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Cady mariée : $b roman

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XXV

Le soir de l’inauguration du Printemps-Palace, l’affluence était énorme. Les invités de Paris ne formaient qu’un infime noyau au milieu de la multitude dense qui était accourue de tous les points de la région pour cette fête annoncée avec tapage, et autour de laquelle on avait réussi à créer de la curiosité.

Après le banquet, il y avait simultanément bal dans la grande galerie des fêtes du palace, représentation dans la salle de théâtre, concert symphonique dans le parc illuminé, tziganes dans le hall du casino, séance de petits chevaux ; et, sur la mer, sorte de merveilleux cinématographe, c’étaient sans discontinuer, des passages de barques décorées et illuminées, alternant avec des feux d’artifice.

Toutes les salles étaient combles, le parc, les terrasses débordaient, et dès minuit, on soupait partout. Il y avait en cette foule, habituée des redoutes et des veglioni, une gaieté de carnaval un peu folle, un rien brutale. Les groupes amis se séparaient, se disséminaient parmi les inconnus. Chacun courait à l’aventure, et, parfois, « l’aventure ». Il y avait des rencontres, des surprises, des promiscuités singulières. Quelque chose de sensuel, de capiteux circulait dans l’air doux, violemment parfumé par la masse des fleurs lasses de la chaleur de l’après-midi et qui achevaient d’agoniser, ou reprenaient une nouvelle vigueur dans la nuit où elles épandaient éperdument leur senteur intime, toute leur âme de plantes.

Cady et Georges n’auraient su dire comment ils s’étaient rencontrés, à la faveur de quel hasard ardemment provoqué ils avaient pu s’éloigner au bras l’un de l’autre. D’abord, s’isoler dans la foule étrangère ; puis, insensiblement, quitter les salles, le parc, franchir une enceinte, traverser des jardins, sauter un mur de terrasse et se trouver, lui en habit, elle en robe décolletée, sur des galets de la grève, au ras de la mer, dont les imperceptibles vagues venaient déferler à leurs pieds en chuchotant discrètement.

Déjà, la paix et le silence étaient délicieux, ayant presque raison du bruit des musiques, des éclats du feu d’artifice, du tumulte confus de tant de voix mêlées là-bas…

Et ils avaient encore avancé, très vite d’abord, pour fuir… Puis, ils ralentirent le pas, et ils flânèrent côte à côte, en échangeant des paroles et des rires tout bas, moins par crainte d’être entendus que pour mieux s’harmoniser avec la douceur de la voix de la mer, avec celle de la toute légère brise, avec la caresse du craquement furtif des bambous, des palmiers, des platanes de la route située là-haut, très haut au-dessus de la berge.

Ils étaient allés si loin que, vraiment, à présent, l’écho de la fête ne leur parvenait plus du tout.

Autour d’eux, tout dormait, et l’on se sentait en pleine Provence, hors de la zone bouleversée, cosmopolisée par le luxe et les embellissements étrangers.

Georges désigna du doigt, le long de la plage, une rangée de maisonnettes disparates, en bois, en briques, montées sur pilotis, avec des vérandas, des escaliers, des recoins sans nombre, tout cela s’appuyant l’un sur l’autre, se chevauchant, semblant se bousculer, trop à l’étroit, bien que rien ne parût les obliger à se serrer ainsi.

— Des cabanons…

Et il expliqua. Ces maisonnettes étaient fréquentées seulement le dimanche, par des amateurs de pêche et de bouillabaisse. Tous citadins de la ville la plus proche, bons bourgeois et nervis pêle-mêle, coude à coude, ils venaient s’entasser les uns près des autres pour boire, manger, chanter, ripailler des heures durant, exagérément, en consommant surabondamment des coquillages, des tomates, des melons, des pastèques, des vins du cru, des bouillabaisses sortant de la mer et fricassées à la minute.

Cady monta des degrés dont les rampes étaient couvertes de plantes retombantes.

— C’est gentil, ici.

Une fragile serrure à la porte à claire-voie donnant sur une terrasse, ne résista point à l’effort bref de Georges. Des sièges en rotin, délabrés mais encore confortables, faisaient face à l’étendue sombre et lisse qui recevait la traînée lunaire étincelante.

Ils s’installèrent, enlacés, en une attitude de tendresse blottie qui leur était si familière qu’ils l’obtenaient immédiatement, leurs corps semblant modelés l’un pour l’autre.

Et parce qu’ils s’aimaient plus que tout, parce que le soir était incomparablement beau et l’heure si rare que l’on sentait obscurément, mais puissamment, qu’elle ne se renouvellerait peut-être plus jamais dans le courant inéluctable de l’existence, leur étreinte était chaste comme celle de deux enfants très purs, sans mère, et emplis de besoin de tendresse.

— Cady, fit Georges soudain au milieu de paroles quelconques. Quand je ne serai plus là, tu ne prendras pas d’autre amant, n’est-ce pas ?

Elle répondit « non » simplement, sans s’étonner de cette question inopinée. Tous deux, sans vouloir jamais s’y appesantir, envisageaient toujours le précaire de leur liaison. Sans se la représenter, ils sentaient leur séparation forcée dans l’avenir.

Il poursuivit :

— Je voudrais que le jour où ça sera, tu deviennes subitement très vieille, avec plus rien dans ta tête qu’un souvenir de moi, un petit peu vague, et qui alors serait doux, qui ne te ferait pas de chagrin…

— Et toi ?

Il fit un geste insouciant.

— Oh ! moi, naturellement, je serai mort.

La tête sur l’épaule du jeune homme, elle dit lentement, comme cherchant un problème compliqué :

— Comment est-ce qu’on meurt ?

Il répondit avec une douceur triste, sans emphase :

— De bien des façons… et, quelquefois, ce n’est pas drôle…

Elle étendit le bras dans la direction de la ligne lumineuse qui s’agitait sur l’eau, muette et sans trêve.

— Tu crois que c’est utile que ça bouge ainsi sur place, sans avancer ?

Il affirma, sérieux :

— Bien sûr que c’est utile, puisque c’est joli.

Un souvenir gai traversa brusquement Cady, chassant irrésistiblement les rêves câlins et les ombres mélancoliques de leur tête-à-tête.

— Dis-moi ?… Qu’est-ce qu’elle avait à faire cette sale tête, Rosine Derval, pendant la représentation ?

Georges rit à son tour, ramené à ses préoccupations coutumières de coulisses de music-hall, de cabinets de toilette de demi-mondaines, et de couloirs de cercles louches.

— Rosine ?… Mais, ma chère, elle était saoule !

Et il commença, de sa jolie voix douce et voyou, avec sa verve particulière, à la fois vulgaire et très raffinée, une relation impayable des affres de l’impresario, se trouvant à l’heure du lever du rideau devant une brute inerte et obstinée, assommée par le champagne et l’éther dont Derval faisait chaque soir une consommation désordonnée, mais d’habitude seulement après la représentation. Enfin, deux médecins et un masseur requis, à force de soins énergiques, de remèdes à tuer un bœuf, l’avaient galvanisée. La femme de chambre, les habilleuses la coiffaient, la fardaient, la sanglaient, et on la poussait sur la scène, trébuchante et souriante, un peu singulière pour les habitués, ainsi que l’avait remarqué Cady, bien que néanmoins charmante, et semblant posséder tous ses moyens pour la majorité des spectateurs. Et on lui faisait de si chaudes ovations qu’elle avait fini par se réveiller tout à fait et sentir se ranimer sa chair morte et glacée.

— C’était Hubert Voisin qu’il fallait regarder ! ajoutait Georges en riant. Il tremblait dans sa peau qu’il n’arrive un scandale, quelque chose de ridicule, qui flanque un coup de pied à sa fête.

Cady commençait, elle aussi, une histoire lorsqu’une voix connue montant de la grève, éclatant dans le silence complice qui les environnait la fit s’arrêter net, le cœur battant, interdite.

— Eh, madame !… Petite madame Cady !… Je crois que vous perdez un peu la tête !… N’imaginez-vous pas qu’on vous cherche, là-bas ?…

Tandis que Georges se laissait glisser tout à plat sur la chaise longue de rotin, comme pour mieux disparaître dans l’obscurité, Cady se leva et vint se pencher au bord de la balustrade.

— C’est vous, Argatte ? fit-elle, mi-colère, mi-aimable.

— Sûr, que c’est moi !… J’ai raconté des choses compliquées, absurdes et vaguement vraisemblables pour vous sauver la mise, seulement venez vite, parce que ça ne tient qu’au bout d’un cheveu…

Elle dégringola lestement l’escalier.

— Qui me cherche ?

Le jeune avocat leva les bras.

— Qui ?… Vous en avez d’extraordinaires !… Tout le monde, parbleu !… Tous ceux qui vous ont dans la peau, et ça fait un tas, vous savez !… Sans compter Voisin et votre mari, qui font un raffut !…

Elle sentit un petit froid passer sous son épiderme.

— Ah ! Victor s’est aperçu ?

— Dame ! c’était malin !…

— Mais, objecta-t-elle, timide et piteuse, il n’y a pas longtemps que je suis absente…

Argatte avait pris son bras et l’entraînait.

— Non ?… Eh bien, c’est que le temps vous paraît court… dans la solitude, appuya-t-il d’une voix railleuse. Il y a plus d’une heure que je vous ai vue filer…

Elle s’arrêta net, tentant d’apercevoir son visage dans l’obscurité.

— Vous m’avez vue ?

— Certainement, fit-il légèrement, avec toutes sortes de sous-entendus et aussi de protestations de serviabilité et de discrétion en ce simple mot.

Elle l’entendit ainsi et rit soudain avec abandon.

— Eh bien, tant pis !… Mais, dites donc, si on nous voit revenir ensemble, ça ne va pas du tout arranger les choses ?

Il feignit de s’indigner.

— Tiens donc, petite cruche, croyez-vous que nous allons rappliquer avec cette candeur ?… Sans compter que votre toilette a peut-être bien reçu des anicroches en cette course vagabonde, ajouta-t-il avec une innocence pleine d’insinuations.

— Ça m’étonnerait, répondit Cady tranquillement.

Il ramena son bras contre lui avec une certaine nervosité.

— Tant mieux ! tant mieux !

Et, changeant de ton :

— Nous allons rentrer vivement dans l’hôtel par un escalier de service que j’ai déjà exploré… Vous gagnerez votre chambre, et vous vous coucherez… Je vous enverrai votre mari, et vous lui expliquerez que vous étiez fatiguée, et qu’après avoir fait un tour dans les jardins à mon bras et en compagnie de Jacques Laumière — votre infect peintre est prévenu — vous êtes rentrée vous reposer.

Cady branlait la tête d’un air de révolte.

— Je veux bien passer par ma chambre et répéter vos petites bourdes imbéciles… mais, envoyez-moi tout de suite mon mari, que ça soit vite fini, cette comédie, parce que je ne veux pas du tout me coucher… Je dois danser le cotillon avec Paul de Montaux.

Argatte haussa les épaules avec mauvaise humeur.

— Montaux, maintenant !… Vous n’êtes pas un peu folle ?… Enfin, faites à votre fantaisie.

— C’est bien mon intention, dit-elle avec décision.

Ils parvenaient à l’escalier désert et peu éclairé. Félix Argatte s’arrêta.

— Je vous laisse… Ça serait la déveine qu’on nous pige ensemble.

Et, comme elle lui serrait la main, gentille, avec un « merci » amical, il se plaignit.

— C’est tout ce qu’on donne ?

D’un geste spontané et charmant, Cady jeta ses bras autour du cou du jeune homme et le baisa sur les lèvres, familière, hardie, mais sans aucune passion.

— Voilà !…

Il frémit tout entier, assailli par un violent désir.

— Oh ! Cady, si vous vouliez !…

Elle s’enfuyait, grimpant les marches avec vélocité.

— Envoyez-moi Victor !

Il lui cria un « zut ! » furieux. Mais, comme elle riait de tout son cœur, il ajouta, apaisé :

— Vous êtes tout de même mignonne !…

Une heure plus tard, appuyé contre un des pilastres séparant la salle de jeu du grand hall où l’on dansait, Argatte suivait avec un intérêt un peu soucieux l’enlacement intime et gracieux de Cady et de Georges, que les hasards provoqués du cotillon venaient encore une fois de réunir en une valse prolongée.

— Bizarre ! bizarre ! murmura-t-il entre ses dents.

Maurice Deber, qui passait, l’air agacé, nerveux, releva ce mot, tandis que ses regards, à lui aussi, allaient au couple, là-bas.

— Peut-on savoir ce qui motive cette appréciation ?

Argatte rabaissa les yeux sur le colonial et sourit sans répondre.

Deber fit un geste de colère, marmotta quelques paroles inintelligibles, et, sans plus s’expliquer, tourna le dos et s’éloigna.

Argatte eut un rire intérieur.

— Non, mais, pourtant !… Ce n’est tout de même pas le mari !…

Et, par curiosité, il rejoignit Victor Renaudin, qui se promenait en fumant, avec quelques autres hommes attendant comme lui le bon plaisir de leurs compagnes infatigables pour regagner la couche à laquelle ils aspiraient douloureusement.

— Je vois que Mme Renaudin s’est trouvée mieux ? insinua hypocritement le jeune avocat.

Le juge esquissa un sourire résigné.

— Mais oui, elle n’a eu qu’un malaise passager.

Et il ajouta, après réflexion :

— J’en suis bien aise… J’aime mieux la voir s’amuser, même un peu excessivement, que de la savoir souffrante.

Argatte lui demanda à brûle-pourpoint :

— Est-ce que vous avez dans vos relations un certain Georges Félini, un Levantin, je crois… un tout jeune homme blond ?…

Renaudin chercha, surpris.

— Félini ?… Non, je ne vois pas cela… Pourquoi ?…

Argatte se déroba.

— Oh ! pour rien… Je l’ai vu danser tout à l’heure avec Mme Renaudin, alors je croyais…

Renaudin affirma paisiblement :

— Non, elle ne le connaît sûrement pas… Seulement, vous comprenez, ici, ce soir, elle danse avec tout le monde.

Argatte le quitta avec énervement.

— Quel imbécile !… Et c’est pourtant un homme distingué !…

Il retourna dans le hall, arracha une rose d’une gerbe, et, se frayant adroitement un passage entre les rangs des danseurs, parvint devant Cady. Elle revenait à sa place, rieuse, radieuse, un peu haletante, une singulière volupté imprégnant son visage, que la fatigue semblait allonger, agrandissant et noircissant ses yeux, lui redonnant pour un instant l’expression troublante de sa figure de petite fille, jadis, à la féminité trop précoce. Il lui tendit la fleur.

— Venez bostonner.

Elle accepta en riant avec doute.

— Vous savez ?

Il affecta de se fâcher.

— Comment, si je sais ?… Me prenez-vous pour un vieux ? ou pour un habitué de bals publics qui ne saute que la polka et ne tourne que la valse ?

Elle ne répondit pas, ne semblant pas l’écouter, s’abandonnant à l’impulsion qu’il lui donnait. Peu après, elle reconnut :

— C’est vrai, vous bostonnez très bien.

Ils dansèrent silencieusement pendant un moment. Et il lui demanda soudain, bas, sérieux et tendre, comme si leur enlacement lui donnait quelque droit sur elle :

— Pourquoi faites-vous cette chose stupide et dangereuse ?… Une femme comme vous n’a pas un amant comme « lui ».

Il la sentit tressaillir sous sa main. Il serra plus étroitement les doigts qu’elle paraissait tentée de lui reprendre, instinctivement. Elle restait muette.

Il recommença, pressant, presque impératif :

— Dites ?… mais, dites donc ?… Ce n’est pas possible que vous l’aimiez ?…

Justement, ils passaient devant Georges. Il avait pris une chaise inoccupée, et assis de côté, le coude sur le dossier, le buste souple, il penchait la tête, montrant avec une coquetterie peut-être inconsciente la grâce de son cou blanc, presque féminin, où, sur la nuque, veloutait le blond pâle de sa chevelure. Ses cils, très longs, très noirs, étaient abaissés sur son regard.

Comme la jeune femme était redevenue fugitivement la Cady d’autrefois, lui aussi rappelait l’enfant aux boucles blondes qui, dans l’appartement solitaire de la courtisane sa mère, déjà pervers, attirait calmement la fillette dans le grand lit…

Cady se redressa, une lueur ardente en ses yeux, et, serrant fortement, presque méchamment la main d’Argatte, elle dit, âpre et sèche :

— Si, je l’aime !… et puis, voilà !…

FIN

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