Au cœur du Harem
XI
Le lendemain de mon arrivée les visites affluèrent. Ah ! ces visites !… Bientôt elles constituèrent pour moi un véritable supplice. On venait me voir comme une bête curieuse et malgré toutes les excuses que je pouvais alléguer, il me fallait paraître, m’exhiber, tourner sur toutes les faces devant les matrones, amies ou parentes de la famille, désireuses de se rendre compte si mon mari avait eu bon goût. Généralement, l’examen était favorable. Après avoir touché mes joues, mes cheveux, mes bras, ces dames hochaient la tête en signe d’approbation. Mais presque toujours, elles avaient une restriction.
— Pourquoi es-tu si maigre ? Il faut engraisser, ma fille, les hommes aiment les femmes dodues.
Ma taille mince les navrait. Souvent on me demanda si j’étais malade.
Un autre geste, fréquent dans le monde féminin d’alors, et qui me révoltait, acheva de me faire prendre en horreur ces visites quotidiennes.
Les femmes un peu âgées ne manquaient point, après m’avoir observée, questionnée, palpée, de me taper sur le ventre en prenant des airs mystérieux.
— Il n’y a rien là-dedans ?
D’abord, je ne compris pas, il fallut les rires joyeux de l’entourage pour m’éclairer sur la signification du geste.
Pour ces pauvres êtres que la maternité seule relève dans la maison de l’époux, l’enfant est la plus évidente consécration de leur règne. N’en pas avoir constitue une tare, dont elles n’arrivent pas à se consoler, car la stérilité fait planer sur leur tête la terrible menace de la répudiation, qui en est d’ailleurs presque toujours la conséquence.
Donc, si moi, étrangère, chrétienne, je joignais à ces deux malheurs celui de n’être point mère, c’en était fait de l’amour de mon mari ; et ces femmes croyaient certainement me témoigner le plus visible intérêt en me questionnant sur le sujet unique qui leur parût mériter attention. Aussi quels regards de pitié ou de mépris il me fut donné de saisir au passage quand j’avouais « qu’il n’y avait rien » ! Je me suis heureusement rattrapée depuis, et ce ne fut pas sans fierté, que je montrai plus tard mes trois enfants, qui se suivaient à un an de distance.
Du coup, le dernier espoir que la famille avait conçu de voir mon mari me quitter pour prendre une femme musulmane, s’envola.
Quelquefois les observations étaient plus directes.
— Pourquoi n’abjures-tu pas le christianisme, tu n’aimes donc pas ton mari ?… Que feras-tu après ta mort si tu es séparée de lui ?…
Je changeais habilement de conversation, ce sujet m’étant devenu parfaitement insupportable. Mais toujours on y revenait et je sentais à quel point nous étions détestés là-bas. C’était aussi des questions extravagantes sur nos mœurs, nos coutumes, et surtout les relations des hommes et des femmes d’Europe entre eux dans l’état libre et dans le mariage. On ne peut se figurer les histoires véritablement extravagantes que les maris d’ici racontent à leur harem. On nous prête des habitudes monstrueuses, dont la stupidité n’aurait d’égale que l’impudeur. J’ai eu grand’peine à détruire chez celles qui m’écoutaient, sans parti pris, les préjugés innombrables qu’elles nourrissaient à l’égard des ménages de France. Pour leur crédule imagination, il n’était pas d’abominations auxquelles ne se livrassent sans vergogne les plus vertueux époux de notre pays.
L’instruction que l’on commence à donner aux petites Égyptiennes et surtout les voyages que beaucoup d’entre elles font maintenant en Europe, auront bientôt raison de ces sottes croyances, mais à l’époque où j’arrivai, les femmes qui avaient traversé la mer se comptaient au Caire et cela n’était point pour augmenter leur prestige. J’ai vu une vieille dame très rigide refuser de recevoir une jeune fille musulmane, dont le frère avait parachevé l’éducation, en l’envoyant cinq ans dans un couvent de Montpellier. La vieille dame timorée considérait la créature assez éhontée pour avoir pu vivre si longtemps à visage découvert au pays des infidèles comme une charmoutta (fille de mauvaises mœurs) dont une honnête mahométane devait fuir l’approche.
Les visites se succédaient toujours dans le même ordre et s’accomplissaient selon les mêmes rites immuables.
Les dames de bonne maison arrivaient flanquées de leur eunuque. Celui-ci, dès le seuil, frappait trois fois dans ses mains pour annoncer ses maîtresses. Aussitôt les esclaves se précipitaient :
— Tffadal ! (Donnez-vous la peine.)
Et l’eunuque alors saisissait la femme la plus âgée ou la plus influente, parmi celles qu’il accompagnait et la hissait tant bien que mal jusqu’au palier. Là, baise-mains et prosternation des esclaves blanches et noires. Ensuite, on se dirigeait vers la pièce, où la maîtresse du lieu tenait, ce jour-là, sa réception.
Les embrassements et les poignées de mains duraient dix bonnes minutes ; puis, comme par un truc de féerie, les voiles tombaient, les Habaras de soie noire glissaient sur les reins des visiteuses et elles se montraient raides et dignes sous leurs robes d’apparat. Jeunes et vieilles étaient vêtues des mêmes étoffes de satin ou de faille claire ; sur leurs têtes, les mêmes mouchoirs de gaze à fleurs, agrémentés de passementerie ; presque toutes ornaient leurs fronts et leurs corsages de fleurs artificielles. Mon étonnement fut au comble, en voyant, un matin, une jeune femme très élégante, qui portait une couronne de mariée. Les fleurs d’oranger ne représentaient pour elle aucun symbole, et ce diadème virginal lui semblait du meilleur goût. Les Turques venaient généralement en toilette européenne, mais, ignorant encore la façon de les porter, elles arrivaient, avant midi ou tout de suite après déjeuner, en robes de bal venues de Paris à grands frais. Et pour ajouter à l’originalité de l’effet, elles étaient parées de l’Ezazieh, sorte de turban de gaze paré de fleurs et se posant un peu en arrière et sur le côté de la tête. Cette coiffure assez seyante n’est plus portée aujourd’hui que par les très vieilles femmes.
Pour les jeunes Turques de cette génération, les boucles et les chignons modernes ont remplacé mouchoirs et turbans. Et c’est encore un gros sujet de scandale pour les bonnes musulmanes, qui n’admettent point qu’une femme mariée montre autre chose de ses cheveux que le bout des nattes qui pendent sous le mouchoir en pointe dans le cou. Seul, l’époux a le droit d’admirer la chevelure de sa compagne.
Les Turques de très grande maison s’habillaient déjà à la mode européenne ; les Égyptiennes portaient la galabieh, pareille chez toutes, ne variant guère que par la couleur. La bottine et le soulier noir étaient encore inconnus. Les petits pieds sortaient à demi, de mules de satin ou de lampas d’or ou d’argent, assortis à la toilette.
Les femmes de condition modeste se chaussaient de babouches éculées, qu’elles avaient soin de laisser devant la porte. Il y a bien peu de temps que les femmes comme il faut elles-mêmes, gardent leurs chaussures dans l’intérieur des appartements. Autrefois et encore à l’époque où j’arrivai, l’usage voulait que l’on se déchaussât chez ses hôtes, comme à la mosquée.
Les femmes qui n’avaient pas les moyens de s’offrir un eunuque, arrivaient accompagnées d’une ou plusieurs esclaves ; les très humbles se contentaient d’une servante Fellaha. Mais bien rares étaient celles qui n’amenaient pas quelques amies.
Aussi les visiteuses avec leurs voiles sombres, leurs yechmack blancs, me faisaient-elles l’effet d’un couvent de religieuses en voyage.
Ce fut au cours d’une de ces nombreuses visites que j’entendis l’histoire de la princesse X. Mère d’une charmante tête, portant couronne aussi, et dont il est question souvent à l’heure actuelle dans les journaux parisiens, cette princesse faisait alors son premier voyage en Europe. Elle débuta par un séjour à Carlsbad où ses médecins l’avaient envoyée. A demi délivrée de la contrainte que lui imposaient son rang et sa qualité de musulmane en Égypte, elle se livra aux pires folies. Alcoolique invétérée, elle se mit à boire d’abord à table, puis chez elle, le soir, dans sa chambre, les vins de choix qu’un maître d’hôtel obséquieux s’empressait de lui servir. Une nuit les domestiques étant couchés, elle se fit servir du champagne et s’amusa avec ses suivantes à casser les goulots des bouteilles contre les murs. Ses voisins de chambre s’étant plaints, on fut prévenu en haut lieu et la princesse reçut l’ordre de se contenter d’eau, sous menace d’être immédiatement renvoyée au Caire.
Alors, dans l’impérieux besoin de son nouveau vice, la dame s’accoutuma à vider les flacons d’eau de Cologne et d’eau dentifrice. Les suites de ce régime furent désastreuses. La pauvre princesse fut un jour surprise par un de ses cousins dans un tel état d’ébriété qu’on décida aussitôt son retour en Égypte. L’histoire, absolument authentique, faisait alors le tour des salons cairotes.
Les visites se prolongeaient très longtemps. Souvent, on gardait les étrangères toute la journée. Quand elles demeuraient dans un quartier un peu éloigné, elles passaient la nuit et quelquefois plusieurs jours. Le soir venu, on apportait des matelas, on dressait les moustiquaires et cela se faisait très simplement, comme une chose toute naturelle, les amies devenant de la famille sitôt le seuil franchi.
Les hommes, pendant ce temps, étaient relégués dans le Mandara ; il est contraire à l’usage qu’un mari musulman franchisse le gynécée, quand sa femme reçoit un harem étranger. Même pour dormir, monsieur doit se contenter de la chambre toujours prête aux étages inférieurs. Sous ce rapport, les musulmanes jouissent d’une liberté que peu de maris européens consentiraient à accorder à leurs femmes. Il y a, en Égypte comme en tout pays, des maris jaloux, forçant leurs compagnes à subir un contrôle de tous les instants et interdisant toute sortie à leur famille. Mais ces maris-là, je le déclare, sont des exceptions. Ici, plus qu’en France peut-être, la femme en ce qui concerne sa vie personnelle et ses relations féminines jouit d’une liberté excessive. Non seulement elle a le droit de recevoir toutes les amies qui lui plaisent et de leur offrir la plus large hospitalité, sans même consulter son mari, mais elle sort à sa guise, rentre quand il lui plaît, et se rend aux bazars, aux lieux de promenade, aux bains, sans la moindre gêne, pourvu qu’elle prenne soin de se faire accompagner.