Cady mariée : $b roman
IX
Cady s’arrêta dans son récit, la mine futée et gourmande.
— Et alors…
Félix Argatte continua, amusé, un cigare aux lèvres, les yeux attachés sur la conteuse :
— Et alors !… On dirait un gosse qui raconte !
De l’autre côté de la jeune femme, sur le canapé où ils étaient tous trois assis, Montaux, souriant avec complaisance, observa :
— C’est une gosse aussi, je vous en réponds !… C’est pourquoi on lui pardonne toutes ses méchancetés…
— Taisez-vous donc ! s’écria Cady. Laissez-moi finir mon histoire !… Est-ce qu’elle vous embête ?
— C’est-à-dire, fit Argatte, que c’est votre psychologie à vous qui est intéressante là dedans. Car, au fond, qu’y a-t-il dans votre anecdote ?… Un pauvre bonhomme vous a suivie, abordée, il a cru vous trouver favorable à son désir — naïf, en somme — il vous a confié toute son histoire, ses peines de cœur, il vous a supposée émue, il s’est ému lui-même, il pensait avoir trouvé en vous une amie… et puis, après l’avoir fait marcher à fond, vous être promise, lui avoir fait espérer non seulement une heure de joie, mais une liaison durable, qui l’enchantait, vous avez filé, lui donnant un rendez-vous illusoire…
— Ce que vous narrez bien !…
— Eh bien, je vous le répète, ce qu’il y a là dedans de curieux — car, lui me fait pitié…
— Ame sensible !…
— C’est le mobile qui vous a poussée à cette aventure… Y a-t-il en vous une volupté secrète à non seulement exciter le désir d’un homme, quel qu’il soit, mais encore à émouvoir son cœur ?… Est-ce de l’espièglerie étourdie qui ne mesure guère la portée de ce qu’elle fait ?… Ou est-ce un fond de rancune, de méchanceté contre l’homme en général, qui se satisfait en bafouant n’importe quel individu ?…
— Il y a sans doute un peu de tout cela, approuva Montaux. C’est un être complexe, notre Cady…
La jeune femme se renversa en riant sur les coussins du canapé. Par la porte grande ouverte, on apercevait dans le cabinet du juge, attablés à un bridge, Laumière, Deber, Victor Renaudin et Marie-Annette. Partout, l’on fumait, et Mme de Montaux elle-même allumait cigarette sur cigarette.
— Vous n’y comprenez rien, déclara Cady. Dans ces cas-là, il n’y a en moi ni sensualité, ni blague, ni sadisme… J’éprouve une réelle sympathie pour ceux qui m’accostent, et à qui j’inspire un tas de sentiments qui varient suivant les types. Et puis, ça m’amuse de bâtir en imagination toute une vie en leur compagnie… Peu importe s’ils sont bêtes ou vilains, puisque ce n’est pas pour de vrai… Un jour, je devais partir avec un ingénieur qui allait s’établir en Russie. Il me promettait le mariage au deuxième enfant… Une autre fois, j’ai bavardé au moins trois heures durant avec un militaire qui postulait une place de gendarme… Celui-là devait m’épouser immédiatement. J’avais révélé un état de couturière, et quelques modestes économies… Nous avons arrangé ensemble tout un plan d’existence… Pendant une journée, je me suis vue femme de gendarme, dans un petit logement de caserne, à la campagne, avec un jardin et des poules. Il m’affirma qu’on pourrait « graisser un porc » et que j’aurais la faculté de porter un chapeau le dimanche. Je savais également qu’il avait des goûts simples pour la nourriture, et qu’au lever un morceau de pain et un poireau cru lui semblaient un régal… C’était épatant !…
Montaux rit, répétant :
— Quelle enfant !
Argatte faisait tomber la cendre de son cigare, en rêvant silencieusement.
On l’appela dans la pièce à côté pour remplacer Mme de Montaux qui sortait. Marie-Annette vint se jeter sur le canapé, auprès de Cady qu’elle embrassa.
— Chérie !…
Et elle lui glissait, tout bas :
— Tu as compris mes signes ? Ça y est, ton mari a casqué… J’en ai été stupide…
Paul de Montaux s’éloigna, s’intéressant au bridge, là-bas.
Cady serra la main de sa cousine.
— Oui, j’avais bien auguré de ta gesticulation saugrenue… Merci, mon chou. Tu as l’argent ?
Marie-Annette lui passa les billets avec précaution.
— Tu vois, je ne garde que cinq cents francs… Tu avais raison, l’histoire absurde des courses et de la femme de chambre a pris merveilleusement. Il m’a fait un peu de morale en souriant, et m’a recommandé de ne pas te parler de cela… Il m’a d’ailleurs avertie discrètement qu’il ne faudrait pas recommencer, vu qu’il n’était pas millionnaire. Que, s’il se trouvait avoir ici la somme que je lui demandais, c’est qu’elle avait une destination précise, et que, pour la remplacer, il lui faudrait faire quelques combinaisons… Pauvre homme ! Cela m’ennuyait de l’entendre me raconter tout cela si simplement, si gentiment !… Pour un peu, je lui avouais que c’était de la blague, et je lui laissais sa galette…
Cady se récria :
— Ah ! bien, c’était une chose à faire, par exemple !…
Quelques instants plus tard, Jacques Laumière venait rejoindre les jeunes femmes, et Marie-Annette, qui détestait son ironie, s’éloignait.
Cady s’était levée ; elle gagna une fenêtre qu’elle ouvrit.
— C’est irrespirable ici, avec toute cette fumée ! déclara-t-elle avec dégoût.
Elle sortit et s’accouda sur le balcon, songeuse. Malgré la nuit, il lui semblait retrouver la vision de l’autre matin… Georges, là-bas, la guettant… Ses yeux demi-clos, elle tressaillait sous la morsure de l’air vif du soir parvenant à ses épaules et ses bras nus, mal défendus par un frêle tissu.
Les baisers de Georges… sa voix… l’étreinte de ses bras…
Elle se redressa brusquement, le charme rompu. Laumière lui parlait, l’attirait.
— Ne reste pas là, il fait froid et tu n’es pas vêtue.
Il refermait la croisée ; il faisait asseoir Cady, encore incomplètement arrachée à son rêve.
Un paravent les dérobait aux regards des joueurs assis dans le fumoir. Cette petite causeuse empire, le meuble préféré de la jeune femme, avait abrité bien de leurs confidences et de leurs caresses depuis quatre ans.
Il tenait la main de Cady, la pétrissait, comme s’il eût espéré, par ce peu de chair à elle dont il s’emparait, parvenir jusqu’à la pensée, à l’âme qui lui échappaient.
— Qu’as-tu ?… A quoi, à qui penses-tu ? questionnait-il avec une âpreté mal dissimulée sous son air d’habituelle froideur. Je ne te reconnais plus, je ne te sens plus ma Cady, ma petite amie.
Elle essaya de sourire.
— Moi ?… Mais je suis comme toujours.
Il secoua la tête.
— Non… Tu es comme tu ne fus jamais.
Elle plaisanta :
— Vraiment ?… Alors, c’est grave.
— Très grave… Car, au lieu d’éprouver comme d’ordinaire du plaisir à te confier à l’homme qui te permet tout, qui comprend tout de toi, tu te dérobes, tu essaies de lui mentir…
Il y eut un silence. Puis, elle avoua soudain, la voix brève, hostile, avec une sorte de défi :
— Eh bien, oui, c’est vrai, aujourd’hui je n’ai rien à te dire !
— Ah ?
Les paupières de l’homme battirent. Il était touché. Dans son amour-propre ? Dans son cœur ? Il n’aurait su le dire. Cette petite le tenait par trop de fibres mal définies ; et, lui-même, était un mélange trop complexe d’égoïsme et quand même de sensitivité pour que les sentiments qu’il éprouvait fussent faciles à préciser.
Un désir angoissé de la reconquérir, au moins par la confiance, de la forcer à se livrer à lui intellectuellement le possédait.
Et, sournoisement, il usa de ces secrets d’obscure sensualité qui les liaient tous deux indiciblement. Sans ajouter une parole, il l’enlaça avec une douceur féminine, frôla les doigts menus, les bras dont elle lui abandonnait — encore indifférente — la nudité, baisa d’une bouche légère le visage, le cou, les cheveux… ses lèvres paraissant l’envelopper d’une caresse suprême, son souffle la buvant…
Il n’y avait pas là seulement des baisers irréfléchis d’amant passionné, mais une sorte de rite sensuel, à la signification mystérieuse et profonde.
Dans la clarté très atténuée de ce coin de pièce, grâce à l’ardeur qui le possédait, les traits de Jacques se paraient d’un semblant de jeunesse ; il redevenait le beau Laumière d’autrefois.
D’ailleurs, Cady, les yeux clos, ne le regardait pas. D’abord insensible, glacée, elle avait, peu à peu, perçu plus nettement, plus fermement le charme voluptueux dont on l’entourait…
Elle demeurait immobile, passive ; cependant, enivré d’orgueil, Jacques devinait que, graduellement, sans répondre à son étreinte, elle l’acceptait néanmoins…
Et, tout à coup, elle parla d’une voix blanche, enfantine, qui semblait s’échapper des lèvres de la fillette de jadis.
— Jacques, tu te souviens de l’appartement que mes parents occupaient rue Pierre-Charron, quand j’étais gosse ?… Tu te souviens d’une femme qui habitait en face, sur la cour ?… Une femme chez qui tu es allé plusieurs fois avec un grand Russe, qui venait aussi dîner chez nous… Tu te souviens ?…
Il l’écoutait, troublé, pressentant que sous ces paroles banales, mais inattendues, quelque chose de menaçant se cachait, allait sourdre, peut-être cruel, peut-être terrible…
Il oubliait de répondre. Elle insista :
— Dis, tu te rappelles ?
Il murmura :
— Oui, vaguement… une blonde.
— Elle se faisait appeler Charlotte de Montigny. Elle avait un fils… un gamin à cette époque.
Elle s’arrêta, et bas, la voix légère, avec un accent indéfinissable qu’il ne lui avait jamais connu, elle laissa tomber comme on prononce un aveu suprême :
— Et vois-tu, je l’ai revu… il se nomme Georges.
Laumière frissonna, sentant tout s’écrouler autour de leur liaison, comprenant cent fois au delà de ces mots quelconques… Brusquement, il avait une prescience de l’avenir gros d’orages, lourd de désastres. Et son angoisse s’accroissait du sentiment net, accablant, de son impuissance. Son rôle était fini près de cette enfant. Il était désormais celui qui devait tout admettre, qui ne pouvait lutter… qui assisterait à la chute, au naufrage irrémédiable…
Il prononça d’un ton calme et naturel :
— Quand l’as-tu revu ?
Elle s’écria joyeusement, heureuse à présent de se confier, de bavarder avec l’ami de toujours.
— Tiens, précisément le jour où j’ai déjeuné chez toi. Nous nous sommes croisés dans la rue, par hasard, et bien qu’il y eût douze ans qu’on ne s’était vus, que l’on n’avait entendu parler l’un de l’autre, on s’est reconnus…
Elle se tut, se replongeant dans une songerie délicieuse. Laumière questionna :
— Tu l’as rencontré depuis ?
Un sourire malin effleura les lèvres de Cady.
— Pardi ! Tu le demandes, idiot…
Il eut un frémissement exaspéré à l’accent tendre, gentiment cynique… si significatif !… de la créature qu’il connaissait trop bien… Ah ! il n’avait plus besoin de se renseigner, il savait tout, il devinait tout !…
Pourtant, malgré lui, il lui fallut préciser. Il dit avec une brutalité et une banalité de termes qui ne lui étaient pas habituelles :
— Tu es sa maîtresse ?
Elle répondit simplement :
— Oui.
Jacques sentait un malaise, presque un vertige l’envahir. Sa détresse perça dans l’anxiété de sa phrase hachée.
— Qu’est-ce que c’est que ce garçon ?… Que fait-il ? Comment vit-il ?… Il te l’a dit ?…
Elle ne prêtait guère attention aux pénibles impressions de son ami. Elle eut un rire insouciant.
— Oh ! mon pauvre petit, tu comprends ! Le fils d’une cocotte, élevé on ne sait comment… qui a roulé partout !… Je crois bien que c’est une manière d’apache…
Il ne se laissa pas tromper à cette désinvolture, et dit gravement, avec souffrance :
— Tu l’aimes ?
Ils s’étaient instinctivement séparés ; ils paraissaient causer sagement d’insignifiances. On pouvait les considérer de loin sans que nul soupçon naquît.
Les mains rejointes sur son genou relevé, la tête un peu penchée, ses longs cils mettant une ombre chaude sur ses joues, une inexprimable expression de tendresse et de volupté répandue sur tout son visage délicatement rosé, Cady avoua :
— Mais oui… Je crois que je l’aime infiniment.
Et elle tenta d’expliquer.
— Ce garçon… c’est tout le passé pour moi… mon enfance, mon isolement d’alors… notre affection de gosses… les bonnes parties ensemble, en cachette. Est-ce que je sais !… Peut-être un peu de vice aussi, tout de même, parce qu’il est un type bizarre… pas comme vous autres…
Il dit simplement, sans pouvoir, cette fois, dissimuler son souci grandissant :
— Prends garde !
Elle secoua la tête, avec un rire qui sonna heureux, triomphant, défiant le futur.
— Non, non, il n’y a aucun danger ! Il m’aime comme personne ne m’a jamais aimée et ne m’aimera jamais !
Là-bas, on se levait de la table de bridge. Renaudin avertit Cady.
— Il est bientôt onze heures. Veux-tu servir le thé ?
Alors, chantonnante, allègre, elle s’activa dans cette besogne où elle semblait un papillon allant de l’un à l’autre des convives.
Maurice Deber parvint à l’isoler pendant quelques instants :
— Ne m’invitez plus ! fit-il, la voix colère et douloureuse.
— Parce que ?
— Cela m’est odieux de vous voir parmi tous ces hommes familiers, audacieux, suant le désir !… Mon Dieu, mais votre mari est-il un inconscient ou un misérable ?…
Elle éclata de rire.
— Vous êtes fou, architoqué !… Et puis pas poli, mal élevé, grossier, pain d’orge !… Certes, que je ne vous inviterai plus !… C’était vraiment bien la peine de revenir de Madagascar !…
Il dit sourdement :
— Ah ! je me demande si je ne devrais pas y retourner sans retard !…
Elle le regarda, railleuse.
— Baste ! si vous en aviez réellement envie, vous le feriez sans le dire !… C’est comme les vantards qui parlent de se suicider à tout bout de champ. Ils ne s’y décident jamais !…
Marie-Annette réclamait.
— Cady ! si tu t’éternises avec M. Deber, au moins ne garde pas le sucrier !…
On se retira de bonne heure. On savait que le juge, très actif, surchargé de besogne, devait être matinal, et n’aimait pas les veillées tardives.
Sur le seuil de la chambre conjugale, Victor demeurait hésitant, le cœur ému. Cady l’appela gaiement.
— Viens donc… Je ne puis pas me déshabiller seule, et j’ai envoyé Joséphine dormir.
Il s’élança, joyeux comme un collégien.
Et, durant une demi-heure, elle l’aguicha de son rire, de ses coquetteries, de ses gamineries, s’énervant elle-même à ce jeu pervers qui bouleversait son mari.
Puis, ensuite, elle se refusa brusquement aux mains passionnées qui la saisissaient… Elle mordit l’homme cruellement, telle une petite bête forcée, tandis que, fou, haletant, il devenait brutal, la prenait avec cette folie de viol qui, plus tard, aux heures normales, l’emplissait de honte et de remords… de stupéfaction plus encore, qu’une pareille bestialité pût naître en une âme toute de délicatesse et de tendresse comme la sienne, à la suite des affolantes provocations de ce petit être énigmatique qui, envers lui, avait si peu de la femme, encore moins de l’épouse.
Lorsque, revenu à lui, troublé, repentant, il se pencha sur elle, balbutiant des paroles d’excuse et d’affection, il s’aperçut qu’elle dormait déjà, d’un pur et tranquille sommeil d’enfant, les traits calmes, un vague sourire aux lèvres.