← Retour

Cady mariée : $b roman

16px
100%

IV

Peu après le départ de Maurice Deber, Cady quitta elle aussi le Bellevue-Palace.

Elle était redevenue morne, sa distraction d’un instant envolée. L’air vif des Champs-Élysées envahis par la nuit la fit frissonner, ramener son étole devant son visage et son manchon sur sa poitrine.

Pourtant, la buée lumineuse emplissant la grande voie, la quasi-solitude des larges trottoirs la tentèrent. Elle décida de rentrer à pied.

Dans sa pensée lasse, comme endolorie, passaient les silhouettes de Victor, de Jacques, de Deber, et aussi celle, plus lointaine, du beau Paul de Montaux… Combien ils l’excédaient !… Combien elle se sentait étrangère à ces hommes, indifférente à leurs peines, leurs désirs, leurs jalousies, leur égoïsme !… Dans quel isolement, dans quel vide elle était condamnée à vivre !…

Elle hâtait le pas dans l’avenue descendante, dérobant son visage à la curiosité des hommes qui, assez rares, remontaient vers leurs logis. Elle était bercée, attirée par le ronflement des autos qui parcouraient la chaussée à toute allure dans l’éblouissement de leurs phares qui entrecroisaient brusquement leurs rayons, se séparaient et disparaissaient.

— Si je traversais inopinément, pensait-elle, ce serait vite fait… en bouillie, Cady !

Et l’idée du subit anéantissement lui était d’une infinie douceur.

Pourtant elle continuait sa marche, arrivait à la place de la Concorde, s’engageait sous les arcades de Rivoli, où, à cette heure, les thés mettaient un certain mouvement élégant.

Elle ralentit le pas, fatiguée par sa longue course, et tourna machinalement la tête vers les devantures d’un magasin abondamment illuminé.

A sa droite, la silhouette soudain saisie d’un jeune homme qui la dépassait en la regardant, exposant, lui aussi, durant un instant, son visage à la vive lumière, mit en elle un sourd et singulier émoi.

Elle poursuivit sa route sans pouvoir exactement démêler ce qui s’agitait en elle. Dix pas plus loin, dans la pénombre, l’homme l’attendait adossé à l’un des piliers des arcades.

Elle s’arrêta suffoquée, le reconnaissant !… Ou plutôt ayant l’intuition de qui il était, plus encore à cause du regard et du sourire qu’il lui jetait que par tout ce que ses traits faisaient remonter dans sa mémoire.

Ses lèvres prononcèrent presque muettement un nom éteint en elle depuis des années.

— Georges !…

Et raidie, tremblante, sans réfléchir à ce qu’elle faisait, elle s’éloigna, le perdit de vue. Ainsi que dans un rêve, il s’était soudain évanoui dans l’ombre, et, sans doute, il ne lui apparaîtrait plus jamais.

Pourtant, elle ne tarda pas à entendre derrière elle un pas rapide et léger ; elle devina qu’on la rejoignait ; elle sentit qu’on la frôlait. Son nom, prononcé tout bas, intelligible pour elle seule, la cloua net, ravie au sol.

— Cady ?…

Ses mains crispées l’une dans l’autre à l’intérieur de son manchon, lentement, elle se tourna, et dévisagea le jeune homme avec avidité, découvrant en lui mille détails de la figure, de la physionomie qui, subitement, lui redevenaient familiers après avoir sombré si longtemps dans son souvenir.

— Georges ! répéta-t-elle doucement, la tête un peu penchée sur son épaule, le regard vague, s’abandonnant à la joie inattendue qui l’emplissait et la bouleversait délicieusement.

Et affluaient en elle, l’inondaient, les multiples rappels des heures d’enfance, puériles, perverses, inoubliables, qu’elle avait passées en cachette avec le petit garçon d’alors, fils d’une demi-mondaine habitant l’appartement voisin de celui de ses parents.

Georges !… Le gamin aux boucles blondes, au teint de lait, aux grands yeux candides, au naïf langage pourri d’argot, aux sens déjà éveillés, à l’esprit irrémédiablement souillé par tout ce qu’il entendait, voyait, sentait, frôlait dans la chambre et le cabinet de toilette de sa mère, au contact de la soubrette effrontée, des amies sans pudeur… Georges ! son frère, son enfant, son petit amant si cher !… L’unique, véritable et profond amour de son adolescence précoce… Georges !… qui avait fui de son horizon pendant une nuit d’angoisse, tout auréolée de sang et d’horreur…

Elle se rappelait, frémissante, le baiser d’adieu qu’ils avaient échangé dans sa chambre, à deux pas d’un cadavre… Elle entendait la petite voix émue et résolue du garçonnet lui promettant de revenir, de la retrouver plus tard, quand ils seraient grands…

Et tout cela avait pu s’effacer de sa mémoire, disparaître durant des années ?… Non ! cela ne s’était point effacé, cela n’avait point disparu, l’empreinte était indélébile, puisqu’elle renaissait aujourd’hui, plus fraîche, plus éclatante que jamais !…

Il souriait, s’enivrant aussi à la contempler.

Il était de taille moyenne, svelte et potelé comme dans son enfance. Sa moustache blonde naissante était si légère, si pâle, qu’elle n’ajoutait rien à l’ancienne physionomie de l’enfant devenu homme… très jeune homme… Cady se rappela qu’il devait avoir seulement vingt ans.

Elle retrouvait en ces clairs yeux d’azur aux longs cils noirs l’expression de chaude tendresse, et aussi d’inquiétude, de lâcheté qui lui était si familière autrefois. Il était vêtu élégamment, et néanmoins quelque chose d’indiciblement équivoque émanait de lui.

Instinctivement, elle souhaita pour eux deux l’ombre, la solitude ; et, comme jadis, brève, impérieuse, elle le tutoya :

— Viens !

A pas précipités, ils traversèrent la chaussée, franchirent la grille des Tuileries, et se hâtèrent de gagner la nuit des quinconces, à peine striée par la lueur de rares réverbères. Des ombres louches circulaient qu’ils ne virent point ; leurs mains se prirent ; leurs doigts s’entrelacèrent ; ils avancèrent, cherchant toujours plus de solitude et plus de nuit.

Enfin, ils s’arrêtèrent, et Georges parla, d’une voix basse et caressante ; tandis que Cady l’écoutait, goûtant une inexprimable ivresse à l’entendre.

Lui aussi la tutoyait, bien qu’avec une hésitation, une timidité.

— Depuis longtemps je remettais pour t’aborder… Oh ! ce n’est pas que d’aujourd’hui que je te suis !… Je sais ton nom, où tu demeures, mais je ne me laissais pas voir… Et puis ce soir, cela a été plus fort que moi… Et tu m’as reconnu !

Un vertige saisit Cady. Elle se serra contre lui, appuya sa tête sur l’épaule du jeune homme et tendit ses lèvres éperdument.

— Georges, mon Georges !…

Un baiser ardent les unit, lèvres contre lèvres. Elle avait jeté son manchon à terre ; de ses deux bras, elle entourait le cou de son ami qui l’étreignait sur sa poitrine…

Des minutes indicibles d’envolement, d’oubli, de folie s’écoulèrent…

Le silence n’était troublé par aucun bruit étranger. Une senteur âcre venait du lierre couvrant la muraille de la terrasse du bord de l’eau, près de laquelle ils étaient parvenus. Autour d’eux le sol luisait, éclairé par la rayée lointaine d’un bec de gaz. Là-haut, les arbres serrés accumulaient l’obscurité, et l’ombre semblait descendre des branches pour envelopper leur enlacement de secret.

Enfin ils se séparèrent, tremblants, brisés.

Et, peu à peu, par à-coups, la conscience leur revint du lieu où ils se trouvaient, de ce qu’ils étaient, des mille liens que la vie avait tissés autour de chacun d’eux.

— Oh ! ma Cady ! gémit-il dans une espèce de sanglot de bonheur et de désespoir.

Elle reprenait ses sens, ramassait son manchon, s’inquiétait de l’heure, s’énervait.

— Mon Dieu, il faut que je rentre !… Je dîne en ville et je dois m’habiller… Te quitter si vite !

Elle frappa du pied.

— Oh ! ma vie, mon mari, tous, je les déteste, je les hais ! cria-t-elle véhémente.

Il l’enlaçait, suppliant :

— Reste, reste encore !… Ah ! tu vas partir, et je ne te reverrai plus jamais !… Ce sera fini, tu ne reviendras pas vers moi !…

Elle se dégagea violemment et, la voix changée, dure, elle s’écria :

— Tu es fou ?… Je t’ai retrouvé, et je te perdrais ?… Où veux-tu que je te voie ?… Quand ? Comment ?… Où demeures-tu ? j’irai…

Il eut un brusque sursaut.

— Chez moi ? Oh ! non, c’est tout à fait impossible !

Il se dérobait avec une sorte de terreur.

— Non, non, c’est impossible, je te dis !

Et, reculant, se refusant au baiser que Cady lui offrait de nouveau :

— Écoute, il faut que tu saches… Je ne suis pas dans une situation brillante… Tu comprends, j’ai l’air comme cela, je suis habillé… mais, en réalité, je ne suis pas de ton monde… je…

Elle l’interrompit, avec une intonation gamine et tendre d’autrefois.

— Idiot, je le devine bien !… Et qu’est-ce que cela me fait ?… Est-ce que tu crois qu’il m’est poussé des préjugés ?…

Il essaya de protester faiblement.

— Pourtant, si cela devait te causer des ennuis…

Elle saisit ses mains qui lui résistaient encore.

— Tais-toi ! mais tais-toi donc !… Écoute, à ton tour… Sois certain de ceci : Tu serais un mendiant, un voleur, un criminel, n’importe quoi… tu es mon Georges, et tu seras toujours mon Georges, rien que cela pour moi, tu entends ?…

Ému, subjugué, il céda au geste de Cady, qui l’attirait, et encore une fois leurs lèvres se cherchèrent, mais plus doucement, avec plus de tendresse, et aussi avec plus de sensualité avertie que dans leur premier élan.

Et tous deux étonnés, éperdus et ravis, mesurèrent la profondeur, la solidité, l’universalité du lien qui les unissait, cœur et corps, rêve et chair, faisait de chacun l’être unique pour l’autre…

Les yeux clos, blottie contre lui, Cady gémit plaintivement :

— Je n’ai plus le courage de partir, et pourtant il faut… C’est absurde… Que va-t-on penser ? Comment serais-je reçue ?…

Il couvrait son visage de baisers, les lèvres douces et frémissantes. Elle respirait son souffle jeune, le parfum de muguet dont sa peau et ses cheveux étaient imprégnés.

— Oui, va, dit-il, tout en la retenant contre lui. Demain matin, je t’attendrai où tu voudras… Si tu pouvais être libre, nous déjeunerions ensemble, nous aurions tout le jour à nous…

Les paupières baissées, savourant le bonheur de se sentir serrée sur la poitrine de son ami, dans ses bras étroitement noués, elle ne voulut songer à rien, n’envisager aucune des difficultés, des impossibilités. Elle promit :

— Je me rendrai libre, c’est entendu… Où m’attendras-tu ?…

— Tu demeures près du Louvre… Eh bien, dans la rue Saint-Honoré, sur le trottoir qui longe le magasin. Là, il n’y a guère de danger d’être remarqués.

— A quelle heure ?

Il réfléchit, hésita, calcula à part lui.

— Dix heures… Non, plutôt, veux-tu onze heures ?…

— Bien, j’y serai.

Elle s’arracha de l’étreinte chère.

— Allons, je pars.

Elle se dirigea lentement vers la sortie du jardin, sur le bord de la Seine.

Il ne pouvait se décider à l’abandonner.

— Je puis t’accompagner un peu, s’accorda-t-il. Il fait nuit, personne ne nous verra.

Sur le quai, le long du palais du Louvre, la solitude était si complète que Cady ne résista pas à son désir de lui prendre le bras. Ils avancèrent à pas lents, tendrement appuyés, ne trouvant plus de paroles, tout au déchirement de la séparation.

Enfin, à la station du tramway de Versailles, ils durent se quitter.

— A demain.

A dix pas l’un de l’autre, ils revinrent, invinciblement attirés ; et, malgré la folle imprudence de leur acte accompli presque sous les fenêtres de Cady, mal protégés par l’obscurité éclaircie par de nombreux réverbères, ils s’embrassèrent encore.

— A demain !…

Elle grimpa l’escalier précipitamment, les jambes rompues, la tête perdue, sans force pour imaginer quoi que ce soit, inventer le moindre prétexte…

Dans l’antichambre, son mari accourut à sa rencontre, fou d’inquiétude.

— Qu’est-il arrivé ? Tu es blessée ?… malade ?

Elle s’enfuit dans sa chambre, avec la conscience et la terreur de l’altération de sa voix, de ses traits… Ah ! si elle avait pu se cacher, s’enfuir !…

— Non, non, je n’ai rien… Est-ce qu’il est très tard ? balbutia-t-elle.

Victor, qui la suivait, tourna le commutateur, et, sous la lumière qui jaillit, la pâleur, les yeux brillants de fièvre, tout l’inexprimable qui sourdait de la jeune femme le saisirent ; il se récria :

— Ah ! si, il y a quelque chose !… Voyons, parle !… Tu me rends fou !…

Les regards de Cady s’attachèrent sur un cartel… Il était huit heures et demie !… Elle eut un anéantissement et faillit s’abandonner, tout avouer, créer l’irréparable…

Sa destinée entière fut là, durant une minute, à la merci de sa défaillance…

Sans même se débarrasser de sa fourrure, elle se laissa glisser dans un fauteuil, et demeura muette, affaissée, les yeux fixes…

Victor, à genoux devant elle, l’interrogeait avec anxiété.

— Qu’as-tu, ma Cady chérie ?… Tu souffres ? Tu es malade ?…

Subitement, l’excuse saugrenue, facile, et certaine d’être acceptée jaillit aux yeux de Cady. Elle se sentit sauvée, et balbutia avec précipitation :

— Oui, je ne sais pas ce qui m’a pris… J’ai fait une trop longue course, je crois… J’ai manqué me trouver mal…

Et, cédant aux émotions complexes qui la bouleversaient, elle sanglota, soudain, les mains sur les yeux, comme un petit enfant.

Silencieusement, Victor, profondément inquiet, enleva son chapeau, son étole, sa jaquette, la souleva dans ses bras et la porta sur le lit. Elle se calmait peu à peu, et se laissait aller, les yeux fermés, étourdie, l’âme encore absente.

Victor dégrafa sa robe, mais ne put l’enlever.

— Es-tu mieux ? Parle, ma petite enfant !

Elle leva enfin les paupières et regarda longuement son mari. Elle sentait qu’elle recouvrait graduellement la faculté de penser, de dissimuler, de mentir.

Il suppliait :

— Raconte-moi !… Que s’est-il passé ?

Elle se redressa, descendit doucement sur le tapis et acheva de se déshabiller.

— Mais rien, je te l’ai dit.

Son sang, chaud et rapide, coulait à présent librement dans ses veines. Une sensation de bien-être physique se répandait en elle, succédant à la pénible angoisse des minutes précédentes.

Renaudin eut un éclat subit.

— Voyons ! s’il n’y avait rien, ce n’est pas à cette heure-ci que tu rentrerais, et avec une mine pareille !

Elle porta les mains à ses oreilles, en un geste de souffrance.

— Oh ! je t’en prie, ne fais pas tant de bruit !… J’ai une migraine !…

Il dit plus posément, bien qu’avec fermeté :

— Alors, dis-moi tout… Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Où es-tu allée ?

Tout à fait remise, sa présence d’esprit revenue, elle répondit avec assurance et ingénuité.

— Eh bien, j’ai déjeuné avec Laumière, comme c’était convenu… Je suis restée longtemps parce qu’il est venu une vieille connaissance, Maurice Deber, que père avait fait nommer aux colonies autrefois — il faudra même l’inviter à dîner un de ces soirs. — Ensuite, je suis allée prendre le thé au Bellevue-Palace, et, après, j’ai voulu revenir à pied… Je n’avais pas regardé l’heure… En route, je me suis aperçue qu’il était très tard, j’ai marché vite, et… je ne sais pas… la tête m’a tourné tout à coup… J’ai été obligée de m’asseoir là-bas, sur un banc, le long du quai…

Le calme redescendait dans l’âme troublée du pauvre Renaudin.

— Et c’est tout ? fit-il avec encore une ombre de méfiance.

— Mais oui.

— Personne ne t’a abordée ? On ne t’a pas insultée ? C’est absurde de passer sur le quai quand il fait déjà nuit.

— Cela abrégeait ma route… On ne m’a rien dit… D’ailleurs, il n’y avait pas une âme.

— Tu es restée longtemps assise ?

— Je ne sais pas du tout… J’étais tout à fait étourdie.

— Tu ne t’es pas évanouie ?

— Non, je ne crois pas.

Renaudin réfléchissait.

— Eh bien, ma chérie, il n’y a qu’une chose à faire : téléphoner à ta mère que tu es souffrante, et te coucher immédiatement.

Mais un brusque revirement s’était fait en Cady. Elle protesta, la voix claire, de son accent habituel, rien en elle ne décelant son émoi de naguère.

— Pas du tout !… Je suis très bien à présent, et je ne veux pas manquer ce dîner… Téléphone, oui, pour expliquer notre retard… Du reste, ce sera peu de chose… Envoie chercher un taxi-auto, dans dix minutes j’aurai passé une robe.

Il la regardait, stupéfait.

— Tu veux ?… Tu veux absolument ?…

Elle était déjà en corset, peignant, relevant ses cheveux.

— Mais oui, je veux !… D’abord, maman me ferait la tête pendant six semaines si je la plaquais.

Chargement de la publicité...