Cady mariée : $b roman
XXIV
Il n’était guère plus de sept heures lorsque Cady quitta le compartiment où Marie-Annette dormait encore profondément dans sa couchette.
Elle avait revêtu sa robe de la veille, mais n’avait pas remis de chapeau. Ses cheveux dorés bouffaient autour de son visage ; elle portait en elle tout l’entêtant parfum du cabinet de toilette où, pendant la nuit, on avait relégué les bouquets de roses et de lilas.
Les employés en veste marron déboutonnée, les yeux encore gros de sommeil, s’activaient dans les couloirs, essuyant les barres d’appui en cuivre, époussetant les vitres, ramassant les bouts de cigarettes, les débris de fleurs jonchant le tapis. Déjà, quelques voyageurs réclamaient qu’on défît leur lit ; et, bien que la plupart des compartiments demeurassent clos, les stores baissés, Cady, avançant lentement, croisa quelques promeneurs, serra des mains.
— Si matinale ?
— Je meurs de faim… On m’a assuré que le wagon-restaurant est déjà ouvert.
— Pour parler plus exactement, il n’a pas fermé… Il y a une douzaine d’enragés qui ont bridgé et soupé jusqu’à l’aurore… Il a fallu les mettre à la porte pour aérer.
Cady s’arrêta à l’extrémité de la voiture précédant le restaurant. Appuyée à la vitre, arc-boutée pour lutter contre les secousses du train qui, ayant subi un retard près de Lyon, regagnait à présent le temps perdu, elle attendait…
Le soleil, à l’éclat voilé de brumes légères, montait dans le ciel délicatement vert. La campagne méridionale commençait à se dérouler, avec ses plaines plantées de mûriers, ses montagnes blanches semées de pins, ses terrasses de pierres sèches étageant des bandes de terrain rouge où poussaient la vigne, les amandiers, les pêchers, les cerisiers en bouquets roses et blancs. Et les groupes de maisons entourées de la pyramide pointue des cyprès montraient leurs murs de terre jaune, aux petites fenêtres irrégulières, aux toits plats de tuiles rondes.
Cady se retourna subitement, et demeura muette, immobile, souriante, la main crispée à la barre d’appui…
A quelques pas, près de la porte de communication des deux voitures, Georges venait d’apparaître.
Comme elle, il était nu-tête. Il devait venir de s’éveiller, et s’être précipitamment apprêté, car ses cheveux et son visage demeuraient humides des récentes ablutions, et Cady observa à sa tempe, sur son épiderme délicat de jeune blond, la trace rouge, encore non dissipée, laissée par l’oreiller sur lequel il avait dormi.
A distance, sans un geste, sans une parole, ils se savouraient.
Mais soudain, une grande ombre un peu voûtée les sépara. Ils eurent un instinctif geste de fuite ; et, envahie par une brusque colère, Cady reconnut dans l’intrus Maurice Deber.
Il la saisit par le bras comme on s’empare d’un bien perdu et retrouvé.
— Vous venez déjeuner, je suppose ? jeta-t-il d’un ton de menace.
Ses regards rancuniers et méfiants allaient de la jeune femme à Georges, qui n’avait plus bougé, roulant paisiblement une cigarette. Brusquement amusée, Cady retint un éclat de rire.
— Mais oui, fit-elle gaiement. Et vous m’allez tenir compagnie !…
La perspective de taquiner le colonial à outrance la mettait en joie.
A peine assis, il l’interrogea durement.
— Qui était le monsieur avec qui vous causiez ?
Elle dédaigna de feindre un étonnement de cette question insolite et choquante, surtout faite sur ce ton, niant avec calme.
— Je ne causais pas.
— Vous le connaissez, pourtant ?
— Non.
Il eut un éclat de voix immodéré.
— Allons donc !… Alors, qu’est-ce que vous faisiez à vous regarder tous deux ?…
Elle rit narquoisement.
— Vous avez la berlue… Il passait, et je passais, voilà tout…
Et elle ajouta :
— Parlez donc un peu moins haut, vous allez ameuter les tables vides…
Il la considérait avec anxiété et incertitude.
— Mentez-vous, ou dites-vous vrai ?
Maintenant, son impression fugitive s’estompait. Peut-être, en effet, s’était-il trompé au moment où il avait surgi entre eux ?…
Elle répondait au maître d’hôtel :
— Du thé… Oui, pour monsieur aussi.
Et, se renversant sur sa chaise, ses yeux railleurs pétillant d’une joie secrète, — mystérieuse peut-être même pour elle-même, — elle dit :
— A propos de quoi voulez-vous que je prenne la peine de mentir pour vous, monsieur et cher ami ? Est-ce que je vous dois compte de mes pensées, de mes actes, de ma conduite ?
L’irritation de Deber tomba :
— Vous avez raison, fit-il avec découragement.
Après un silence pendant lequel on leur apporta le thé commandé, il s’enquit :
— Comment se fait-il que votre mari ne soit pas dans le train avec vous ?
Cady, en beurrant son croissant, expliqua la combinaison Durand de l’Ile. Deber fit un geste de mauvaise humeur.
— En vérité, il faut que votre mère n’ait pas tout l’esprit qu’on lui prête pour s’être entichée de cette personne !… Quant à moi, je l’exècre. Elle me cause un sentiment de répugnance irrésistible.
Et, soudain, parce que son regard avait rencontré le visage de Cady, parce que ce visage avait cette pureté indescriptible de contour de la jeunesse, que des cils baissés mettaient une ombre chaude sur l’épiderme mat, parce que des lèvres fraîches et humides s’avivaient de pourpre en mordant dans le pain, il se sentit vaincu, et s’attendrit.
— Cady, pourquoi est-ce que je suis ici ?
Elle répliqua tranquillement, sans lever les yeux :
— Pour qui, vous voulez dire… Eh bien, pour moi naturellement.
Il dit bas :
— Ah ! à quel jeu jouons-nous !…
Cette fois elle le considéra, les prunelles luisantes.
— Le jeu de la Belle et de la Bête !… Or, comme indubitablement la Belle c’est moi…
Il se repaissait de son regard avec avidité.
— Si vous vous souvenez du conte, Cady… La princesse finit par l’aimer, la pauvre bête…
Elle hocha la tête.
— Je me souviens parfaitement, ces vieilles histoires de fées étaient ma lecture favorite, chez ma grand’mère… La bête était vilaine, mais on comprend qu’on l’aimât… elle avait des qualités de dévouement et d’humilité… Et, du diable si vous les possédez, vous !…
Il demanda subitement :
— Comment me jugez-vous ? Quel caractère m’attribuez-vous ?… Je suis certain que les apparences vous trompent absolument… La surface et le fond sont si différents chez moi !…
Elle balança la tête, goguenarde.
— Oh ! ne faites pas la « petite femme dont l’âme est à double fond » ! Ça ne va pas du tout à votre silhouette !…
Il insista, sans paraître l’entendre :
— Dites-moi comment vous me voyez.
Elle se reversa du thé, — un peu de thé et beaucoup d’eau chaude, en flairant le mélange avec dégoût, car elle ne supportait que « son thé ».
— Eh bien, répondit-elle avec paresse, évidemment, en vous, comme chez tout le monde, il y a de la croûte et de la mie, le dessus et le dessous… Mais soyez certain que je me garderai bien de vous dire de quelle farine le tout est composé… Faut jamais dire aux gens ce que l’on pense d’eux véritablement… Ils sont toujours déçus, et vous en veulent à mort de cette déception.
Il protesta :
— Je vous jure que, soit que vous voyiez juste, soit que vous vous trompiez, je n’éprouverai aucun froissement de votre jugement, quel qu’il soit… Dites ? Je vous en prie, dites-moi quelque chose ?
Elle sourit et concéda :
— Alors, je vais vous dire ce que vous pensez, vous, de vous-même… Vous vous octroyez une âme loyale, généreuse, violente, incapable de compromissions, et doublée d’un cœur plein de pudeur qui cache jalousement ses émotions, ses désirs, ses aspirations sentimentales… En résumé, vous vous dites : « Quel fameux blot je serais pour la petite femme intelligente qui saurait me deviner sous mes allures brusques, et m’aimerait avec l’admiration, la tendresse, et l’absolu don d’elle-même que je mérite. »
Elle avait ralenti, baissé la voix ; son sourire moqueur devenait gentiment tendre.
Confondu, incertain, n’osant s’abandonner à la joie qui l’envahissait, il murmura :
— Cady ?… Est-ce vraiment un peu l’idée que vous avez de moi ?
Elle eut le rire aigu, cinglant de son enfance.
— Ah ! je vous jure bien que non, par exemple !…
Et, Jacques Laumière venant d’entrer dans le restaurant, elle lui tendit les deux mains.
— Ici, ami chéri !… Amour en sucre à sa mémère !… Ici, faites le beau !… Asseyez-vous là et consommez à votre tour, parmi nos miettes et déchets… Peut-être que ça vous dégoûtera, mais ça n’a aucune importance… Avez-vous bien dormi ?… Oui, car vous avez une mine de dieu de l’Olympe qui débarque sur sa nuée !…
Jacques la contemplait.
— Qu’est-ce qu’elle a, ce matin ? fit-il, plus pour lui-même que s’adressant à Maurice Deber, vers lequel pourtant ses yeux se tournèrent.
Le colonial haussa les épaules, perspicace obscurément.
— Quelque chose ou quelqu’un lui donne la fièvre, dit-il brièvement.
Elle jeta :
— Quelqu’un, je ne sais pas… Mais, quelque chose, sûrement !… Les voyages, ça me fait toujours cet effet-là !… J’adore ça qui roule, qui emporte, qui vous tasse, et puis tout ça dehors qui court, et qu’on n’a pas le temps de s’ennuyer de voir, puisque c’est déjà parti, à peine l’a-t-on aperçu !
Le docteur Trajan, qui arrivait, approuva :
— Français incorrect… mais parfaite définition de la locomotion rapide.
Elle se leva, tout à coup agacée.
— Ah ! non, alors, si la chirurgie s’en mêle !…
Et, légère, preste, se faufilant entre ceux qui affluaient maintenant dans le restaurant, elle s’échappa et disparut.
Les couloirs du train étaient encombrés de fumeurs ; quelques dames arboraient de somptueux sauts-de-lit.
On se cherchait, on échangeait des visites, on bavardait, on flirtait. Et, contre les groupes, les garçons se glissaient malaisément, chargés des plateaux des déjeuners pour ceux qui s’attardaient dans les compartiments.
Cady, chantonnante et insouciante, croisa Rosine Derval, éclatante de peinture fraîche, et déjà très « côte d’Azur » en une robe de serge blanche, une cloche ornée d’une plume verte enfoncée sur son visage impertinent et vulgaire, qui déjà s’empâtait imperceptiblement. Une camarade l’accompagnait. Toutes deux causaient haut, avec des airs dégagés, suivies de Georges, tranquille et souriant.
Par la porte ouverte d’un compartiment, on voyait Fernande Voisin dans le demi-jour prudent des stores tirés, déjà corsetée, mais revêtue d’un déshabillé de dentelles, avalant l’eau de Vichy et les biscottes grillées, sans beurre qui, prétendait-elle, la préservaient de l’embonpoint définitif dont elle était menacée.
Marie-Annette grogna lorsque Cady protesta devant la nuit persistante de leur chambrette.
— Laisse-moi tranquille !… J’ai donné l’ordre qu’on me réveille seulement une heure avant l’arrivée.
Alors Cady, évitant soigneusement le compartiment rétabli en salon, où Mme Darquet donnait des audiences, élut domicile sur un strapontin à l’extrémité du couloir. Et, regardant au dehors, elle refusa obstinément de bouger, même de répondre à ceux qui passaient près d’elle, tentaient de s’arrêter et de l’intéresser à leurs propos. Elle reçut Hubert Voisin, empressé et galant, par un regard terrible et un formidable « zut ! »
Marseille franchi, La Ciotat, Toulon dépassés, elle s’absorba dans le charme pour elle toujours neuf de la Méditerranée bleue, des montagnes violettes, des sinuosités de la route blanche au bord des précipices, grimpant les pentes rocailleuses couvertes de pins, redégringolant jusqu’au ras de l’eau qui écumait et feignait l’irritation. Décor à la fois très truqué, très arrangé, et d’un pittoresque néanmoins naturel, car il doit surtout sa valeur aux inimitables effets de lumière du ciel, à l’aride beauté des roches, à l’aspect tourmenté des pins rabougris ou superbes qui s’accrochent de-ci de-là, ou forment d’imposantes masses.
Lorsque, à la sortie d’un tunnel, le train s’arrêta à la gare nouvelle, un cri d’admiration se propagea tout le long des couloirs, où les invités se pressaient, curieux du coup d’œil de l’arrivée.
C’était, entre les flancs de deux montagnes à pic, un ravin étroit, plein de sombre et violente verdure méridionale, au bout duquel se superposaient les deux bleus ardents de la mer et du ciel. La voie filait à gauche sur un court viaduc, et plongeait dans un nouveau tronçon de tunnel ; à droite, la petite station se découpait en plein rocher, plantée d’une profusion de palmiers et d’agaves, avec de merveilleuses plates-bandes fleuries bordant la place emplie de luxueuses autos. Une route neuve, en lacets sous les pins, descendait vers la mer.
— Que de fleurs ! Que de fleurs ! plaisanta le directeur d’une scène parisienne.
— C’est délicieux, idéal ! s’exclamaient des voix de femmes, exagérant encore leur ravissement réel.
On descendait du train, en avalanche élégante, claire et bruissante. Hubert Voisin, enchanté de ce premier succès, confiait à voix très haute :
— Oui, oui, dans cette nature très belle, mais aride, on a accompli des miracles en trois mois !… Qui ?… Trente jardiniers de la Ville de Paris, qui avaient sous leurs ordres quatre cents ouvriers du pays… Et, ici, ce n’est rien, vous verrez ce qu’ils ont su réaliser autour du Printemps-Palace, et s’il est bien nommé !… Trois trains entiers ont apporté de la banlieue parisienne le terreau, les plaques de gazon nécessaires pour les massifs et les bordures… Les rosiers viennent de Lyon, les géraniums et les ageratums des cultures du Nord, les palmiers d’Algérie…
Sa voix se perdit au milieu du ronflement des autos combles qui s’élançaient sur la route en pente.
Toute la jeune rédaction du Paris-Soir, transformée en une sorte de comité organisateur de cette fête du Tout-Paris transporté en une nuit sur la côte de splendeur, se multipliait, s’ingéniait à régler les départs, à calmer les impatiences, à détourner les colères, à prévenir ou pallier les froissements inévitables.
Guidée par Félix Argatte, Cady était partie l’une des premières. Elle goûtait avec ivresse la caresse du soleil déjà très chaud, de l’air saturé des parfums de la mer et des pins…
Mais, tandis que ses yeux se rassasiaient du paysage accidenté que l’on traversait, que ses paroles chantaient gaiement son enthousiasme, le jeune avocat ne regardait qu’elle…
Tous deux étaient assis à l’avant de l’automobile, auprès du chauffeur, et cette quasi-solitude leur laissait toute liberté de langage. Comme Cady insistait pour qu’Argatte admirât le ravin pittoresque que l’on allait quitter, il feignit une impatience :
— Eh ! laissez-moi tranquille !… Que diable voulez-vous que cela me fasse, ce trou, ces cailloux, ces fagots sur pied ?… D’abord, j’ai horreur de la nature, je ne la comprends que traduite sur toile… Et puis, je ne suis ici que pour vous… C’est pour vous seule que j’ai fait le voyage.
Elle rit ironiquement.
— Quelle blague !… Vous ne saviez même pas que j’y vinsse !…
Il reconnut avec flegme :
— C’est exact… mais j’ignorais aussi ce qui m’y conduisait… Dès que je vous ai aperçue sur le quai de la gare, j’ai compris quelle force obscure me poussait…
Elle le pinçait au bras.
— Mais regardez donc !… Voilà la mer… et une délicieuse petite plage de galets blancs et de fumier de varech !
Il constata :
— Vous me faites horriblement mal. J’aurai un bleu sur ma chair délicate… Non, en fait de galets blancs, vos petites dents me suffisent… C’est exquis de les voir apparaître entre vos lèvres tentantes… et si fraîches, si jeunes… on dirait innocentes… Du reste, tout votre visage est un poème intraduisible et contradictoire, Cady…
Elle jeta, dédaigneuse :
— Puisque vous n’aimez la nature qu’en peinture, je ne sais pas pourquoi vous perdez votre temps à me contempler… Je ne suis ni en huile ni en couleurs.
Il protesta vivement :
— Ah ! pardon !… La nature morte, oui, je la préfère en peinture… Mais, la vie, la femme !… Ah ! non, alors !… La meilleure académie peinte, la plus belle sculpture, c’est du barbouillage, c’est de la maçonnerie auprès de la chair !…
Cady suggéra ingénument :
— Enfin, à la Vénus de Milo, vous préférez Mme Durand de l’Ile ?
Il fit un geste découragé.
— Ça, ce n’est plus que de la marchandise pour l’abattoir… Et encore !…
Et, changeant de ton, les yeux toujours attachés sur la jeune femme :
— Oui, ce qui attire et intrigue particulièrement en vous, c’est ce mélange de perversité et d’innocence qu’on y voit, cette pureté avertie de votre physionomie, la profondeur inconnue de ces yeux auprès de la limpidité de ce front… Le creux adorable du coin de ces lèvres, où l’on voudrait mettre les siennes…
Il s’arrêta, et reprit brusquement, sous l’attention divertie de Cady :
— Dites-moi, avez-vous eu des amants, un mari ?… Ma parole, vous me diriez que vous êtes encore vierge, je le croirais !… au moins l’espace de quelques secondes…
Cady affirma, imperturbable :
— Eh bien, vous ne vous tromperiez pas… Je ne sais même pas ce que c’est qu’un amant… Quant à mon mari, il fut toujours avec moi tel qu’un père, à cause d’un scrupule qui lui vint sur la validité de notre mariage, vu que le maire de notre arrondissement n’était justement pas vacciné.
Elle accentua, d’un geste automatique impayable.
— Voilà, monsieur, c’est la vérité pure !
Argatte ne put s’empêcher de rire.
— Ah ! la petite rosse !… Elle ne veut même pas mentir gentiment, d’une façon plausible, pour me faire plaisir !… Vous ne comprenez donc pas combien cela m’enrage de sentir que, au fond, si je vous voulais bien, je vous aurais… Mais que rien, rien ne peut faire que je sois pour vous le premier, l’unique !… Et cela, c’est vraiment embêtant !…
Elle lui coupa la parole.
— Regardez !… Dieu, que c’est joli !…
Subitement, au détour de la côte, un panorama sans prix était apparu.
A l’horizon, la masse vaporeuse des montagnes avançait en promontoire dans la mer lisse que l’éclat du soleil faisait, ainsi que le ciel, d’un gris métallique éblouissant. A gauche, à mi-côte, l’hôtel, énorme bâtisse blanche, fenêtres innombrables, balustrades de pierre, annexes vitrées, arcades multiples, se détachait, imposant et massif, sur le fond sombre de la forêt de pins escaladant le mont abrupt. Et, devant le « palace », entre des bouquets verdoyants d’arbres fleuris, de palmiers, de bambous, c’était, sur la pente rapide du parc, une cascade de fleurs aux couleurs fraîches et harmonieuses ; c’était, sur cinquante mètres de large et deux cents de long, un tapis ininterrompu de corolles…
Argatte jeta un coup d’œil indifférent autour d’eux.
— Tiens, ça rappelle l’exposition annuelle des Galeries Lafayette ou du Louvre… Mais, ça manque de dentelles et de gants…
Cady haussa les épaules, outrée.
— Vous êtes décidément stupide !…
Argatte désigna avec approbation, à droite de la route, les bâtiments bas du casino, perdus sous les eucalyptus et les mimosas, dont les terrasses abritées de stores blancs s’allongeaient presque au ras de la mer.
— Voilà qui est vraiment bien compris pour y fumer un cigare en regardant passer de jolies femmes.
Cady ne répondit pas. Dans l’auto qui suivait la leur, elle avait aperçu Georges, en nombreuse compagnie de théâtreuses et de cabots aux traits caractéristiques.
On arrivait. La voiture gravissait la pente et s’arrêtait devant l’immense perron ; tandis que douze nègres, en costume oriental, se précipitaient pour ouvrir les portières. Par les embrasures de la rotonde vitrée du restaurant, on voyait l’ensemble des petites tables nappées de blanc, des fleurs, des plantes vertes, les vestes rouges des tziganes. Et, précisément, ceux-ci se mirent à jouer, au moment où, d’un geste pareil, Cady et Georges sautaient à terre et posaient le pied tous deux les premiers sur l’escalier du somptueux Printemps-Palace.