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Cady mariée : $b roman

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VI

Fait inattendu, Cady avait ressenti une vive irritation de la discrétion de son mari.

Certes, s’il n’eût pris les devants, elle l’eût relégué là-bas ; mais, en s’esquivant, il la privait d’une heure d’agréable distraction, pendant laquelle, fouillant à pleines griffes dans la chair de sa victime, elle aurait détendu ses nerfs.

Durant la soirée, ses flirts l’avaient distraite de l’obsession de son unique pensée ; mais, à présent, dans la solitude, l’idée de Georges, l’attente du lendemain, son impatience de le voir, sa superstitieuse terreur que quelque chose vînt fatalement entraver leur rencontre s’abattaient sur elle et l’exaspéraient.

Certainement, agitée comme elle l’était, elle ne pourrait dormir !… Des larmes d’énervement baignaient ses yeux. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas supporter ces heures odieuses qui la séparaient cruellement du moment fixé pour le rendez-vous !…

Cependant, dès qu’elle eut la tête sur l’oreiller, un sommeil profond la saisit, l’immobilisa, comme morte.

Au matin, dans un demi-assoupissement, elle entendit Victor ouvrir avec précaution la porte de communication et se retirer ensuite sans avoir le courage de la déranger.

De nouveau, le sommeil l’engourdit.

Quand elle ouvrit les yeux, le soleil dardait par toutes les issues possibles des rayons francs et radieux. Elle sauta à bas du lit. Neuf heures ! Quelle joie ! Elle avait à peine deux heures à souffrir le supplice de l’attente !…

Mais elle était si fébrile, qu’une demi-heure plus tard sa toilette était déjà terminée ; elle était habillée pour sortir. Elle renvoya la femme de chambre, que ses façons inusitées intriguaient visiblement. Elle essaya de lire, pour passer le temps, ne put comprendre une ligne, rejeta le volume avec dépit, et, désœuvrée, ouvrit la porte-fenêtre et s’accouda au balcon.

Elle eut un choc, un frémissement presque douloureux, et quand même délicieux, dans tout son être… En bas, en face, sur le trottoir du quai, Georges se promenait, un journal à la main, feignant de lire. Il leva furtivement la tête…

Et l’anéantissement de Cady était tel qu’elle demeura quelques instants sans mouvement, sans force, sans volonté…

Puis, d’un bond, elle rentra dans la chambre, piqua au hasard un chapeau sur sa tête, s’enveloppa de fourrures, et dégringola l’escalier comme une fillette qui sort de l’école.

Georges la croisa sur le trottoir et, sans paraître l’aborder ni la regarder, il lui dit rapidement :

— Prenez le passage Porsin par la rue Croix-des-Petits-Champs… Vous me trouverez à l’extrémité, du côté de la rue Jean-Jacques-Rousseau.

Il était déjà loin. Elle restait interdite à la même place. Bien qu’elle eût une vague idée que ce dût être tout près, elle ne savait pas clairement où se trouvaient les rues et le passage qu’il lui indiquait. Elle éprouvait une petite colère de sa prudence. Pourquoi ne l’accompagnait-il pas ?… Elle se souciait bien d’être vue ! Et par qui ?… Les concierges, les boutiquiers de la maison… Est-ce que l’opinion de ces gens comptait pour elle !…

Avec lenteur, boudeuse, elle gagna la rue du Louvre, et questionna un agent qui sourit et lui indiqua sa route avec de méticuleuses explications.

Le passage Porsin la stupéfia. Elle croyait être dans quelque lointaine province. On regardait avec curiosité cette passante inconnue. Il y avait un marchand de vieux meubles qui semblait sorti d’un roman de Dickens ; un magasin de parapluies qui, certes, n’ouvrait pas trois fois par an à des acheteurs ; une pâtisserie-confiserie où séchaient d’invraisemblables produits.

Elle traînait le pas, amusée et peu à peu séduite. Comme elle était loin de Paris, de sa vie habituelle !…

Mais, soudain, tout s’envola, tout disparut autour d’elle. Georges, inquiet du temps qu’elle mettait à le rejoindre, venait d’apparaître à l’extrémité du passage.

Ils se regardèrent, se sourirent. Il prit son bras d’un geste de tendre possession et l’entraîna.

— Viens… ici nous n’avons rien à craindre.

Il la faisait entrer dans le couloir sombre d’un petit hôtel. Au premier étage, ils pénétrèrent dans une chambre encombrée de meubles, demi-obscure à cause du peu de largeur de la rue, et des stores de guipure épaisse, des rideaux de laine à ramages à moitié tirés devant les deux fenêtres.

Il y avait un grand lit drapé de rideaux pareils à ceux des croisées, un canapé entre celles-ci. Une commode surmontée d’une glace occupait tout un panneau ; une toilette d’acajou lui faisait face, et une table ovale, au tapis taché, tenait presque tout l’espace libre du milieu de l’étroite pièce.

L’ensemble était démodé, mesquin, d’une propreté peu évidente.

Mais Cady n’avait plus de sens que pour celui qui l’enlaçait, appuyait sa joue sur son épaule, embrassait son cou, ses seins au travers de l’étoffe de la robe.

Ils s’étaient assis sur le canapé.

— Ma chérie, dit-il avec un soupir attendri.

Elle le contemplait, le buvait. A la lumière du jour, son teint blanc était un peu fatigué, ses yeux avaient un cerne bleuâtre. Elle remarqua une petite cicatrice au coin de la lèvre, qu’elle ne lui connaissait pas autrefois.

Elle suspendit les caresses qu’il lui prodiguait, grisé par cette chair tant rêvée. Elle glissa un bras de Georges derrière ses épaules, emprisonna l’autre main dans la sienne et dit :

— Parle-moi, raconte-moi tout de toi.

Il hocha la tête avec appréhension :

— Il vaudrait mieux pas, Cady.

Elle eut un sursaut de révolte :

— Par exemple !… Alors, je m’en vais !

Il la retint désespérément.

— Tu es folle, voyons !

Elle jeta, rageuse :

— Je ne suis pas folle ! Je te jure que je pars, et cela pour ne plus jamais revenir, si tu refuses d’être avec moi comme autrefois !… Écoute, Georges, ne comprends-tu pas que s’il y a quelque chose de caché entre nous, il ne restera plus rien de ce qui est si bon ?…

Il baissait les yeux, indécis.

— Tu as peut-être raison.

— Sûr que j’ai raison !… Voyons, tu ne sens pas combien c’est rare, c’est exquis de pouvoir se dire tout… mais là, vraiment tout… et de s’aimer malgré tout.

Il soupira, soucieux :

— Évidemment, ce serait le rêve… Seulement…

Elle le serra contre elle, l’embrassa sur les joues, sur les lèvres, sur les yeux. Et, se blottissant contre lui :

— Raconte-moi, dit-elle, à partir de l’heure où nous nous sommes quittés.

Il hésitait, jetant un coup d’œil sournois au lit.

— Tu n’aimerais pas mieux d’abord ?…

Elle se récria avec vivacité :

— Non, non, mon petit, ne compte pas là-dessus aujourd’hui !… D’ailleurs, ton hôtel…

Il rougit vivement et se désola :

— Oui, cela te dégoûte !… Cela n’est pas chic ici, c’est vrai… Je te demande pardon… J’avais pensé, parce que c’était tout près… Et puis, vois-tu, c’est moins dangereux que les maisons élégantes, où tu as la veine de rencontrer du monde que tu connais.

Elle lui couvrit la bouche de la paume de sa main.

— Assez ! ferme !… Je te dis qu’aujourd’hui je veux t’écouter, me griser d’être là, comme cela, dans tes bras… J’étais si loin de croire que je te reverrais !

— Tu m’avais complètement oublié ?

Elle s’interrogea, incertaine.

— Je croyais que oui. Au moment de notre séparation, j’avais eu beaucoup de chagrin, et, à la longue, c’était parti. Je me laissais aller, avec l’idée que tout était fini pour moi… C’est singulier, n’est-ce pas ? mais jusqu’à vingt ans, j’ai éprouvé constamment l’impression que j’avais déjà vécu ma vie, et que je n’avais plus que de la vieillesse devant moi.

— Et alors, moi ?

— Je ne pensais plus à toi… Non, plus du tout… Tu étais mort avec moi, avec mon moi de ce temps ancien… Il paraît que c’était une impression fausse puisque, dès que je t’ai revu, j’ai tout repris d’un seul coup, mes souvenirs, mon affection, mon besoin de toi… Et toi, tu m’avais oubliée aussi ?

— Oh ! moi, non !… Tout le temps je t’ai vue devant moi… et je m’inquiétais de penser ce que tu devenais, comment tu grandissais, comment ta figure changeait… D’année en année, je t’ai vue devenir femme par l’imagination.

Elle s’écria :

— C’est drôle !… Moi, c’est le petit garçon que je cherche, que je revois en toi.

Il poursuivait :

— D’ailleurs, l’idée que je te retrouverais, que j’oserais venir à toi, et que tu consentirais à me reconnaître… Non, je ne l’ai jamais eue bien nette…

Elle l’interrompit :

— Quel drôle d’accent tu as !… Tu n’es pas étranger, pourtant ?… Autrefois, tu parlais comme tout le monde, il me semble ?

— Oh ! te dire mon origine, ça serait difficile !… Ma mère elle-même ne la savait pas. Elle, elle était Belge… Mais l’accent que tu dis, je l’ai pris dans les pays où j’ai vécu… un peu partout… Ah ! j’ai roulé !…

Elle demanda, poursuivie par un souvenir :

— Et Paul, l’ami de ta mère, qu’est-il devenu ?

Il fit un geste d’ignorance.

— Ah, ça !… Quand nous sommes partis, c’était pour le Caire… Paul nous accompagnait… Sur le bateau, je n’ai jamais su ce qui s’était passé, le fait est qu’il n’est pas descendu avec nous… Maman avait eu une explication avec le commandant, elle avait beaucoup pleuré, et puis, elle est partie, et nous n’avons jamais revu le type… Moi, tu comprends, on ne me disait rien, j’étais si gosse… neuf ans que j’avais à l’époque…

Cady réfléchissait.

— Pourtant, ce n’était pas à cause de…?

Il lui coupa la parole précipitamment, avec un secret émoi.

— Non, non, je pense qu’il s’agissait de jeu, il se sera fait pincer filant la carte… Quant à l’affaire que tu dis, personne n’a jamais rien su… maman non plus ne se doutait de rien, et tu penses que ce n’est pas moi qui lui ai raconté…

Et, plus bas, avec une timidité :

— Toi, tu n’as pas eu d’ennuis ?… Cela m’a tourmenté bien souvent, plus tard, quand je me suis mieux rendu compte.

Cady, un peu pâle, remontait dans le passé avec émotion, se revoyait chez le juge d’instruction — mon Dieu ! Victor Renaudin lui-même ! — qui tâchait de lui arracher le récit du drame de la nuit…

Et comment aurait-elle pu dénoncer l’amant de la mère de Georges sans perdre l’enfant qui avait été le complice du vol et du crime !…

— Non, dit-elle avec effort. Je n’ai rien dit, on n’a rien trouvé, et l’affaire a été classée… Cette pauvre fille n’avait pas de parents, personne ne s’intéressait à elle…

Georges la serrait plus fort contre lui.

— Cady, te rappelles-tu le diamant ?… Ce diamant que j’avais pris… que tu m’avais donné ?

— Oui, je sais… Qu’en as-tu fait ?… L’as-tu perdu ou vendu ?

S’écartant un peu d’elle, il déboutonna sa chemise souple, et montra un petit médaillon qui pendait à une chaîne d’or sur la peau blanche de sa poitrine.

— Il est là… il ne m’a jamais quitté.

Elle fut saisie d’une ardente curiosité.

— Oh ! fais voir !…

Il attira le médaillon, le détacha et le tendit à la jeune femme.

— Tiens…

Elle ouvrit, les doigts tremblants. Deux fragments de pierre brillante s’échappèrent et roulèrent sur ses genoux. Elle les rattrapa.

— Mais, il est en deux !… Il n’était pas ainsi…

Georges l’enlaça de nouveau, ses lèvres à l’oreille de Cady.

— Quand je dis que je n’espérais pas te retrouver, je mens… ou, du moins, il y avait des jours où j’en étais sûr… Parce que, tu vois, j’ai fait couper ce diamant, avec l’idée que, quand nous nous reverrions, nous nous le partagerions…

Elle jeta les bras à son cou…

— Georges, mon chéri !…

Alors, la sentant vraiment sienne en cet élan de tout leur être l’un vers l’autre, il s’enhardit à parler de lui.

— Pendant la traversée de Marseille en Égypte, maman avait fait la connaissance d’un personnage calé de là-bas ; alors, en arrivant au Caire, elle n’était pas embarrassée. On s’est installés dans un vrai palais, et pendant un temps, c’était une existence princière. Moi, je me prélassais là dedans comme si j’y étais né. J’avais une voiture à deux chevaux et trois nègres pour moi seul. Le bonhomme m’adorait et maman le menait au doigt et à l’œil. Puis, brusquement, il a claqué. Dire s’il était vieux, je ne le pourrais pas. Ces figures de macaques, couleur de jus de pruneau, ça n’a pas d’âge. Le fait est que du jour au lendemain, nous étions à la rue. Il était marié, il avait des enfants : ça n’a pas traîné, le coup de balai. Et là, maman qui aurait pu choisir dans un tas de nababs, elle a fait la boulette de se mettre avec un officier, un individu qui lui avait tapé dans l’œil, mais qui n’avait pas le rond. Ils vivaient d’amour et de sorbets. Moi, c’était la matraque qui me nourrissait. Deux fois j’ai filé, et la police du lieu m’a ramené. Enfin maman est tombée malade. Elle avait toujours un peu souffert du ventre. Elle est entrée à l’hôpital français et n’en est pas ressortie, vu que le cimetière est dans les murs… Je me trouvais absolument seul, parce que tu penses si le militaire m’avait retenu !… Pendant la maladie de maman, le patron du restaurant chez qui elle avait fait tant de fois des noces, du temps du macaque, m’avait recueilli. J’avais juste douze ans, je savais à peine lire et écrire, mais je dégotais bien et j’étais d’aplomb. Il m’a gardé comme petit chasseur. Deux ans plus tard, un Anglais me prenait chez lui. Ah ! là, je puis dire que j’ai connu la misère !… Quel chien de loufoque !… Il m’a fait donner le peu d’instruction que j’ai, mais quelles rossées ! En fin de compte, un de ses amis, un Égyptien celui-là, m’a enlevé. J’avais seize ans, à peu près. C’était moins dur que chez l’Anglais ; pourtant je ne me plaisais pas dans cette boîte-là, et comme ce n’était pas organisé ainsi que chez l’autre, quelques mois plus tard je m’échappais. Dame, là j’ai trimé… Je me trouvais à Alexandrie. J’ai fait tous les métiers de ceux qui n’en ont pas, jusqu’au jour où un autre Anglais m’a embauché pour un voyage dans le haut Nil. Jusqu’à dix-huit ans, j’ai couru de-ci de-là, j’avais appris à me débrouiller, j’entendais à peu près tout ce qui se parle. J’ai organisé des excursions… Enfin j’en ai eu assez de l’Afrique, je suis venu en Italie. Puis, en Suisse, en Angleterre, sur la Côte d’Azur. Dame ! je n’étais pas tous les jours pareil. J’ai connu des soirs où je ne dînais pas. D’autres fois, la fortune me souriait, et j’étais gentleman. A Venise, tiens, j’ai boulotté une trentaine de mille francs. Plus tard, j’étais bien heureux de trouver une place d’interprète dans les grands hôtels. J’ai été aussi croupier dans un casino.

Cady écoutait cette confession en silence, vivant toutes les douleurs cachées, peut-être demi-inconscientes, de cette existence. Lorsque Georges se tut, elle porta lentement la main du jeune homme à ses lèvres qui s’appuyèrent, humides et tendres, sur l’épiderme soigné. Il tressaillit et conclut avec émotion :

— Tu vois, je suis un pauvre diable… et tu comprends qu’il y a encore bien des choses que je ne te dis pas, que je ne peux pas te dire aujourd’hui, je t’assure.

Elle acquiesça gravement.

— Oui, je te comprends… Mais tu me les diras plus tard.

Doucement, avec une timidité gamine et souriante, il défaisait le corsage de la jeune femme.

— Tu permets ?

Et il se grisa de la chair nue des épaules, de la nuque, de la naissance des petits seins fermes…

Haletant, les yeux clos, il murmura :

— Tu portes précisément le parfum… que j’avais imaginé… ou bien c’est peut-être ton odeur à toi que je retrouve…

Elle s’abandonnait à toutes ses caresses, heureuse, les paupières baissées, mais sans se priver complètement de la vue du jeune homme dont elle admirait la beauté en ces instants de passion.

Cependant, comme il devenait plus hardi, elle l’arrêta, la voix brève.

— Non, je t’ai dit !

Surpris, attristé, il s’alarma.

— De quoi as-tu peur ?… Je te jure bien que…

Elle rit :

— Je n’ai peur de rien, tu es bête !… Je te prie de n’imaginer aucune sottise… Je ne veux pas d’autre joie que celle que j’éprouve en ce moment. N’importe quelle autre me la gâterait, voilà tout… Si tu ne me comprends pas, tant pis, ça m’est égal !…

Il se taisait, déconcerté. Elle l’enveloppa de ses bras, cherchant elle aussi le cou de son ami pour de longues caresses.

— Tu dois m’obéir… Tu veux, dis ?

— Tout ce que tu voudras… Je suis à toi.

Pourtant, comme les lèvres de Cady pressaient les siennes, ardentes et savantes, il se libéra et dit, avec une ombre de sentiment de jalousie :

— Tu as eu des amants ?

Elle se redressa, et lança sèchement :

— Pardi, oui !… Qu’est-ce que ça te fait ?… Est-ce que tu n’as pas eu des maîtresses, toi ?

Il eut un geste d’inexprimable lassitude, laissant tomber :

— Oh ! ça !… Ça, c’est le turbin.

La crapulerie du mot et de l’accent ne la choqua pas. Elle n’en saisit que l’amertume et la sincérité. Dans un élan violent, elle le reprit contre elle.

— Alors, il n’y a que moi, ta femme ?

Se laissant aller, ravi, à son étreinte, il murmura avec ferveur :

— Ah ! certes !… Toi, dans le passé… Toi, dans le présent… Toi, tant qu’on ne sera pas fauché…

Et, durant de longs instants, leur volupté demeura ardemment silencieuse…

Le timbre fêlé de la pendule, qui par hasard marchait, attira leur attention par l’abondante répétition de ses coups.

— Déjà midi ? s’écria Georges avec surprise. Au fait, il faut aller déjeuner… Si tu veux, je connais un endroit très convenable, près des Halles…

Elle secoua la tête.

— Non, je ne veux pas bouger d’ici… J’y suis bien.

Il rit.

— Cela te semble moins laid, à présent ?

— Oui, je me figure être chez quelque vieille tante de province… Ensuite, je ne veux pas me rhabiller, cela m’assomme… mon corsage est si compliqué…

Il objecta :

— Mais tu ne peux pas te passer de déjeuner ?

— Je n’ai pas faim… Et toi ?

Il fit un geste d’insouciance.

— Oh ! moi, je mange quand cela se trouve… Quand il n’y a rien, peu importe…

Une idée traversa Cady.

— Si nous nous faisions apporter quelque chose… ici ?

Il partagea immédiatement sa pensée, enchanté.

— Un poulet !… Comme autrefois, chez maman, un soir !…

Elle se rappela l’équipée de leur enfance à laquelle il faisait allusion, et son rire fusa.

— Oh ! plus cuit, tout de même !… Tu te souviens que je l’avais mis dans une casserole, sur le gaz… Il devait être complètement cru… et pourtant, tu l’as mangé !…

Georges fit une grimace.

— Oui, cela me répugne quand j’y pense.

— Dans ce temps-là, tu trouvais exquis tout ce qui s’avalait… Tu étais un peu comme un petit cochon.

— Tu en as mangé aussi, du poulet cru ! se rebiffa-t-il.

— Du tout !… Du moins, je ne me le rappelle pas.

— Ma foi, je ne me souviens pas non plus de son goût… Ce qui est resté dans ma mémoire, c’est mon admiration, ma reconnaissance pour toi, qui venais à mon secours, malgré toutes les difficultés, quand j’étais seul et abandonné.

Il avait sonné. Il donna des ordres à la bonne dépeignée qui se présenta. D’abord, un peu suffoquée, elle finit par reconnaître qu’il y avait un restaurateur, la porte à côté, qui devait avoir du poulet rôti.

— Attention ! recommanda Georges. Un poulet entier, pas de morceaux, et du jus…

— Beaucoup de jus bien chaud, insista Cady.

— Et du pain, des serviettes, des couverts, une nappe.

— Et pour la boisson ? suggéra la servante.

Cady déclara en riant :

— On boira dans le pot à l’eau !

Georges rectifia :

— Une bouteille de Saint-Galmier. Allez, et dépêchez-vous.

La fille disparue, Cady eut une pensée soudaine.

— Au fait, je te cause des dépenses…

Il l’arrêta en riant.

— Ne t’inquiète pas, je suis riche en ce moment.

Et, plongeant les doigts dans la poche de son gilet, il en tira une pincée d’or et de monnaie.

Cady réfléchissait, les yeux dans le vide, un sourire singulier aux lèvres. Il revint s’asseoir à ses côtés, disant :

— Parions que je devine à quoi tu penses ?

Elle releva son regard vers lui.

— C’est étonnant combien tout me revient au passé, avoua-t-elle. Moi qui croyais que c’était effacé…

Il insista :

— Tu penses que je te disais autrefois que, lorsque nous serions grands, je te demanderais de l’argent ?…

Elle lui jeta un baiser de gamine, au hasard du visage, s’écriant gaiement :

— C’est vrai !

Il la contempla avec une expression indéfinissable.

— Si cela était, tu me mépriserais, n’est-ce pas ?

Elle hésita :

— Non… mais ça m’embêterait.

Il la serra avec emportement.

— Moi aussi, chérie, cela m’embêterait de te demander quoi que ce soit, et cela n’arrivera jamais, je te le promets !… Oh ! je ne fais pas celui qui a des préjugés ; je suis venu de trop bas, j’ai roulé dans trop de fange, tout m’est égal… Cependant, toi, tu as toujours été le meilleur de mon rêve, et je ne veux pas que tu deviennes autre chose.

La bonne avait apporté le poulet, mis la nappe et le couvert. Les deux jeunes gens se découvrirent tout à coup un grand appétit et dévorèrent leur plat unique.

Cady remarqua :

— Comme on devient difficile avec l’âge !… Nous n’aurions pas aujourd’hui avalé le poulet de jadis…

— Et, ajouta Georges, si nous étions un vieux monsieur et une vieille dame, nous ne trouverions pas du tout confortable de déjeuner comme à présent dans une chambre, sur une table branlante, d’une bête que nous déclarerions très dure…

— C’est pourtant exquis, dit Cady convaincue.

Georges l’implora, câlin :

— Ce qui serait meilleur, ce serait de fermer tout à fait les rideaux, de se déshabiller complètement, et de faire la sieste.

Cette fois, Cady ne résista plus, et cinq minutes plus tard ils s’enlaçaient sur le lit défait, se livrant à l’ivresse de caresses que rien n’entravait plus.

Mais, là encore, la jeune femme se refusa aux abandons derniers, sans que son amant, ravi et satisfait, insistât davantage.

— Georges ! dit-elle soudain. Sais-tu que tu as un corps admirable ?… Tu n’as jamais posé pour des peintres ?

Il fit un geste de lassitude.

— Oh ! qu’est-ce que je n’ai pas fait ?… Si, quelquefois. Mais je préférais les amateurs, parce que, chez les peintres sérieux, les séances sont trop dures… et il n’y a pas l’aléa…

— Qu’appelles-tu l’aléa ?

Il eut un petit rire doux.

— Tu comprends bien…

Elle hocha la tête, et se tut pendant quelques instants.

Il reprit en riant :

— J’ai posé aussi pour des dames, en Italie… Une Italienne, et une Anglaise… Ah ! quels numéros !…

— Jeunes ?

— Tu ne voudrais pas !… Non, dans les cinquante… et encore, pas conservées dans la saumure…

Elle questionna, inopinément :

— A Paris, en ce moment, qu’est-ce que tu fais ?

Il redevint sérieux, et répondit évasivement.

— J’ai différentes affaires en train…

Et, soudain :

— Le peintre Jacques Laumière, tu le connais ?

Cady s’étonna :

— Comment le sais-tu ?

— Je ne suis pas de ton monde, c’est vrai… pourtant, j’en approche plus que tu ne croirais… J’ai bien souvent entendu parler de toi par des amis… des amies aussi.

— Qui me connaissent ?

— Oui, ou qui sont en relations avec des gens de ton entourage.

— On t’a dit que Jacques était mon amant, je parie ?

— Oui… Est-ce vrai ?

Elle répondit brièvement, durement :

— Oui.

— Je m’en doutais… Au Salon dernier, j’ai vu ton portrait par lui.

Elle ouvrit de grands yeux.

— Mon portrait n’a pas été exposé.

Il la regarda railleusement, et effleura du bout du doigt son corps nu allongé sur le lit.

— Allons donc !… La baigneuse, ce n’était pas toi ?

Elle ne se défendit plus.

— C’était moi.

Il rêvait.

— Je venais d’arriver à Paris. J’étais entré au Salon pour rencontrer quelqu’un qui m’y avait donné rendez-vous… Cette peinture m’a frappé… Oh ! j’avoue que tout d’abord, je ne pensais pas à toi… Malgré les idées que je me faisais, je ne pouvais quand même pas me dire au juste ce que la fillette que je connaissais autrefois était devenue… Mais cette baigneuse me plaisait… Elle m’agaçait aussi. J’aurais voulu qu’elle sorte son visage de l’ombre… La personne que j’attendais est venue, elle m’a nommé le peintre. Je me rappelais que c’était ton ami… Alors j’ai compris que c’était toi que je voyais… Ah ! j’aurais eu la galette nécessaire que je l’achetais, ce tableau !…

— Il n’était pas à vendre.

— Qu’est-il devenu ?

Elle prit un temps.

— Laumière l’a cédé à… des parents.

— Qui cela ?

— Ma cousine Marie-Annette.

— Elle sait que tu as posé ?

— Pas du tout.

— Alors, pourquoi l’a-t-elle désiré ?

Cady sourit malgré elle.

— Ce n’est pas elle.

— Son mari, je parie ?

— Oui.

— Tu le nommes ?

— Paul de Montaux.

Il se récria :

— Cet imbécile ?

Cady pouffa :

— Tu le connais donc ?

— Tu parles si je le connais !… C’est l’amant de Rosine Derval.

— Comment sais-tu cela ?

Il poursuivit en souriant :

— Rosine n’a pas que lui, sans quoi la galette serait rare au château… C’est Hubert Voisin qui casque pour deux.

Elle le pinça.

— Mais raconte-moi donc comment tu es au courant de tous ces potins ?

— Je connais Rosine, dit-il avec indolence.

— Elle est ta maîtresse ?

Il rectifia, modeste :

— Oh ! pardon, je suis son amant, tout simplement.

— C’est la même chose.

— Pas tout à fait.

— Comme tu es subtil !

— Non, mais il faut s’entendre.

— Elle est bien dans l’intimité ?

Il répondit avec indifférence :

— Il faut croire, puisqu’elle est si haut cotée… Y a bien du chiqué en tout… Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle en ramasse du pognon en ce moment !… Avec Voisin, il y a un Hongrois, mais pas un rasta… Un type qui a des terres dans son pays pis qu’un roi, et avec cela qui ne redoute pas de manger mieux que son revenu.

Cady lui jeta un regard incisif.

— Tu es l’ami de cette demoiselle, avoue-le ?

Il protesta du geste.

— Non… Je la vois quelquefois, c’est tout.

— Menteur !…

— Je te jure que non… ni elle ni aucune autre… Je ne pose pas avec toi… Je t’avoue franchement que je le voudrais bien, j’aurais moins de soucis qu’actuellement, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour être pris au sérieux par ces femmes-là… Oh ! elles me gobent, je ne dis pas le contraire !… J’ai un physique qui plaît… Les béguins, je ne les compte plus… Et elles sont gentilles, elles me rendront bien un service par-ci par-là. Comme j’ai des vêtements, elles me présentent à leurs types… Je suis certain d’être toujours bien reçu si je viens dîner un jour où elles sont libres… Mais la position stable, l’amie qui tient à vous, qui vous donnerait sa peau, non, je n’ai jamais rencontré cela… Je n’ai pas une poigne suffisante… et puis, j’aime trop ma liberté… Je fais des sacrifices parfois, il faut bien vivre… Mais, néanmoins, quand j’en ai trop plein le dos, je crèverais plutôt que de les approcher… Et, pour ce monde-là, faut être à l’attache, comme leurs cabots, toujours prêt pour les gentillesses… Quitte à les rosser si elles vous énervent trop… Mais, moi, j’ai l’horreur de taper… et il y a des jours où j’aimerais mieux me fiche à l’eau que de causer d’amour à une femme.

Cady se coula contre lui, câline.

— Alors, moi, ça t’embêtera des fois de m’aimer ?

Il l’étreignit de toutes ses forces.

— Toi, ma gosse !…

— Et tu ne me battrais pas à l’occasion si je t’agaçais ?…

— Ah ! pour cela, non !… Mais ce n’est pas à cause que ça me dégoûterait, c’est parce que cela me déchirerait de te faire mal.

Elle dit soudain, la voix plaintive :

— Tu penses que je vais avoir le courage de partir, tout à l’heure ?

Il se récria :

— Oh ! crois-tu, la journée n’est pas finie !

— Non, mais elle finira tout de même.

— Ça, c’est des choses qu’il n’y faut pas songer.

— Je n’y songe pas… mais j’y pense malgré tout…

Dehors, les voitures passaient avec un bruit assourdi. Le soleil, baissant dans le ciel, ne frappait plus le haut des maisons d’en face, la rue devenait sombre, et le jour diminuait encore dans la chambre close, où un radiateur entretenait une lourde chaleur.

Les yeux fermés, Georges tressaillait délicieusement aux caresses de son amie.

— Cady… ma Cady !

Des heures sonnaient à la pendule qu’ils n’entendaient point…

Cady se souleva, avec un soupir énervé.

— Eh bien, si, j’y songe.

Il n’y était plus :

— A quoi ?

Elle dit, sombre, avec colère :

— Qu’il faudra te quitter ! Et puis, qu’on ne sait pas au juste quand nous pourrons nous revoir !

Il s’assit dans le lit, reprenant ses sens.

— Cela, c’est affaire à toi à te débrouiller. Pour moi, c’est rare que mes journées soient toutes prises… du moins de façon que je ne puisse me dégager. Le soir, je ne dis pas. En ce moment, je suis secrétaire d’un cercle, et quatre fois la semaine je suis occupé jusqu’à deux heures du matin, quelquefois plus… Les autres soirs j’ai un remplaçant.

Elle continuait de réfléchir.

— Ce qu’il nous faudrait, c’est un petit nid… un coin tout à fait à nous. Pas un sale hôtel… Près d’ici, et dont chacun de nous aurait une clef, de façon à y jeter un coup d’œil dès qu’on aurait un moment. Ce serait si bon de se sentir chez soi, tout à fait libres… Personne qui écouterait, personne qui pourrait entrer… On serait inconnus, perdus… Il n’y aurait plus que nous deux, on serait comme dans une île déserte, on y oublierait tout…

Il soupira avec regret.

— C’est vrai, ce serait délicieux, mais, ma pauvre petite, un appartement, ça serait-il de deux pièces, c’est un luxe qu’avec la meilleure volonté je ne peux pas te donner.

Elle fit un geste d’impatience.

— Eh ! qui te parle que tu le payes ! Il y en a d’autres pour cela.

Il s’assombrit, ouvrit les lèvres, et les referma. Les cils baissés, les paupières demi-closes, elle suivait attentivement l’expression de sa physionomie.

— Allons, explique-toi ? encouragea-t-elle.

Il hésita encore.

— Écoute, j’ai peur d’avoir l’air bête, ou que tu croies que je le fais au sentiment.

— Mais va donc !

— Eh bien, pour te dire franchement, ça me coûterait plus que je ne peux dire si je savais, si je pouvais supposer que l’endroit où, en effet, ce serait si bon de se sentir chez nous, il y en a un autre qui a le droit de s’y trouver de même chez lui… Oui, n’est-ce pas, pour un garçon de ma sorte, c’est des idées ridicules… mais, à l’égard de toi, j’ai des sentiments que je ne peux pas refouler. Bien sûr que je n’ai pas à te commander, tu feras comme tu voudras… Cependant, il faut que je te dise que pour ce qui est de moi, mon bonheur n’y sera plus, et que je préférerais encore un trou quelconque comme ici, parce que, bien entendu, d’autres y ont traîné mais il n’y a eu que nous deux d’ensemble… pas toi avec d’autres.

Elle l’écoutait, les yeux fermés, se laissant envahir par une tendresse brûlante.

— Bête !… Bien sûr que moi non plus je ne voudrais pas qu’aucun autre que toi y vînt. Je n’ai jamais pensé cela… Ce que je voulais dire, c’est que je me procurerais bien le nécessaire, et cela sans dire naturellement dans quel but.

— Oh ! de cette façon, ce serait le rêve !

Elle le mordit à l’épaule.

— Mais toi, sale petite rosse, tu n’amènerais personne, non plus, tu entends !…

— Ça, je te le jure… Quoique, pour l’idée que tu as, ça n’aurait aucune importance.

— Avec ça !

— Puisque je te le dis !… Mais, pour d’autres raisons, je ne le voudrais pas.

— Quelles raisons ?

— Si on l’avait, cet appartement, ce serait notre cachette que personne au monde ne devrait connaître.

Elle suggéra :

— En somme, tu pourrais l’habiter tout à fait ?…

Mais il se récria, une subite angoisse dans les yeux.

— Ah ! non, non !… pour que j’y traîne après moi, toute la séquelle que je dois fréquenter !…

Et, un peu confus, il expliqua :

— Tu supposes bien que je ne connais pas que des ducs… Et, s’il faut te dire la vérité, c’est encore les types qu’on n’avoue pas qui sont les plus utiles dans ma position… Au moins, ils ne vous renient pas, et le jour où l’on se trouve dans n’importe quel embarras, ils sont là… Au lieu que les gens du monde !… Même avec la peur, on ne les fait guère marcher… Ils ont la force, et les plus vicieux, les plus tarés sont ceux qui se rebiffent le mieux à l’occasion… C’est logique, ils n’ont qu’à lever le pied pour vous écraser… et c’est toujours vous qui avez tort, même s’ils ont été copains pour ce qu’ils vous reprochent…

Cady s’était revêtue, et l’écoutait, les yeux sur lui, sérieuse. Il s’arrêta court dans les confidences où il glissait, disant avec une gêne :

— A quoi penses-tu ?

— A ce que tu dis.

Il l’attira.

— Je te fais peur, peut-être ?

Elle certifia :

— Non… je sais bien que, quoi que tu sois, quoi que tu deviennes, tu ne voudras jamais me faire de mal, à moi…

— Mais enfin, tu ne m’imaginais pas comme cela ?

Elle jeta avec impatience :

— Quoi ? Qu’est-ce que j’imaginais ? Quand ?… Hier, avant de te rencontrer, tu n’existais plus pour moi… Et après, quand je me suis ressouvenue du passé, je devinais bien ce que pouvait avoir été ta vie… Non, je t’affirme que cela m’est égal… tout à fait, réellement égal… Je n’ai pas été lâchée dans l’existence comme toi… Au contraire, on s’est évertué à m’entourer d’un tas d’idées, de préjugés, de lieux communs… Mais, pourquoi les aurais-je adoptés ?… Je n’étais pas aveugle, je voyais bien que tout le monde mentait, qu’on n’était rigide, vertueux, qu’à la surface. Les dessous de tous ceux que j’ai connus depuis ma toute petite enfance, ce n’était que vilenie. Qu’est-ce que tu peux avoir commis de plus répréhensible que tous ces gens-là ?… Sauf qu’eux, ils ont un vernis, une situation qui leur permet de lever la tête et de mentir effrontément.

Georges prononça, soucieux :

— Ça ne fait rien… Ils ont la manière…

Cady éclata d’un rire joyeux.

— La manière !… la manière !… Et si j’aime mieux la tienne ?

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