’une poitrine croulante n’eût révélé la vieille femme orientale, pour qui la vie sentimentale a cessé avec la dernière maternité et les premières rides. Elle tenait entre ses doigts courts un tuyau de narguileh, dont elle aspirait la fumée à petits coups réguliers, comme une gourmandise délicieuse. Et, à chaque mouvement de ses lèvres, l’instrument posé sur le sol, entre les jambes de la fumeuse, faisait entendre un petit glouglou exaspérant.

L’esclave qui m’avait introduite s’était retirée, me laissant seule avec ce monstre en face de moi et dont les prunelles me fixaient obstinément.

Combien de temps dura l’attente ?… Une, deux heures, peut-être… Je ne savais plus… Insensiblement, la faim, la chaleur, l’émotion m’amenaient à un point d’abattement qui ne me laissait plus maîtresse de mes pauvres nerfs, tendus à se rompre. Ce silence de tombe, cette ombre épaisse et le voisinage de l’être bizarre qui m’observait sans prononcer une parole, faisaient, pour l’instant, de ce palais inconnu, une demeure d’épouvante dont j’aurais souhaité m’enfuir tout de suite.

Si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est point celle des princesses orientales. Malgré que je fusse, ce jour-là, l’invitée de la princesse S…, elle jugea bon de me faire languir près d’une matinée, avant que d’être introduite en sa présence… Cependant, je ne demeurai point si longtemps seule.

D’abord, ce fut comme une apparition de légende.

Dans l’encadrement de la porte-fenêtre, brusquement ouverte, deux ravissantes figures s’étaient montrées. L’une, toute blonde, frêle, au pur profil de gravure anglaise, l’autre presque mulâtresse, les yeux immenses, les lèvres saignantes de vie, les cheveux noirs et crépus et, dans toute sa physionomie de sauvagesse rieuse et folle, un je ne sais quoi d’attirant qui prenait les cœurs.

Elles avancèrent dans la pièce. C’étaient deux fillettes jumelles d’âge, sinon de race, élevées et grandies côte à côte dans ce palais de mystère. Mais, tandis que la blanche Aldaat-Maas, pâle fleur de Circassie, avait été vendue et amenée de Stamboul pour le service du prince, Sta-Abouha, purement égyptienne, restait là libre, fille d’un ouvrier cairote, poussée au hasard parmi les grands, dont elle amusait le caprice.

Sta-Abouha !… rien qu’à écrire ce nom, une émotion m’étreint. Après tant d’années, je revois le cher visage au teint sombre, le regard lumineux qui, si souvent, m’enveloppa ; j’entends la pauvre voix pour toujours éteinte, voix chaude et caressante comme un chant d’oiseau !… Je revois la créature exquise, pétulante comme une chatto[17] de mon pays de Provence, ou rêveuse comme une de ses sœurs des bords du Nil, jamais pareille en ses transformations multiples, et cependant toujours charmante.

[17] En Provençal, la chatto est une jeune fille.

J’ai longuement narré la vie et la mort de Sta-Abouha, dans un de mes livres, le Prince Mourad, et ceux qui ont parcouru mon œuvre ont bien voulu dire que cette enfant était le type le mieux réussi de toutes mes héroïnes. C’est que, seule entre toutes, elle fut vivante !… et qu’à part sa fin lamentable dont je ne pouvais me décider à peindre l’horreur, tout ce que j’ai écrit d’elle est rigoureusement vrai.

Ce fut elle qui, de son rire de tourterelle, chassa les fantômes dont, pour moi, se peuplait cette salle. Elle vint à moi, la main tendue, le sourire aux lèvres, et, dans un français un peu barbare, s’appliqua à distraire ma solitude et mon impatience.

La princesse était au bain et ce bain était long !… Il fallait attendre encore un peu, oh ! très peu ! car maintenant, la princesse prévenue, n’allait pas tarder à me faire appeler auprès d’elle… D’ailleurs, « mademoiselle » allait venir.

Comme si elle n’eût attendu que cette invite, « mademoiselle » parut aussitôt.

Je sus par Sta-Abouha qu’elle était l’institutrice de la petite princesse.

Aujourd’hui, les princes et les princesses, secouant le lourd suaire des préjugés ancestraux, renoncent volontiers à leur existence de satrapes, pour affronter les difficultés des voyages à travers l’Europe. Voiles, habaras et tarbouches vont se retrouver de compagnie au fond d’un coffre, en rade de Naples, de Venise ou de Marseille, pour être pieusement repris au retour. Leurs possesseurs, délivrés de toute marque musulmane, prennent leur essor vers des destinées nouvelles et des plaisirs inconnus. Mais, revenus au Caire, ils n’ont pas tout oublié de ces voyages ! Chaque année, insensiblement, un peu de la vieille couche traditionnelle se détache et, palpitante au fond des âmes qui s’éveillent, l’idée moderne triomphante surgit. Dans peu de temps, les mères nouvelles pourront, comme les autres, avoir besoin de professeurs et de gouvernantes, mais ces mercenaires n’auront plus rien à apprendre à leurs enfants qu’elles ne sachent déjà elles-mêmes. L’institutrice n’est même plus aujourd’hui qu’une aide parmi tant d’autres, ne comptant guère plus qu’une femme de chambre ou un chef européen.

A l’époque où se passe ce récit, il en était tout autrement. Les princesses étaient presque toutes des esclaves, épousées après une ou plusieurs maternités clandestines. Leur ignorance n’avait d’égal que leur immense orgueil. Pour une princesse vraiment noble et issue de race vice-royale, on en comptait cent, achetées sur les marchés de Tiflis ou de Stamboul. Ces femmes, malgré leur répugnance, devaient se courber devant la volonté du maître, le jour où le sort les faisait mères de princes. Il fallait à leurs fils une éducation toute différente de la leur. Les institutrices étaient appelées d’Europe et leur science ne se bornait point à apprendre aux petits princes les langues européennes et quelques notions des sciences. Une éducation complète était nécessaire à ces êtres dont, pour la plupart, les mères ne savaient pas lire et ne connaissaient rien du monde, ce monde qui, pour elles, finissait aux portes d’airain de la cour.

L’institutrice devenait, de ce fait, une manière de divinité. C’est à elle qu’incombait le soin de recevoir, avec la princesse, les visiteuses de marque appartenant au personnel des ambassades ou de la finance. C’était elle qui traduisait la conversation, offrait les sièges, reconduisait… Elle qui rendait les visites aux lieu et place de ses maîtres, elle encore qui rédigeait la correspondance européenne, réglait les fournisseurs, faisait les achats. De ce fait, elle devenait une puissance avec laquelle il fallait compter et dont la protection s’imposait dans l’entourage des princes. Seul, le chef eunuque pouvait lutter d’autorité avec elle et, si la bonne entente ne régnait pas entre eux deux, le procès de l’institutrice était bien perdu d’avance. Elle pouvait préparer ses malles et quitter le palais. Toujours, l’eunuque était le plus fort.

Rien ne saurait donner une idée de l’autorité exercée dans un palais oriental par le chef eunuque.

Avec cette affectation servile qui portait les princes à imiter en tout le sérail du sultan dans l’organisation de leur demeure, l’eunuque s’auréolait d’une grandeur incomparable. Il était le confident du maître et le favori des femmes qui le redoutaient et le chérissaient tout à la fois.

Dispensateur de toutes grâces, il prenait, aux yeux des esclaves dont le sort reposait entre ses mains, une figure terrible, et pas une n’eût osé se soustraire à ses ordres, même les plus saugrenus.

Les princesses, connaissant son influence, le ménageaient et s’en servaient pour leurs intérêts personnels. Souvent, d’ailleurs, il se montrait plus leur serviteur que celui du prince ; secourable à leur faiblesse, docile à leurs caprices, il réalisait à les satisfaire de si évidents bénéfices, que l’intérêt ou l’honneur du mari ou du père lui semblaient de bien peu de poids devant les avantages que lui offrait la protection des femmes, seules susceptibles de l’aider à établir sa fortune personnelle.

Tous les eunuques qui ont vécu sous le règne d’Ismaïl furent libérés et sont morts millionnaires.

Au palais où je me trouvais, le chef eunuque se nommait Béchir-Aga. C’est une des plus franches canailles qu’il m’ait été donné de rencontrer dans le monde. Vieux déjà à l’époque où je le connus, il avait une face simiesque trouée de petits yeux clignotants, une bouche édentée dont les lèvres et le menton glabre achevaient d’accentuer la laideur, des cheveux crépus et blancs, des mains de chimpanzé et la voix ridicule des êtres de son état. Il était de petite taille, grêle, et sa peau de nègre avait pris, en vieillissant, une teinte d’ardoise malpropre.

« Mademoiselle » était Bavaroise. Elle portait gentiment le poids de sa charge, qui me sembla tout d’abord incompatible avec son extrême jeunesse. Grande, blonde, les joues délicatement rosées, elle me parut plus gracieuse que jolie, surtout séduisante par une simplicité assez rare chez les institutrices de harem, qui, toutes, se croient obligées de prendre des attitudes protocolaires.

Malgré sa nationalité étrangère, « Mademoiselle » parlait fort bien le français et l’anglais, sans aucun accent. Je vis, par la suite, qu’elle entendait de même le turc et l’arabe et j’en conçus pour elle une grande admiration. C’est à peine si j’ose écrire que je ne sus jamais le nom de cette jeune fille que je fréquentai pourtant pendant six longs mois. Ce seul mot « Mademoiselle », qui sert dans les palais à désigner la personne de son emploi, semblait si bien suffire et tout le monde l’employait de telle sorte, que je n’eus jamais le courage de lui demander comment elle s’appelait réellement. J’aurais cependant souhaité le savoir. Elle fut bonne et accueillante pour moi et essaya de son mieux de rompre la glace qui devait éternellement demeurer entre la princesse mère et moi. Si elle ne réussit point, il n’y eut aucunement de sa faute.

Ce matin-là, « Mademoiselle » portait une robe blanche dont le corsage très transparent découvrait la gorge et les épaules délicieusement rondes. Un gros bouquet de roses s’épanouissait à sa ceinture et, à chacun de ses doigts, une turquoise s’étalait formant un chapelet bleu quand elle étendait ses deux mains. Elle me parut souverainement élégante et satisfaite d’elle-même. Les petites institutrices pauvres et mal payées que j’avais vues chez mes amies de province ne ressemblaient guère à cette Allemande souriante et grasse, que l’on eût prise pour la fée omnipotente de ce palais, où chacun paraissait lui faire fête.

En quelques phrases, « Mademoiselle » me fit comprendre qu’elle était au courant de ma situation et connaissait mon embarras. A ma grande surprise, je retrouvais dans ses paroles, sinon le texte, du moins le sens des mots que le cocher m’avait glissés charitablement tout à l’heure. Pour cette jeune fille comme pour lui, les princes, décidément, n’étaient point tout à fait les êtres exceptionnels que j’avais cru… Sous son apparence de vierge wagnérienne, « Mademoiselle » était une petite personne pratique et sensée, qui, depuis longtemps, avait jugé ceux chez qui elle vivait. Elle donnait ses soins et son temps à la fille du prince en échange de quelques guinées, mais rien de son cœur paisible n’allait à ces gens qu’elle méprisait.

Depuis deux ans qu’elle était au palais, ses yeux avaient contemplé trop de choses étranges, ses oreilles avaient entendu trop de paroles inoubliables pour que, du coup, toutes les illusions qu’elle avait pu apporter en cette maison ne fussent parties. Comme tant d’autres, « Mademoiselle » était entrée pure de corps et d’esprit en cette famille, où, sans doute, on avait promis aux siens de la protéger et de la conduire. Plus heureuse que la plupart de ses semblables, elle demeurait vierge, mais son âme d’enfant et son cœur de jeune fille avaient perdu leur belle fleur d’innocence. Non seulement il ne lui restait plus rien à apprendre des réalités de la vie, mais elle possédait une science heureusement ignorée du plus grand nombre des femmes européennes — je parle des honnêtes femmes. — Elle en arriva à me confier son dégoût, l’écœurement profond qu’elle éprouvait à présent à se montrer aimable quand elle haïssait tout le monde autour d’elle pour les affronts subis et les complaisances forcément accordées, mais le sort l’avait fait naître pauvre !… très pauvre ! aînée de neuf enfants, elle était leur unique appui après la mère, dont le travail suffisait à peine à nourrir cette nichée. Le pain toujours dur à gagner sur cette terre de Prusse… Ici, en Égypte, elle était comblée. Partir, c’était la ruine, la lutte nouvelle vers l’inconnu et vers la pauvreté. Elle restait…

La porte s’ouvrit. Une vieille esclave s’avança et dit quelques mots à l’institutrice qui les traduisit. La princesse ayant terminé son bain, venait de passer à table et m’invitait à l’y rejoindre.

Je vis une salle immense aux plafonds ornés de dorures magnifiques. Aux fenêtres, de lourds rideaux de brocart rouge et or. Une longue table tenait toute la pièce. Sur cette table, du linge et des cristaux aux armes du prince ; mais, hormis le couvert d’argent massif posé à chaque place, pas un bibelot, pas un objet, pas une fleur. Point de carafes, mais, de loin en loin, une simple gargoulette de terre, telle que j’en voyais partout depuis mon arrivée dans le pays.

La princesse était assise à la table. On m’indiqua la chaise placée à sa droite, et, comme je demeurais un peu interdite, Sta-Abouha, qui m’avait suivie, me dit dans son français savoureux :

— « Assis-vous ! »

Je m’assis…

La princesse, en train de se débattre avec un os de poulet qu’elle déchiquetait le plus lestement du monde avec ses doigts, n’avait pas levé les yeux. Un silence profond régnait. Cependant, sur un signe, les esclaves qui faisaient le service s’étaient approchées et me tendaient les plats à la mode européenne.

Seulement, ces plats étaient les mêmes que ceux que j’avais maintenant coutume de trouver chez la cousine Azma. Mêmes feuilles de vigne farcies au riz, mêmes plats de mauve, mêmes pâtes, ruisselantes de beurre, mêmes viandes carbonisées, avec la seule différence qu’ici les mets étaient innombrables.

La princesse qui me sembla de fort bel appétit se décida à m’adresser la parole. Sa voix était grave, presque tragique et l’on n’en pouvait oublier le timbre, après l’avoir une fois entendu.

J’osai la regarder.

Chams-Hanem[18] pouvait à cette époque avoir cinquante ans. Elle paraissait à la fois beaucoup plus vieille ou beaucoup plus jeune, selon l’expression vraiment extraordinaire de ses yeux.

[18] Madame Soleil.

Au repos, ces yeux semblaient presque gris et ternes, la paupière un peu plissée tombait sur eux à la façon d’un voile de chair, les joues molles, pendantes, accusaient les rides commençantes. Les dents très saines demeuraient belles, mais les lèvres flétries restaient pincées, presque toujours closes, sous l’empire d’un calme voulu. Le front petit, étroit, volontaire, disait l’entêtement et la cupidité de cette esclave, mère de prince, si terrible aujourd’hui pour ses anciennes compagnes.

Mais le regard s’animait, la bouche s’ouvrait, et c’était le miracle. Cette femme avait trente ans ! Une flamme semblait courir dans ses prunelles et gagner la peau, qui se colorait d’un rose ardent. Jusqu’aux mains, longues et fines, — vraies mains de reine Orientale, graissées de pâtes d’amandes et enduites de parfums subtils — qui ne subissent à leur tour la métamorphose.

Ces mains, à l’instar du visage, avaient une âme. Elles vivaient, couraient, s’animaient de telle sorte, qu’en écoutant leur propriétaire, on les regardait autant qu’on la pouvait regarder elle-même.

Le repas se poursuivit, interrompu seulement par deux ou trois phrases de la princesse, qui, se tournant vers ses femmes, disait en me montrant :

— Faites-la manger…

Ou bien :

— Demandez-lui si elle est malade ?

Sta-Abouha me traduisait à mesure, mais cette invitation si bizarre n’était point pour me rendre la faim que l’attitude de la maîtresse du lieu m’avait ôtée tout à coup. Je faisais de vains efforts pour avaler… Rien ne passait.

Une maladresse stupide que je commis bien malgré moi, acheva de me troubler tout à fait. J’ai dit qu’il y avait sur la table, en guise de carafes, des gargoulettes de terre posées un peu partout. J’avais soif et j’attirais à moi la gargoulette la plus proche… Un murmure de protestation s’éleva. Je levai les yeux, la princesse me regardait d’une façon si terrible, que le verre que je tenais faillit se briser entre mes doigts. Alors Sta-Abouha, dont tous les traits exprimaient une pitié profonde, me dit charitablement :

— Vous avez pris la gargoulette de la princesse !…

Pour moi rien ne semblait différencier cette amphore des autres et cependant, moins distraite, j’aurais pu voir que, contrairement à ses pareilles, la gargoulette première avait un bouchon en or, tandis que tous les autres étaient en argent. Je me confondis en excuses.

Sitôt qu’elle eut fini de manger, la princesse frappa dans ses mains ; à ce signal, accoururent la porteuse d’aiguière et la donneuse de serviettes…

La première, agenouillée aux pieds de sa maîtresse, tendait d’une main le vase en métal précieux et de l’autre main faisait couler de l’aiguière le liquide parfumé sur les doigts couverts de graisses. La princesse se lavait posément, frottant contre ses paumes le savon en forme de rose qu’elle faisait mousser longuement. Puis ce fut le tour des lèvres, des dents et de la bouche où, selon les préceptes de la loi coranique, elle introduisait son index entre les gencives et la chair des joues, pour délivrer les gencives de toute impureté. Quelques gargarismes retentissants, un bruit de gargouille qui se vide et ce fut fini. La seconde esclave s’avança tenant des deux mains la large serviette brodée d’or. La princesse s’essuya les mains et le visage avec dignité, puis, me faisant signe d’avancer :

— Tffadal, ia benti ! (prenez place, ma fille !).

Je dus présenter mes doigts à l’aiguière, me servir du savon encore humide et de la même serviette trempée.

Cela n’était point sans me dégoûter un peu, mais je n’osais pas me soustraire à une si aimable invitation.

Au salon, où je suivis la princesse, comme elle s’installait sur un divan et m’engageait à m’asseoir à mon tour, je commis une seconde « gaffe » ! Le divan était immense, et je ne crus point mal faire en y prenant une très petite place. Tout de suite, les esclaves me firent signe de me lever, et six mains se précipitèrent pour me pousser sur une chaise… Hélas ! je venais pour la deuxième fois de manquer gravement à l’étiquette. J’ai su depuis que, seul, le prince avait le droit de partager le divan de son auguste mère…

La princesse comprit-elle enfin que j’étais à bout de courage et de forces ? Je ne sais. Toujours est-il qu’elle daigna se montrer aimable, et « Mademoiselle » ayant été mandée pour traduire notre entretien, la conversation commença. Je ne me souviens plus très bien, après tant d’années, de ce qui fut dit exactement, mais je n’ai pu oublier les questions sans nombre qui me furent posées sur moi et ma famille. J’ignore si la princesse se déclara satisfaite de mes réponses, je sais seulement qu’au moment où j’allais partir, elle détacha de son corsage une large fleur de camélia rouge et me la tendit. C’est d’ailleurs l’unique cadeau que j’aie jamais reçu d’elle.

Entre temps, était entrée la mère des petits princes. A la façon dont la princesse la reçut, je compris l’animosité profonde qui devait régner entre ces deux femmes, que tout, cependant, eût dû rapprocher, puisqu’elles avaient une commune origine.

Plus âgée ou seulement moins novice, j’aurais connu que, s’il est un affront terrible entre tous pour une princesse de hasard, c’est celui qui consiste à remettre à chaque heure de la vie, dans son souvenir, l’humilité de la condition première.

Pour la mère, l’histoire de la concubine ressuscitait la sienne propre ; c’était tout son lourd passé d’esclave ambitieuse et vindicative qui remontait maintenant à sa mémoire, devant le triomphe de la nouvelle favorite qui, à chaque maternité, voyait sa puissance grandir.

Déjà, d’après la loi musulmane, la jeune mère avait presque rang d’épouse, et ses enfants étaient légitimes ; mais cela ne suffisait point. Le bruit courait au palais que le prince, désireux de donner une marque plus évidente de son amour à la mère de ses fils, allait la prendre solennellement pour femme devant le cadi, et lui mettre au front cette couronne de princesse si enviée, qui la ferait l’égale et la rivale de la vieille mère dans la maison.

Aussi, avec quelle impatience l’esclave supportait-elle le joug détesté qu’il lui fallait encore subir !… Quel imperceptible tremblement dans sa voix, en venant prendre les ordres de la journée… Il eût suffi d’un mot, d’un geste, je suppose, pour que ces deux femmes que, seule, maintenait en paix la volonté du prince, se jetassent, terribles, l’une contre l’autre, avides de s’entre-déchirer, poussées par la haine affreuse qu’elles se vouaient.

La favorite m’apparut entourée de ses enfants qu’elle amenait à leur grand’mère, chaque jour, un instant, d’après les ordres reçus. Elle tenait par la main sa fille aînée, la princesse Ch…; le prince Ahmed suivait, mince et brun, déjà solide sur ses petites jambes ; le troisième, Mohamed, était encore dans les bras de sa nourrice — une très belle fille Fellaha. De ces trois êtres que je trouvais également beaux, la destinée a été particulièrement étrange, tragique même pour les deux garçons. Le premier, parvenu à l’âge d’homme, blessa grièvement, d’un coup de revolver (tiré en plein club), le prince F…, marié à sa sœur. Reconnu fou, il fut enfermé dans une maison de santé à Londres, où il est encore. Plus affreux, pourtant, le sort de l’autre, l’adorable bébé aux yeux bleus, aux cheveux dorés, que si souvent j’ai tenu dans mes bras. Celui-ci perdit la vie, il y a trois ans, à Trouville, dans une chute d’automobile… Il a laissé une veuve, la jolie princesse S…, celle-là même qui vient d’être rayée, par ordre du souverain, des cadres de la famille khédiviale, et privée de ses droits pour avoir rompu trop ouvertement avec les coutumes musulmanes et manifesté l’intention de faire du théâtre à Paris[19].

[19] La princesse S… n’a pas donné suite à ses projets, mais elle a épousé un Russe, ce qui a paru pire encore dans le monde oriental.

La princesse Ch…, sœur des petits princes, est devenue une princesse moderne, très élégante, très remarquée dans les capitales d’Europe, où elle passe la plus grande partie de son temps. Ni l’aïeule enfermée dans le cercle des préjugés ancestraux, ni la jeune maman triomphante, ne se doutaient alors du sort réservé aux trois mignonnes créatures qui, pour l’instant, constituaient entre elles deux l’unique lien.

La jeune femme était belle, de cette beauté circassienne si particulière qu’elle ne saurait être comparée à aucune autre.

Elle avait, de sa race, le teint pâle et les larges yeux de velours noirs, aux cils immenses, ombrant les joues. La bouche petite, aux lèvres très rouges, le front hardi et le cou rond des amoureuses. Une taille encore mince, mais qui facilement devait épaissir, une gorge merveilleuse et des mains charmantes.

Ses cheveux qu’elle portait, le plus souvent, coiffés à la Franque, étaient, pour l’instant, simplement nattés à la Turque, et retombaient en deux tresses magnifiques plus bas que les reins. Ils étaient d’une jolie couleur de noisette et d’une rare finesse. Ces cheveux-là avaient dû contribuer à la conquête du prince, l’esclave le savait, elle en était fière…

Quand j’eus pris congé de la princesse mère, au moment où je me préparais à quitter le palais, Sta-Abouha accourut.

— Venez vite ! la jeune princesse veut vous voir chez elle !…

Dans une chambre luxueusement meublée, la concubine m’attendait, le visage ouvert, les mains tendues, délivrée de toute contrainte.

En un français presque trop pur, elle me dit combien elle souhaitait me connaître et comme déjà elle désirait me voir victorieuse de toutes les difficultés qui se présentaient sur ma route… Je lui dis ma reconnaissance et aussi mon admiration pour ses enfants, que j’avais réellement trouvés très beaux. Un sourire heureux éclaira ses traits ; elle dit :

— N’est-ce pas qu’ils sont ravissants, mes petits princes ? J’en suis fière… Il faudra venir souvent ; vous verrez, je leur apprendrai à vous aimer.

La conversation se prolongea fort avant dans l’après-midi, et ce fut le coupé de la jeune princesse qui me ramena en ville.

Le soir, au harem, je fus naturellement très entourée. Toutes les femmes me questionnaient à la fois.

— Tu as vu la princesse, ma sœur, tu l’as vue ?

— Qu’a-t-elle dit ?

— Quels bijoux portait-elle ?

— Quelles autres femmes étaient au palais ?

Une fièvre les possédait. Je ne pouvais suffire à satisfaire leur curiosité de pauvres oisives emmurées, assoiffées de nouvelles et d’intrigues. Quand je parlai de Sta-Abouha, la petite moue méprisante d’Azma me fit comprendre que ma nouvelle amie ne saurait compter pour elle. Cette Fellaha ne l’intéressait aucunement. Mais combien au contraire ses regards devinrent brillants quand je narrai l’entrée de la favorite et tout ce qui se rapportait à elle…

Pour tout ce monde, l’histoire semblait palpitante ; car, pour beaucoup, c’était l’histoire ordinaire. Quelle épouse, quelle mère turque n’a vu, au moins une fois, sa place usurpée au foyer conjugal par l’esclave blanche de sa race, qu’une sotte préférence lui a fait choisir pour confidente et pour amie ? A la trouver sans cesse entre lui et sa compagne, l’époux a fini par les confondre, et pour peu que l’esclave soit plus jeune, plus jolie, ou simplement plus habile, le règne de la femme est fini. L’esclave prend sa place et s’y maintient, dans tout l’orgueil d’une revendication glorieuse. Si l’épouse est faible, si elle accepte le partage, elle peut parfois refaire son bonheur sur des ruines, ou tout au moins supporter, sans trop de changements pécuniaires, la honte de sa nouvelle existence ; mais si elle se révolte, elle n’a plus qu’à se voiler la face et à quitter la demeure inhospitalière qui ne saurait plus l’abriter, puisqu’elle ne reconnaît pas au maître la liberté d’un autre amour.

Pour ce qui regardait la concubine du prince, l’opinion était plutôt favorable. Cette jeune femme n’était point méchante. Au contraire, depuis qu’elle régnait en souveraine au palais, déjà son influence se faisait sentir : les requêtes étaient plus favorablement accueillies du maître, les ordres moins sévères, les punitions moins fréquentes, toutes les autres esclaves mieux traitées. Aussi grande fut ma surprise d’entendre la cousine Azma qui, depuis un moment, gardait le silence, s’écrier dans un élan de colère, qu’elle était impuissante à contenir plus longtemps :

— Ah ! ces esclaves blanches, que Dieu les maudisse ! Elles seules savent arranger leur vie en brisant celles des autres. Il n’y a de bonheur que pour elles sur la terre !

Je savais Azma d’humeur paisible. Jamais son benêt de mari n’eût cependant osé la tromper en face, ni prendre une autre épouse. Alors pourquoi ces paroles d’amertume, pourquoi ces regards soudain durcis, au point que je ne reconnaissais plus les larges yeux de bonté qui m’avaient conquise ? Elle comprit mon étonnement et, sans prendre même la peine de renvoyer les femmes qui nous entouraient, elle me dit l’histoire navrante que, seule dans la maison, j’ignorais.

— Tu as vu la femme qui vient de se retirer tout à l’heure, celle que tous, ici, appellent respectueusement Homa-Hanem[20] ?… Toi-même, comme tant d’autres, tu t’es laissé prendre à ses paroles mielleuses, et peut-être crois-tu qu’elle a pour toi un peu d’affection, ou seulement de sympathie ?… T’es-tu jamais demandé qui elle était ?…

[20] La mère des demoiselles.

Je dus avouer que je ne m’en rendais pas bien compte, habituée que j’étais à présent à voir tant de femmes autour de moi, sans chercher même plus à m’enquérir de leur emploi dans la maison. Azma eut un rire de mépris.

— Leur emploi… Tu ne sais pas comme tu as bien dit ! Eh bien ! pauvre petite française innocente qui n’as rien deviné, apprends que cette fille était ma servante, une géorgienne que mon père généreux avait achetée uniquement pour mon service personnel. J’étais jeune, je lui laissai insensiblement prendre une trop grande autorité dans le ménage dont mon père continuait à partager les dépenses. Un jour, je m’aperçus que mon esclave était l’unique maîtresse du logis. J’ai voulu la chasser : mon père serait parti avec elle, et tu sais que chez nous, le chef de famille est un Dieu… Même mon mari n’ose point s’asseoir, ni fumer devant lui, sans qu’il l’y invite. Des années ont passé, et maintenant, sans être mariée, cette créature a plus de droits que moi dans notre demeure. Les deux petites filles que tu vois ici sont ses enfants… mes sœurs !… Et ce n’est pas tout. J’avais une autre esclave, déjà fanée, laide, mais intelligente et travailleuse ; je l’ai donnée à mon père pour surveiller l’abadieh où il habite une partie de l’année… Sais-tu ce qui est advenu ? Cette femme est mère à son tour d’un fils qui sera le principal héritier des biens de la famille, et ce vieillard de quatre-vingts ans, dont je suis la fille légitime, ne craint point de se faire soigner ici, sous mes yeux, par ses deux concubines, auxquelles la maternité donne des droits pareils à ceux des épouses, et sous mon toit j’assiste à cette chose honteuse, la lutte féroce de ces deux esclaves.

Je m’expliquai alors bien des choses.

Pauvre chère Azma, comme vous avez dû souffrir dans votre orgueil de fille orientale et comme je vous aimai davantage, ce soir-là !! ! Car, à part ce que vous veniez de me dire, je savais, moi, ce que vous ignoriez encore, les trahisons multiples dont était entourée votre vie d’épouse sans tache !… et jusqu’au nom des amies sans scrupules, qui disputaient aux esclaves et même aux négresses des cuisines le cœur de votre volage et stupide époux !…

Je ne sais rien de plus tragique et de plus douloureux que cette histoire absolument véridique et qui, même aujourd’hui, a pour résultat de si bien embrouiller l’écheveau des parentés que je ne puis parvenir à définir les degrés qui relient les membres actuels les uns aux autres.

A présent, non seulement la douce Azma, mais la vieille esclave et la jeune sœur, sont couchées au tombeau côte à côte, et seul le terrible veuf se maintient solide et vient, à plus de soixante ans, de se remarier à une enfant venue au monde quarante-cinq années après lui… Azma, heureusement, ne se doutait point que sa propre mort fût si proche et moins encore prévoyait-elle les événements qui suivraient… La jolie femme, radieuse de vie et de santé, ne pouvait savoir — et ce fut une grâce de sa destinée — que le père octogénaire dont elle déplorait la conduite la précéderait seulement de quelques jours dans ce royaume de ténèbres dont elle ne parlait qu’avec terreur…

Après ces confidences, une gêne demeura entre nous, peut-être la fille très tendre qu’était Azma regrettait-elle de m’avoir ouvert son cœur ?… Elle avait une rare délicatesse de sentiments et la certitude de l’effet produit sur moi, Européenne, par les paroles que je venais d’entendre, n’était point sans l’inquiéter. J’étais trop jeune, trop peu habituée à dissimuler, pour essayer même de la détromper. De ce jour, l’oncle que je commençais à aimer très sincèrement me parut odieux, jusqu’au moment où il me fut devenu tout à fait indifférent. Ma tendresse était partie avec mes illusions.

Ce fut en vain que j’appelai le sommeil cette nuit-là.

Les récits entendus revinrent à mon esprit en sarabandes endiablées. La famille n’existait pas, ne pouvait pas exister en terre égyptienne, tant que les hommes persisteraient à faire une loi de leur plaisir…

Quelle confiance accorder, quel dévouement consacrer à celui qui, presque sûrement, nous trahira l’heure venue, et n’éprouvera même point le besoin de cacher ou seulement de voiler sa trahison reconnue légale, et comme faisant partie intégrante de ses droits ?…

Au jour, je repris courage avec le retour de la lumière. Je me reprochai mes sottes idées, mais le soupçon était entré en moi et longtemps je devais en souffrir…

Le lendemain, Alima Zoraïjera vint me réveiller :

— Vite, vite, habille-toi, madame ma maîtresse veut t’emmener avec elle !…

— Où cela, Alima ?…

— Chez des amies, là-bas, derrière Saïda-Zénab.

— L’indication était vague. Je me décidai cependant à obéir aux volontés d’Azma, dans la crainte de lui causer de la peine, si je refusais de l’accompagner dans sa visite.

En me voyant paraître, prête à sortir, un bon sourire éclaira sa face où chaque impression se pouvait lire comme sur les traits des petits enfants et, vraiment, cette femme de trente ans avait l’âme limpide, l’esprit candide d’une fillette.

— Tu n’es pas fâchée, tu acceptes de venir ?… Comme je suis contente…

Pourquoi aurais-je été fâchée ?… Je la rassurai de mon mieux et il fut entendu que jamais, entre nous, il ne serait plus question du sujet pénible qui avait fait le fond de notre conversation de la veille.

Nous nous mîmes en route. Gull-Baïjass, l’esclave blanche, et Zénab, ia parasite indispensable, nous accompagnaient. J’avais revêtu, pour complaire à ma cousine, la habara de satin noir et le yechmack immaculé des Turques, costume qu’elle portait elle-même.

Je me parais d’autant plus volontiers de ces vêtements, qu’ils me permettaient de circuler plus librement dans les quartiers indigènes et cela rendait la pauvre Azma si heureuse de me voir ainsi accoutrée !…

— Tu ne sais pas, me disait-elle, comme notre costume te va bien… tu ressembles à ma sœur Aïcha que j’ai perdue, et tout le monde la trouvait jolie.

J’étais, naturellement, très fière de ressembler à Aïcha.

Nous allâmes à pied pendant près d’un quart d’heure, à travers des petites rues, un peu sales, mais dont le pittoresque me charmait. C’était le Caire indigène du siècle dernier, dans toute son originalité puissante. Partout autour de nous, de hautes maisons, dont les murs saillaient capricieusement à la mode arabe, présentant les fenêtres et les balcons en moucharabiehs d’un travail exquis ; les rues étaient si étroites que l’on pouvait se parler d’une demeure à l’autre… En bas, la large porte s’ouvrait sur des cours presque pareilles. Au milieu d’un vaste hall pavé de mosaïques multicolores, un bassin s’étalait et l’on entendait du dehors le bruit léger du jet d’eau partant en fusées fraîches sur les lotus et retombant en gouttes sur les dalles de la cour, dont les vives couleurs s’animaient. Parfois, un eunuque assis sur le banc d’entrée se levait à notre approche et venait baiser la main d’Azma — si personne n’était dans la rue. — Des bébés, nègres ou blonds, jouaient sur le pas des portes, vêtus de robes voyantes et coiffés de calottes invraisemblables. Des marchands de noix de coco poussaient devant eux leurs charrettes chargées de fruits ; dans un bol de faïence, quelques tranches toutes coupées, recouvertes de glace pilée, présentaient leurs pulpes neigeuses aux lèvres des passants altérés.

Des ânes s’en allaient, trottinant, ployant sous le faix de quelque pacha ventru, ou de quelque énorme bourgeoise qu’un domestique escortait en suivant le pas de la monture, sans lâcher l’ombrelle ouverte sur la tête de la dame et qu’il devait tenir ainsi, tout le long du dur chemin.

Nous traversâmes encore des rues plus populeuses. Ici s’étalaient les demeures luxueuses des quartiers de maîtres, les portes monumentales, ouvrant sur des patios fleuris, faisaient place aux maisons branlantes de vétusté, mais amusantes par la teinte bariolée de leurs façades, auxquelles les boutiques originales donnaient un cachet spécial.

L’encombrement était tel que nous devions marcher à la file et les remous de la populace nous séparaient constamment. Dans les échoppes à l’ancien goût du pays, les marchands se tenaient assis, les jambes repliées à un bon mètre du sol, sur le bois servant à la fois de plancher et de devanture… Ils nous regardaient passer, placides et bienveillants, sans lâcher le bout ambré du narghileh qu’ils tenaient contre leurs lèvres, dans toute la nonchalance de la pose orientale… tous les types de la race étaient représentés : depuis le petit changeur israélite étalant ses piastres et sa monnaie d’or dans un grand coffre à couvercle de verre, jusqu’au marchand de sirops — arménien ou turc, portant les larges culottes, la rouge ceinture et le court turban de ses monts d’Asie. On voyait encore des débitants de kouchaffs (boisson gréco-syrienne faite d’un mélange de miel, d’essence de rose et de fruits secs, servis entiers) — des pâtissiers indigènes roulant gravement le counaffa et le fettir, des fruitiers vêtus de robes magnifiques paraissant ensevelis sous les montagnes de melons et de pastèques, tandis que sur la chaussée, bien arrangés en des paniers ronds, les abricots minuscules (mechmèches), les prunes jaunes en forme d’œuf et les grosses cerises de Syrie mettaient une note vive sur le vert des énormes cucurbitacées garnissant le fond du magasin. Cela était coquet, luisant et ordonné comme un tableau.

Plus loin, je vis encore des bouchers dont les tabliers dégoûtants repoussaient, du même coup, la vue et l’odorat. Les moutons entiers pendaient, lamentables, sur les portes et, pour les préserver des mouches et du grand soleil, on les avait enroulés dans une sorte de linceul humide. Les animaux prenaient sous cette enveloppe une vague apparence de cadavres, et le robinet qui se voyait au fond de l’échoppe égouttant son eau sur un amas de viscères sanguinolents, achevait de prêter à cet endroit un air lugubre de morgue exotique.

Enfin, les marchands de bijoux, exhibant jusque dans la rue les lourds colliers de sequins, les bracelets d’or et de cuivre, les bagues énormes, travail solide et grossier des ouvriers actuels. Sur tout cela, de loin en loin, les marchands de parfum jetaient la gamme élégante. Sitôt que l’on passait devant les bocaux de toutes formes emplis de liquides aux couleurs diverses, une senteur violente s’échappait du magasin, un arôme bizarre fait d’encens, de myrrhe, de cinamone, de giroflée, d’ambre et de santal, dont les narines étaient suffoquées.

Mes compagnes n’en paraissaient point gênées. Elles s’arrêtaient souvent pour mieux humer la fragrance des aromates. Zénab, la fille de la nature que les convenances ne dérangeaient guère, alla plus d’une fois faire imbiber son mouchoir de coton quand le marchand d’essences lui était connu.

Enfin, nous arrivâmes chez les amies d’Azma : la maison, cette fois, différait totalement de toutes celles que j’avais vues jusque-là !… Elle se trouvait dans une rue si étroite que les fenêtres en saillie venaient presque toucher celles de la demeure d’en face.

Pas de cour, mais à la place une sorte de puits à fleur de terre, où l’eau croupissante reflétait, à ce moment, sur la nappe verte toutes les flammes du soleil d’été. Autour de ce puits, une mince bande de chemin asphalté et là-dessus une rampe circulaire formant balcon. Sur ce balcon, tapissé de vignes grimpantes, ouvraient les cinq portes du logis. On y accédait par quelques marches branlantes. Cela sentait l’usure et menaçait ruine, mais il se dégageait de l’ensemble une note ancienne et particulièrement originale.

On nous reçut sur le balcon formant terrasse. On avait installé pour nous des chiltas et des tapis persans d’une grande beauté. Deux femmes s’avancèrent. Elles étaient pareillement vêtues de galabiehs blanches, taillées dans cette toile de lin d’une finesse si rare, que je n’ai vue dans nul autre pays qu’en Égypte et en Turquie. Cette étoffe, à la fois souple et brillante, semble le vêtement rêvé pour les contrées tropicales. Elle procure à la peau une sensation de délicieuse fraîcheur.

Nos hôtesses n’agrémentaient leurs robes d’aucun ornement. Sur leur front, un bandeau de fine batiste, que recouvrait entièrement un long voile à la vierge, également blanc et tombant en plis flous autour de leurs têtes. Ces femmes avaient dû être belles. Elles gardaient une pureté de traits remarquable et de jolis yeux. Mais les traits étaient à ce point émaciés, les lèvres si décolorées, le teint si pâle, qu’on les eût crues déjà mortes et prêtes pour le cercueil, n’eût été la vivacité surprenante de leurs gestes et la flamme ardente de leurs regards.

Ce sont les deux sœurs, Hussna et Nazira — m’avait dit Azma ; — elles sont vierges et vivent comme des saintes dans leur maison, dont elles ne sortiront plus que pour le tombeau.

Cela avait suffi pour m’intriguer follement.

Il faut connaître les idées musulmanes sur le célibat des femmes, pour comprendre ma surprise ; toute femme, selon la loi coranique, doit obéir à son destin terrestre, qui est de prendre un époux. Cette loi est à ce point rigoureuse que les prostituées, avant de se livrer à la débauche, doivent tout d’abord se marier et sont libres ensuite de suivre le mauvais chemin… La virginité est en abomination à la société, dès qu’elle devient un état. Je n’ai jamais connu d’autres vieilles filles autour de moi, ni dans le peuple, que les deux sœurs Hussna et Nazira. Elles semblaient se rendre compte de l’étonnement constant qu’elles provoquaient. Elles représentaient dans leur monde une manière de phénomène et leurs efforts à toutes deux consistaient à se hausser si avant dans l’opinion, que l’admiration de chacun fût plus forte que le blâme.

A leur religion, elles avaient pris toutes les vertus. Chastes, elles interdisaient devant elles les conversations déshonnêtes et les phrases équivoques. Sobres jusqu’à l’abstinence pour elles-mêmes, elles étaient généreuses jusqu’à la prodigalité, sitôt qu’il s’agissait de leur prochain.

Elles savaient toutes les prières et accomplissaient dévotement tous les rites du culte musulman. Sans grande richesse, elles avaient cependant fait le long voyage de La Mecque au prix de mille difficultés. Elles pratiquaient le jeûne non seulement durant le mois sacré, mais à chaque fête, en musulmanes convaincues, qui ne sauraient se contenter des apparences.

Leur maison était connue de tous les malheureux sans asile, et jamais elles n’avaient refusé de partager leur modeste provende avec la pauvresse qui venait à l’heure de midi frapper à leur porte.

De tant de perfections réunies une auréole planait sur elles, les faisant différentes des autres femmes, et moi-même, étrangère et chrétienne, j’en subissais le prestige incontestable.

Elles me furent accueillantes et douces et, pendant le repas qui fut servi à terre, sur les nattes, elles me placèrent entre elles deux et s’occupèrent de moi constamment. On nous offrit un dindonneau, des pigeons, des feuilles de mauve, des courgettes, du riz aux noisettes et aux raisins secs, qui me parut d’un goût exquis. L’eau, très fraîche, était passée à chaque convive dans la gargoulette, dont un bouquet de feuilles et de fleurs d’oranger garnissait le goulot. Après les ablutions et le café, les deux sœurs, en même temps, tirèrent leurs montres de leur ceinture. Comme toujours, on s’était mis à table fort tard, le service avait traîné, il était quatre heures !…

L’heure de la prière : El-Assr ! Sett-Hussna et Sett-Nazira se levèrent ; l’esclave noire, qui nous avait présenté les plats du déjeuner, apporta de nouveau l’aiguière des ablutions et deux petits tapis. A tour de rôle, les deux sœurs se déchaussèrent, lavèrent leurs mains, leurs pieds, humectèrent leurs faces et leurs oreilles, puis, côte à côte, sur les tapis posés au fond de la pièce, sans se soucier de leurs visiteuses, elles commencèrent la prière.

Elles exécutaient en cadence chaque mouvement, se relevaient, s’agenouillaient ou baisaient la terre, du même geste automatique, en prononçant les mêmes paroles de leur voix grave. Et c’était comme l’évocation d’un autre âge, la vue de ces deux femmes, rigides dans la majesté un peu théâtrale de leurs voiles blancs, si détachées de nous, si lointaines, si parties en même temps sur les ailes de la foi, vers la patrie des ancêtres, d’où leurs sœurs modernes, ignorantes et futiles, s’éloignaient un peu plus, chaque jour qui commençait.

Et ce fut alors qu’Azma, devinant la curiosité qui me tenait depuis mon entrée dans cette maison, me fit à voix basse le récit de ces deux existences, véritable conte des mille et une nuits.

Hussna et Nazira étaient nées au palais de la princesse Z…, à Choubrah, d’un père libre et d’une mère affranchie. Cette mère elle-même, esclave circassienne, vendue très jeune avec sa petite sœur au harem de la princesse, avait connu les pires tourments. Le palais était réputé au Caire pour les abominations sans nombre qui s’y commettaient chaque jour ; les deux fillettes, par miracle, échappèrent au danger. Mais leur grande beauté les avait marquées d’avance pour le caprice des maîtres. Avant d’être nubiles, elles connurent tant d’infamies que l’une d’elles, la plus jeune, en mourut au commencement de sa quinzième année. L’autre, folle de révolte et de chagrin, parvint à s’enfuir et s’en vint demander asile au médecin du palais, dont elle avait souvent entendu vanter la bonté autour d’elle. Il réussit à la tenir cachée durant quelques jours.

Sur ces entrefaites, la princesse, — celle que l’on appelait la Marguerite de Bourgogne du monde musulman, — mourait tout à coup.

L’esclave savait trop de choses ; il valait mieux la supprimer ou s’en défaire. Le médecin, auquel on avait quelque gratitude pour son zèle et sa discrétion, osa présenter la défense de la rebelle et revendiquer sa liberté. On la lui accorda en lui ordonnant d’épouser la femme. Il obéit à contre-cœur, partagé entre ses principes d’honnête homme et la pitié qu’il ressentait pour la malheureuse qui s’était confiée à lui. Il mourut. La veuve resta seule avec l’unique espoir d’une maternité prochaine, qui n’était, lui semblait-il, qu’une peine de plus dans sa triste condition. Elle mit au monde deux jumelles, Hussna et Nazira…

Elle les voyait grandir, belles et désirables comme elle-même et sa sœur avaient été, une crainte terrible lui vint de les voir reprises par ce palais où mille liens les tenaient encore. Alors, dans l’effroi de son pauvre être meurtri, elle se plut à les élever dans la terreur de l’homme et des maîtres, quels qu’ils fussent. Chose monstrueuse en ce pays d’Orient, elle sut inculquer si violemment ses idées à ces jeunes cerveaux pétris de sa chair, qu’elle en arriva à faire jurer à ses filles de demeurer vierges malgré tout. Les deux sœurs avaient tenu leur serment ; et maintenant, vieilles toutes deux, après avoir depuis longtemps conduit au tombeau leur triste mère, elles ne sortaient plus que pour lui rendre visite aux jours de fête, selon le rite musulman, et ne quitteraient leur maison que pour rejoindre la morte adorée, là-bas, au cimetière d’Iman-Chaffi, à l’ombre de la citadelle.

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