← Retour

Cady mariée : $b roman

16px
100%

XXIII

Trois services de dîners devaient avoir lieu pour nourrir tous les passagers du convoi spécial. Dans le dernier serait la partie « ohé-ohé » des invités. Le second, officiel et solennel, aurait le ministre, Mme Darquet, les gens sérieux. Le premier, qu’on servait dès le départ de Paris, réunissait la jeunesse et les intimes.

Cady et Marie-Annette faisaient partie du premier dîner. Hubert Voisin, au régime, avait déclaré que sa qualité d’amphitryon l’obligeait à « ne pas dîner » pendant les trois repas, ce qui lui permettrait de faire face tour à tour au ministre, à Rosine Derval et à Cady Renaudin.

En enfilade, on apercevait aux tables fleuries et illuminées Félix Argatte très en verve, racontant à voix haute des histoires scabreuses et des anecdotes du Palais ; Laumière, que les lampes voilées de rose rajeunissaient ; Maurice Deber, soucieux et ardent, parvenu on ne sait comment à faire partie du train tant convoité.

Le docteur Trajan opposait sa fine figure lasse et sa moustache blanche au visage carré et barbu de son successeur Henri Melly. Montaux était à la table voisine de sa femme et de Cady. Enfin on apercevait au travers des vitres du fumoir, qui faisait suite, Georges feignant de lire les journaux en attendant de dîner en compagnie de Rosine Derval.

C’était autour de Cady, vers qui convergeaient tous les regards, une sorte d’atmosphère capiteuse, saturée du désir des hommes qui l’environnaient, amis ou inconnus, tous attirés, séduits, enlisés par cette obscure puissance passionnelle qui émane plus particulièrement de certains êtres et que Cady possédait suprêmement.

Marie-Annette, ivre de joie d’avoir à sa table un des plus notables héros de l’aviation, s’isolait avec lui dans une touffue causerie érotico-aéroplanesque.

Cady et Hubert Voisin se sentaient singulièrement seuls, l’un en face de l’autre, contre les stores baissés des vitres, dans le bruit régulier, les longues secousses du train lancé à toute vitesse. Et ç’avait été soudain entre eux une de ces intimités presque affectueuses, inexplicables, qui naissent parfois à la faveur d’obscures circonstances, chez des êtres naguère quasi étrangers et parfois plutôt hostiles.

D’avoir la jeune femme là, si près de lui qu’il voyait briller le léger duvet doré de sa chair, de la sentir pour ainsi dire sienne par son extrême proximité, Voisin était tout ému ; son désir sauvage se muait en une reconnaissance attendrie de ces minutes amicales qu’elle lui accordait, en une joie presque grave.

Et parce que nul ne les entendait, dans le tapage du train et des conversations, ils avaient baissé la voix. Hubert glissait à ces confidences qui échappent aux hommes même cyniques, même blasés, lorsqu’ils se trouvent en certaines conditions physiques et morales.

Cady l’écoutait, rieuse, mais sans blague, avec l’intérêt sympathique qu’elle éprouvait toujours devant le cœur masculin mis à nu devant elle, se livrant, s’offrant en un suprême hommage.

— Au fond, disait Voisin, la voix basse, un peu rauque, très différente de son accent habituel, je suis un homme malheureux… Jamais vous ne vous douterez, petite fille, des rancœurs, des regrets qui habitent mon affreuse enveloppe, quand je me trouve vis-à-vis d’un être délicieux et désirable tel que vous… et que je ne puis atteindre.

Elle fit un petit geste sceptique.

— Baste ! avec vos moyens irrésistibles !…

— Non, non, avec de l’argent, avec de la puissance on n’obtient rien en amour que des semblants dérisoires !… Sans doute, nombre de mes pareils se contentent de ce qu’on leur donne, de ce qu’ils prennent… Les plus délicats, — oui, je dis bien, quoique cela ait l’air paradoxal, — les plus sensitifs versent dans un sadisme exaspéré qui leur procure une jouissance dans le dégoût même qu’ils inspirent… Moi, cela ne m’est pas possible… Je ne suis vicieux que par raisonnement, en m’appliquant… Ce que je voudrais, ce que je paierais de dix ans de ma vie, c’est le regard lumineux, admiratif, troublé, de deux yeux de femme qui s’attachent à un visage de joli mâle… c’est l’élan spontané de deux lèvres contre les miennes… Et cela, jamais je ne l’ai connu, ni ne le connaîtrai jamais.

Cady fit observer :

— Croyez-vous que ce ne soit pas le cas d’une quantité d’hommes, même infiniment mieux partagés que vous physiquement ?

Il acquiesça.

— C’est vrai, mais beaucoup sont si vaniteux et si peu perspicaces qu’ils ne s’aperçoivent pas de l’indifférence passionnelle dans laquelle ils vivent. Et puis, certains, s’ils ne plaisent pas à toutes, ont rencontré néanmoins parfois celles qui sont susceptibles de vibrer pour eux, ne serait-ce que fugitivement, que grâce à une illusion, une nuit propice, une coupe de champagne de trop… Quant à moi, je dépasse la moyenne des disgrâces, et partout, toujours, j’ai rencontré la répulsion avouée ou maladroitement niée… Et, si poliment, si habilement qu’on me mente, je ne puis m’y tromper…

Comme Cady l’examinait, il ajouta, à la fois anxieux et résigné :

— N’est-ce pas que je suis bien laid ?

Elle détaillait la hideur de ses yeux malades, saillant de l’orbite comme ceux de certaines races d’affreux chiens, sa peau pustuleuse, toute marbrée de taches, ses oreilles démesurées et dartreuses, son crâne huileux, la gerçure violacée des lèvres sur les dents pourries malgré les soins exaspérés et les efforts des meilleurs spécialistes…

Il reprit, sans attendre la réponse qu’elle ne pouvait pas articuler, car son ironie habituelle tombait devant cette détresse :

— C’est que, voyez-vous, tout s’est réuni jadis autour de mon malheureux embryon pour créer le vilain avorton que je suis… Vous, et tous ceux qui me voient aujourd’hui ne vous doutez guère de mes origines… Imaginez, Cady, que je suis né des amours déplorables d’un libidineux et vilain curé de village, et de sa bonne, une vieille fille de quarante-huit ans, demi-idiote, qui devint enceinte de moi alors qu’elle ne paraissait déjà presque plus femme… Elle me mit au monde au fond d’un caveau du cimetière… Je fus donné en nourrice à des mendiants goitreux… Je grandis dans le fumier et les poux, comme accumulant en moi l’horreur de tout ce qui m’entourait… J’avais dix ans quand mon père mourut, me laissant une certaine somme, avec mission donnée à un parent de la consacrer à mon décrassage et à mon éducation. Ma mère était déjà morte. Je fus mis au collège ; j’en sortis à seize ans pour être placé comme clerc chez un huissier… A cette époque-là — vous allez rire ! — je ne pensais qu’à l’amour, et je supposais naïvement que le cœur d’un adolescent était un inestimable cadeau à faire, même caché en un fâcheux physique comme le mien… Je m’étais épris de la femme de mon patron… Un soir, dans un couloir, je la saisis à pleins bras, je lui révélai ma passion, et je lui offris ma virginité… Elle poussa des cris d’épouvante, appela son mari, qui me rossa et me chassa… J’avais cent vingt francs pour toute fortune. Je pris le train pour Paris, avec l’idée de « faire du journalisme ». Pendant dix ans, je me débattis, puis le hasard me servit, et je sortis du rang… Mais ce n’est que du jour où, par votre mère et mon mariage avec sa protégée, je pénétrai dans le monde gouvernemental, que j’ai pu prendre mon essor… Tout cela, Cady, n’a pas été sans de grands efforts, vous pourriez croire que je n’ai guère eu le temps de penser et de souffrir… Eh bien, pas du tout, on a toujours des minutes vides, que l’on emplit de douleur et de regrets… et, justement, ces minutes comptent triple… Qu’est-ce que je dis ? Elles seules comptent dans la vie, c’est d’elles seules qu’on se souvient…

Cady l’écoutait en souriant doucement.

— Savez-vous ce que je pense ?

— Non.

— Naguère, je vous détestais… A présent, vous m’êtes sympathique.

Il parut heureux.

— Tant mieux, petite, c’est toujours cela que j’aurai de vous.

Le premier service finissait. On se levait de table. Voisin pressa longuement le bras de la jeune femme.

— Écoutez, glissa-t-il tout bas dans son oreille, d’une voix tremblante. Si je vous avouais que pour la première fois de ma vie j’ai la sensation d’avoir connu une possession chaste, mais heureuse et inoubliable !…

Chargement de la publicité...