Cady mariée : $b roman
V
Après le dîner, on prenait le café un peu partout, au gré des groupes sympathiques, dans le somptueux appartement formant hôtel que Mme Darquet, la veuve de l’ancien ministre socialiste, occupait rue de La Boétie. « Loyer de vingt-deux mille francs ! » avait coutume de répéter à ceux qui l’ignoraient l’amie parasite du lieu, Mme Durand de l’Ile, en se pourléchant, comme si, de ce luxe, quelque gloriole lui en restait.
Sous le porche, l’entrée particulière, montant à un rez-de-chaussée élevé, aboutissait à la porte vitrée d’une immense galerie, au milieu de laquelle se déployait un monumental escalier de marbre jaune, conduisant aux trois salons du premier étage et aux appartements personnels de la veuve et de sa fille Jeanne.
En bas, derrière l’escalier, c’était le fumoir ; au bout de la galerie, s’étendait une vaste salle à manger. Les boiseries de citronnier, les tentures de brocart d’argent, tout l’éclairage de cuivre mat étaient d’un art nouveau luxueux, très mitigé de style Louis XVI.
Au pied de l’escalier, dans un enfoncement, deux canapés avaient été choisis par les flirteurs. L’un était occupé par Marie-Annette de Montaux, l’aide de camp du général Blot, et le docteur Henri Melly, le jeune chirurgien que lançait le docteur Trajan, désireux de ne plus faire de clientèle. L’autre meuble avait Cady Renaudin et le jeune avocat Félix Argatte, qui potinaient ferme, à mi-voix, rapprochés et familiers.
Plus loin, à l’ombre d’un massif de phœnix, la belle Fernande Voisin, aux opulents trente-six ans peints, teints, sanglés, le corps nu sous un fourreau de crêpe de Chine bleuté à la tunique de tulle brodé, écoutait, les cils battants, un sourire de satisfaction sur ses lèvres rougies, la cour intense du jeune attaché au cabinet du président du conseil. Il gagnait laborieusement, près de la femme influente du directeur du Paris-Soir, la sous-préfecture convoitée, après la sinécure flatteuse qu’elle lui avait déjà procurée.
Le ministre, dont la présence gonflait d’orgueil la maîtresse du logis, allait et venait du fumoir à la galerie, un gros cigare aux lèvres, les mains derrière le dos, écoutant avec distraction les discours obséquieux du nouvel académicien, le dramaturge moraliste qui rêvait la rosette et suivait obstinément l’homme puissant depuis la sortie de table, croyant enlever sa protection à force d’obsession.
— Bigre ! glissait Argatte en riant à l’oreille de Cady. Le président du conseil est fortement allumé sur vous ce soir !… Il ne vous quitte pas de l’œil.
Elle dit, en riant aussi :
— Il n’y a pas que lui !… Le général m’a bégayé des indécences tout le temps du dîner… le docteur Trajan m’a rappelé qu’il assistait à mes douches quand j’avais dix ans, avec comparaisons et conjectures… Jusqu’à votre austère patron, Me Crépeaux, qui m’a jeté d’ignobles regards de concupiscence à travers la table et par-dessus les orchidées !
Argatte continua :
— Vous pouvez ajouter que les deux petits jeunes gens, là, près de nous, ne s’excitent sur votre cousine qu’à cause de votre présence… Si vous partiez, ce serait la déroute.
Et, subitement, la voix changée, caressante, intime, il dit, la tête penchée, sa moustache effleurant l’épaule nue de la jeune femme :
— Ils ont raison… Vous êtes particulièrement affolante ce soir… Si je m’écoutais, je vous violerais tout de suite.
Elle rit.
— Ça épaterait plutôt les autres.
Il dit sérieusement :
— Bah ! croyez-vous ?… En tout cas, ils ne nous empêcheraient pas… En somme, il ne s’agirait que d’avoir du culot… Ça vous gênerait ?
Cady fit la moue et s’interrogea.
— C’est-à-dire, cela me distrairait… Je ne penserais qu’à regarder leurs têtes.
— Ah ! moi, non, par exemple !
Puis, soudain, avec un regret :
— Mais il n’y a rien à faire… Je ne vous plais pas.
Cady l’examina.
— Si… Je vous trouve très bien.
Grand, solide et bien fait, les traits fins, la physionomie ouverte, les yeux noirs pétillant d’esprit et d’ironie, la bouche sensuelle, d’épais cheveux sombres, le cou un peu gras, le geste aisé et vif, l’ensemble de sa personne harmonieux, franc, sympathique, c’était mieux qu’un joli garçon : un bel homme, et un homme que l’on sentait de supérieure valeur intellectuelle.
Les hommes l’estimaient, et son seul défaut, un tempérament passionnel presque excessif, que tout dénonçait en lui, lui était une irrésistible séduction auprès des femmes.
Il constata, d’un ton contrit :
— Je ne dis pas que je vous répugne, mais ça ne fait rien, il n’y a pas le choc.
Cady se redressa, se tournant lentement vers lui, les lèvres entr’ouvertes, souriant mystérieusement, une caresse indicible en ses grands yeux de velours gris.
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Il eut un geste nerveux, aussitôt réprimé ; et, devenu grave, il passa la main sur sa moustache, la lèvre frémissante.
— Ah ! ah !
Leurs regards se rencontrèrent pendant une seconde. Il crut lire le secret consentement, et murmura imperceptiblement, d’un accent vaincu :
— Ah ! comme je serais à vous…
Puis, au même instant, son expérience amoureuse saisit l’erreur. Il s’écarta avec un soupir ; ses yeux reprirent leur éclat, voilé durant une minute par un irrésistible afflux de volupté.
— Ah ! la méchante petite allumeuse ! dit-il sans rancune. Vous ne pensez pas un mot de ce que… vous n’avez pas dit.
Elle sourit.
— Vous croyez ?
Il fit un geste découragé.
— Parbleu ! Au fond, vous êtes incapable d’amour, vous !…
Et, avec une colère simulée et amicale, il désigna discrètement du regard Laumière qui descendait l’escalier, l’air las et ennuyé.
— C’est votre sacré amant qui vous a pervertie !
Elle rit de tout son cœur.
— Qui, mon amant ?… Jacques ?
Et comme le peintre arrivait près d’eux, leur jetant un coup d’œil distrait en apparence, elle saisit sa main et l’attira.
— Dis, Jacques, est-ce vrai que tu es mon amant ?
Laumière sourit ; son regard s’arrêta sans animosité sur Argatte, mais avec une sorte d’impertinente familiarité qui agaça profondément le jeune avocat.
— Ma petite, je l’ignore, dit-il en s’éloignant. Tu dois le savoir mieux que moi.
Argatte le suivait des yeux en fronçant involontairement le sourcil.
— Pourquoi diable vous tutoie-t-il, c’est ridicule ! émit-il d’un ton tranchant.
Cady s’esclaffait.
— Dieu ! que vous êtes amusant, ce soir ! Mais Jacques m’a vue au berceau… On s’est toujours dit « tu »… Ça n’a aucune importance.
— Oh ! évidemment ! fit l’autre, ironiquement.
Du divan qui leur faisait face, Mme de Montaux interpellait sa cousine.
— Dis, Cady, tu viens avec moi à Vincennes, demain matin, voir le départ des aéroplanes au parc militaire ? Ce sera délicieux !
Très grande, très mince, maigre même, Marie-Annette possédait une beauté surtout artificielle et assez discutable.
Elle teignait en noir opaque ses cheveux naturellement châtains. Son visage était pâle, fardé excessivement. Ses yeux, rendus vagues par ses manies successives d’éther, d’opium et de chloral, se creusaient dans l’orbite violemment ombrée par le kohl. Les sourcils épilés, réduits à une mince ligne arquée, nettement noircie, semblaient ceux d’une dame d’images japonaises.
Plusieurs adroites opérations chirurgicales avaient atténué une asymétrie de la face autrefois très apparente, et un traitement énergique avait eu raison de tics nerveux qui secouaient son adolescence.
D’ailleurs les années n’avaient fait qu’augmenter son penchant à l’excentricité, ses curiosités malsaines, sa perpétuelle et maladive recherche de l’étrange, de sensations dites rares.
Tour à tour éprise de tous les sports à la mode, elle les estimait en raison du danger qu’ils présentaient et de la somme d’émotion qu’ils pourraient lui apporter.
Après avoir été une chauffeuse téméraire, pris part à une course d’où elle était revenue avec une jambe brisée, elle délaissait actuellement l’automobile pour l’aviation. Son rêve était de faire une ascension, puis de posséder et de conduire elle-même un monoplan.
Ce qui étonnait, chez cette créature tout le temps trépidante, perpétuellement emballée, c’était qu’elle eût trouvé le loisir d’avoir des amants. Du reste, elle certifiait elle-même à ses intimes que ç’avait toujours été une question d’intérêt, jamais de sentiment ou de sensualité.
En effet, ses changeantes passions sportives lui coûtaient gros, et les revenus de sa très belle fortune étaient entièrement absorbés par le train du ménage et les dépenses de son mari, qu’elle avait épousé couvert de dettes.
Il lui fallait donc demander au dehors de quoi subvenir à ses manies. Désordonnée, dévergondée, sans frein d’aucune sorte, elle avait tenté, et, chose plus extraordinaire, retenu plusieurs fantaisies. Sa liaison la plus durable et la plus lucrative était celle qui agonisait aujourd’hui avec Hubert Voisin, le directeur du Paris-Soir, le maître chanteur qui ramassait parfois des millions et les gâchait volontiers, pourvu que tout Paris le sût.
Le premier mouvement de Cady fut de refuser la proposition de sa cousine ; puis un rappel la fit se raviser. D’un saut, elle rejoignit Marie-Annette et balaya les hommes d’un geste décidé.
— Allez !… On vous a assez vus… J’ai un secret pour elle seule.
Et, tandis que Mme de Montaux riait, les yeux allumés par la curiosité, Cady lui intimait :
— Demain, pour tout le monde, et particulièrement pour mon mari, je déjeune et je passe toute la journée avec toi.
L’autre la questionnait âprement.
— Qui ? Qui ?… Oh ! je t’en prie, dis-moi qui…
Cady fit un geste évasif.
— Je te le dirai peut-être un jour.
Marie-Annette désigna du regard son mari qui sortait du fumoir en compagnie d’Hubert Voisin.
— Est-ce Paul ?… Ou bien, petite peste, me prendrais-tu mon coffre-fort ?
Cady, outrée de cette dernière hypothèse, eut une chaude dénégation :
— Ah ! sûr, ni l’un ni l’autre !
Marie-Annette la pinça au bras, glissant bas, car les deux hommes s’asseyaient à leurs côtés :
— Allons, tu ne nieras pas qu’avec Paul ?…
Mais la jeune femme resta imperturbable.
— Dieu, que tu es sotte, ma pauvre fille ! se contenta-t-elle de laisser tomber avec dédain.
Comme le général Blot apparaissait à son tour, Marie-Annette, reprise par son idée fixe, s’élança à sa rencontre.
— Général, est-ce vrai qu’il est interdit aux officiers aviateurs de prendre des passagères ?
Les yeux de Voisin détaillaient avec insistance la silhouette nonchalante de Cady, sans corset, sous un double fourreau de mousseline de soie prune et rose. Il désigna Mme Darquet, qui descendait majestueusement l’escalier de marbre, très forte, les traits marqués et autoritaires, tout en velours noir, sans autre bijou qu’un énorme diamant suspendu par un fil invisible aux dix rangs de petites perles qui sanglaient la ruine de son cou. La main sur l’épaule de Mme Durand de l’Ile, telle une reine de tragédie s’appuyant sur la classique confidente, elle enveloppait d’un regard satisfait l’assistance choisie qui affluait sous son toit.
— Comment avec une mère si belle, pouvez-vous être si jolie ?
Cady branla la tête, le dévisageant avec impertinence.
— C’est pas fort, ce que vous dites là, vous savez ?
L’avorton rit, montrant ses longues dents jaunes de casse-noisette dans une barbe jadis blonde. Ses yeux saillants, striés de veinules violettes, roulaient, libidineux, sous des paupières sans cils.
— J’avoue qu’il y a mieux !… Que voulez-vous, j’ai la galanterie courte en paroles !
Sans une calvitie prononcée qui le désolait, Paul de Montaux eût offert le type parfait du joli garçon, de l’impeccable officier de cavalerie, portant aussi élégamment l’habit que l’uniforme. La nullité de sa physionomie était masquée par une expression martiale et aristocratique. On ne pouvait s’empêcher d’admirer la perfection heureuse de ses traits, la beauté de sa moustache blonde, de ses dents blanches souvent offertes par le sourire de sa jolie bouche aux lèvres vermeilles.
Mince, souple, très grand, le geste gracieux et indolent, Paul de Montaux parlait peu, souriait beaucoup, paraissant persuadé qu’il lui suffisait de se montrer pour séduire.
Ce soir-là, une préoccupation d’entretenir Cady à part le dominait, désir parfaitement deviné par la jeune femme, et qu’elle contrecarrait avec un malin plaisir.
— Cady, fit-il après avoir laborieusement cherché un meilleur prétexte, je crois que votre mère vous cherche… Voulez-vous mon bras pour aller la rejoindre ?
Elle négligea de répondre à cette proposition saugrenue, l’interpellant :
— Est-ce vrai que Rosine Derval, après avoir divorcé, songe à reprendre son mari pour jouer avec lui au Théâtre-Moderne ?
Montaux feignit une vive surprise.
— Mon Dieu, comment voulez-vous que je sache ?… Je suis peu au courant des choses du théâtre…
— Menteur ! N’êtes-vous pas très bien avec Rosine Derval ?
L’ancien dragon nia avec agitation, affectant une contrariété et jetant des coups d’œil obliques sur Hubert Voisin, qui riait. Chacun savait que le mari et l’amant de Marie-Annette se partageaient également les faveurs de l’artiste.
— Moi ? Quel infect potin !… Qui vous a raconté cela ?
Cady affirma :
— Tout le monde… et en particulier M. Voisin.
Hubert saisit la main de la jeune femme.
— Ne l’écoutez pas, Montaux, c’est une petite menteuse qui veut vous faire marcher… Au fond, c’est par jalousie qu’elle vous taquine.
Paul se rengorgea et ricana :
— Si je le croyais !…
Cady lui jeta un regard de dédain :
— Croyez ou ne croyez pas… Si vous saviez ce que je m’en fiche !…
Hubert palpait sournoisement les doigts et la paume de la jeune femme, s’enflammant à ce jeu qui mettait sous son toucher l’épiderme doux et frais, les os fragiles de la petite main qui s’abandonnait.
— Vous n’êtes pas gentille, fit-il. Pourquoi ne venez-vous jamais me voir au journal ?
— Grand Dieu ! pour quoi faire ?
— Mais pour me demander quelque chose.
— Quoi ?
— Les jolies femmes désirent toujours quelques bagatelles… et vous savez que je serais enchanté de vous faire plaisir…
Cady jeta un coup d’œil amusé sur Paul de Montaux, qui écoutait ce dialogue avec une visible contrariété.
— Paul !… Vous entendez les propos qu’on me tient et vous ne me défendez pas ?… Ce monsieur m’insulte, vous savez ?
Il essaya de prendre un air froid et ironique.
— Je ne pense pas avoir le droit d’intervenir…
— Comment, n’êtes-vous pas mon cousin ?…
Il se leva inopinément et riposta, le teint animé :
— Eh bien, si ce titre me donne une autorité sur vous, Cady, prenez mon bras et venez, j’ai à vous parler !
A la grande déconvenue de Voisin, elle arracha la main qu’il tenait toujours dans la sienne, se leva prestement et prit le bras de Paul, éperdu d’orgueil. Ils firent quelques pas dans la galerie.
— Qu’avez-vous à me confier ? demanda-t-elle.
Enivré et suppliant, il jeta à son oreille :
— Cady, pourquoi ne voulez-vous plus m’aimer ?… Je vous adore !…
Elle éclata de rire et le quitta.
— Si c’est là tout ce beau secret !…
Là-bas, le tête-à-tête de Mme Voisin et de l’attaché du cabinet avait été interrompu par Jeanne Darquet qui, remorquant la fatuité imbécile du jeune sous-préfet René Durand de l’Ile, le forçait à s’incliner devant toutes les puissances réunies chez sa mère.
Courtaude, la taille massive, la démarche dandinante et sans grâce, la jeune fille avait une jolie tête au menton volontaire, aux yeux froids et autoritaires. Adorée par Mme Darquet, elle lui rendait peu d’affection. Elle avait, malgré son jeune âge, tracé au fond de son cœur sec, de son esprit pratique et égoïste, tout un plan concernant sa vie et son avenir, que, sans se laisser distraire un instant, elle s’appliquait à préparer en silence. L’incapacité du fils de Mme Durand de l’Ile plaisait à son besoin d’activité. Elle avait décrété qu’il serait l’armature nécessaire à ses projets, le mari rêvé pour une fille de son caractère.
De son côté, Mme Darquet passait de groupe en groupe.
— Mesdames, messieurs, monsieur le ministre, si vous voulez monter… Mlle Lara et M. Georges Behr veulent bien nous dire une primeur, une scène de la pièce nouvelle.
Et, s’emparant du bras du président du conseil, elle lui sourit avec autorité :
— Allons, cher ami, donnez le bon exemple…
Il obéit, arguant de vagues nécessités de partir de bonne heure.
Mais Mme Durand de l’Ile avait saisi son regard de détresse et de convoitise sur Cady. Souple et adroite, malgré sa grosse taille et ses jambes enflées, elle parvint jusqu’à la jeune femme.
— Venez, votre mère a besoin de vous là-haut.
Et sans que Cady sût bien comment cela s’était fait, elle se trouva assise au premier rang des fauteuils alignés devant la scène improvisée, auprès du ministre satisfait, au milieu du groupe renfrogné et malveillant de la femme de celui-ci, de celle de l’académicien et d’Alice Crépeaux, sa cousine.
— En voilà une sale blague ! murmura-t-elle entre haut et bas.
Mme Darquet jeta un clin d’œil de remerciement à l’humble amie qui, à présent, s’activait auprès du général Blot, furieux de ne pouvoir approcher de Cady, lui amenait Marie-Annette en compensation ; tandis qu’elle groupait autour de Fernande Voisin tous les jeunes gens disponibles, — bonne mère indulgente aux faiblesses d’une fille qui la pensionnait.
Laumière s’était déjà esquivé. Hubert Voisin examina la place inexpugnable où se trouvait enfermée Cady, et, découragé, fit signe à Montaux, redevenu morose.
— Venez-vous chez Derval ?
Ils disparurent ensemble.
Me Albert Crépeaux s’approcha de Renaudin, qui, à l’injonction de sa belle-mère, avait docilement abandonné le bridge pour venir écouter les artistes.
Grimaçant un affreux sourire dans son visage perpétuellement boutonneux, aux lèvres pustuleuses, aux dents pourries, le célèbre avocat insinua au mari :
— Le succès de votre femme ne vous inquiète pas ?… Diable ! Je ne sais pas ce qu’elle a ce soir, la petite Cady, mais nul n’est insensible à son charme… poivré !…
Renaudin, choqué, le regarda de travers.
— On n’en dira pas autant de Mme Crépeaux ! fit-il sèchement. En vérité, mon cher, puisqu’il paraît qu’il est de mise de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, je m’étonne que vous la laissiez sortir dans l’état où elle est !…
Enceinte, informe, déjetée, flasque, bouffie et blême, Alice offrait, en effet, le spectacle le plus repoussant qui se pût voir.
Me Crépeaux allait répliquer aigrement, mais Mme Durand de l’Ile, qui passait derrière eux, leur enjoignit le silence avec onction :
— Chut ! vilains hommes !… Cessez de bavarder, Mlle Lara entre en scène.
Dans le taxi-auto qui les ramenait chez eux, Renaudin eut son geste familier pour attirer contre lui Cady, qui, d’ordinaire, sommeillait et se câlinait sur son épaule à chaque rentrée tardive. Ce soir-là, surpris et mortifié, il la vit se dégager avec vivacité.
— Oh ! laisse-moi, tu me décoiffes !…
Il essaya de rire.
— Puisque tu vas te défaire tout à l’heure…
Elle riposta avec impatience et dureté :
— Précisément, je déteste avoir les cheveux emmêlés pour la nuit.
Et, pinçant les lèvres comme avec une volonté inébranlable de mutisme, fermant les yeux ainsi que pour mieux s’isoler, elle se rejeta au fond de la voiture, dans le coin opposé à celui de son mari.
Celui-ci hésita. Demanderait-il une explication de cette bouderie, ou plutôt de cette espèce d’éloignement irrité qu’elle lui montrait pour la première fois depuis leur union ?
Il allait parler ; puis les reproches s’éteignirent sur ses lèvres. A quoi bon ?… Elle s’énerverait davantage. Ce serait peut-être la pénible querelle, qui laisse derrière soi de tristes souvenirs. Après tout, rien d’étonnant à ce qu’elle fût agacée. Déjà elle avait été fatiguée, souffrante, dans l’après-midi. Une bonne nuit de repos aurait sans doute raison de son indisposition et de sa mauvaise humeur.
Et, pour ne point contrarier davantage sa chère capricieuse, le tendre mari, sans attendre qu’elle le lui demandât, la laissa seule dans la chambre conjugale, et se retira dans le cabinet où un lit était aménagé pour lui.