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Cady mariée : $b roman

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XXII

Lorsque Cady arriva sur le quai de la gare de P.-L.-M., devant le train spécial qui devait conduire les invités du Paris-Soir à l’inauguration du Printemps-Palace, la première personne — non qu’elle aperçut, mais qu’elle vit — fut Georges.

Dans la demi-clarté du hall, en face de la masse carrée, puissante, majestueuse des wagons-lits, au milieu de la gaie cohue de ces voyageurs qui se connaissaient tous, ou tout au moins se reconnaissaient, se saluaient, s’évitaient, potinaient, flirtaient, parmi cette foule élégante, la silhouette fine, le charmant visage du jeune homme semblaient resplendir, se détacher, s’imposer.

Et ce n’était pas Cady seule qui subissait cette impression ; tous la partageaient ; Georges était en un de ces jours de beauté, de séduction que, parfois, l’on n’atteint à ce degré suprême qu’une seule fois en sa vie. Hommes et femmes le remarquaient, posaient sur lui des regards étonnés, sympathiques ; car il y avait cette particularité que la beauté de Georges n’inspirait aucune jalousie, aucune aversion instinctive aux autres hommes.

Les jugements, du reste, variaient avec les individus.

— Une figure intéressante, observa un haut personnage de la police, fugitivement intrigué.

— J’imagine Jacques de Casanova tel que cet éphèbe, déclara le peintre Randon qui se piquait à tort de littérature.

— Quel est ce délicieux petit garçon ? demanda mi-sérieux, mi-plaisant, le ministre à Hubert Voisin, qui lui faisait les honneurs du quai avec une cordialité de souverain recevant un autre souverain.

Le directeur du Paris-Soir sourit en faisant un geste d’insouciance.

— Rien… un petit gigolo… Vous le retrouverez dans la loge de Rosine Derval.

— Ah ! ah ! elle est avec nous ce soir, cette chérie ? approuva l’homme politique.

Voisin prit un air mystérieux.

— Oui, dans la voiture de tête, tandis que nos épouses — je parle en général puisque vous êtes garçon, cher ami — sont dans la dernière. Nous faisons tampon au milieu, avec le wagon-restaurant comme terrain neutre.

Le ministre hocha la tête avec satisfaction.

— Je vois que vous avez très bien organisé tout cela.

Quoique célibataire, il était au pouvoir d’une aimable mais despotique ex-jolie femme qui, naturellement, était du voyage.

Les yeux de Félix Argatte effleurèrent Georges et s’arrêtèrent sur la belle Fernande Voisin qui passait, correcte, avec pourtant un sourire involontaire et gourmand en frôlant le jeune homme.

— Un joli petit marlou qui paraît être du goût de notre chère amie, glissa l’avocat au jeune docteur Melly, arrivé en même temps que lui.

Marie-Annette pinça le bras de Cady.

— Regarde… mais regarde donc !

— Quoi ? fit la jeune femme avec innocence, bien qu’elle eût parfaitement suivi la direction du regard de sa cousine.

— Ce jeune homme… il est épatant !… Il me semble que je connais sa figure… Est-ce qu’il ne fait pas de l’aviation ?

Cady réprima un rire, entraînant Mme de Montaux, tandis que, durant un instant fugitif, ses yeux caressaient ceux de Georges, imperturbable.

— Tu es folle !…

On montait, on descendait des voitures, cherchant son compartiment. Des exclamations de surprise, de joie affectée se croisaient : « Vous ! Quelle chance !… » « Je pensais bien que vous seriez du voyage ! » On proposait des échanges de places. Les facteurs, les valets et les femmes de chambre voituraient des entassements de bagages à main ; des fleurs étaient apportées à foison, embaumant le quai. Et les voyageurs ordinaires des autres trains envahissaient le trottoir, dévisageant avec curiosité cette foule choisie, en toilette, en piaffe, en perpétuelle et coutumière représentation, dont toutes les attitudes, les rires, les paroles étaient voulus, étudiés, prêts pour l’interview, le phonographe et le cinématographe.

Sous les airs enchantés, les physionomies ouvertes, les allures dégagées, il y avait des soucis cachés, des colères mal rentrées, d’âcres jalousies, des angoisses, des vanités cruellement froissées, des rancunes vindicatives, des triomphes insolents.

Des amants de la veille ou du lendemain, des divorcés effectifs ou latents, des gens qui derrière le dos se traitaient des pires noms, ou qui s’étaient insultés en plein visage, s’accueillaient ce soir avec grâce et sérénité. Des poignées de main cordiales s’échangeaient ; les femmes s’embrassaient, du geste théâtral qui ne décoiffe ni ne défarde. Rien ne transparaissait des haines, d’ailleurs fugitives, de ces fantoches, des amours superficielles, des craintes, des anxiétés de ces gymnastes perpétuellement sur la barre du trapèze, au-dessus du vide, et qui, au fond, savaient que les pires culbutes ne rompraient point complètement leurs os d’acrobates sans vergogne.

De la politique, des arts, des affaires, du journalisme, le crème se trouvait là ; le fretin s’entasserait dans le rapide, vingt minutes plus tard. Et, par astucieuse vanité, nombre de ceux qui prendraient le train ordinaire étaient venus parader sur le trottoir du convoi spécial, pour faire croire « qu’ils en étaient ».

Cady et Marie-Annette, qui devaient occuper le même compartiment, trouvèrent Paul de Montaux à la porte. Des orchidées, du lilas blanc et des roses rendaient mortelle l’atmosphère du réduit.

— C’est vous qui nous empoisonnez ainsi, Paul ? récrimina Cady en riant.

— Moi et Voisin, rectifia l’ancien dragon. Mes humbles roses ont trouvé la place déjà prise par ces orchidées ostentatoires.

Marie-Annette évaluait avec regret.

— Ce qu’il gâche l’argent, cet Hubert !…

Félix Argatte, qui fourrait sa belle tête hardie dans l’ouverture de la porte, releva le propos.

— Soyez certaine qu’il ne perd rien… Pas un de ces bouquets qui ne fasse partie d’un programme de publicité adroite, et qui porte…

Cady l’interpella effrontément, sous l’impression d’énervement que lui causait la présence de Georges.

— Argatte ! comme vous êtes beau garçon, aujourd’hui !…

— Seulement aujourd’hui ?

— Vous êtes toujours bien, mais ce soir vous me paraissez particulièrement troublant !…

— Elle ne vous l’envoie pas dire ! ricana Montaux.

Marie-Annette affecta un effarouchement.

— Qu’est-ce que tu as, Cady ?

— Je suis grise ! déclara-t-elle.

Argatte la déshabillait du regard.

— Je ne sais pas si je bats un record, mais vous, nom d’un chien !… c’en est gênant !…

Elle avait rejeté son grand manteau de voyage et apparaissait svelte en sa petite robe ridiculement étroite, d’un gris pâle, très simple, avec l’encolure ouverte entourée d’une dentelle princière.

Ses cheveux dorés s’échappaient en grappes touffues du grotesque turban-chapeau-bonnet de paille et de satin gris, aux deux gros paquets de pâquerettes pendillant de chaque côté du visage. Sans corset, souple, gracile et potelée, elle paraissait sournoisement nue, s’exhibant sans se montrer, ainsi que son museau excitant s’apercevait, particulièrement aguichant, bien qu’à moitié dérobé par la coiffure enfoncée sur sa tête. Ses mains, ses bras découverts jusqu’au coude attiraient invinciblement la convoitise de chaque homme, qui eût voulu s’en emparer, les pétrir, les meurtrir, les posséder de caresses et d’étreintes. Les doigts du jeune avocat s’y étaient portés involontairement et les frôlaient longuement. Elle les abandonnait, souriante, la tête un peu renversée, ses yeux allant des lèvres palpitantes du jeune homme à ses prunelles qui se voilaient de désir…

Marie-Annette les bouscula.

— Non, mais, vous êtes révoltants !…

Montaux proposa, d’une voix agressive :

— Venez-vous fumer un cigare sur le quai, Argatte ?

Il s’esquiva.

— Non, merci, je n’ai pas encore reconnu ma turne.

Marie-Annette avait disparu. Paul en profita pour pousser Cady jusqu’au fond du compartiment.

— Je vous adore toujours ! fit-il, les mains entreprenantes, tout trépidant.

Elle se dégagea avec prestesse.

— Quel sous-officier vous faites !…

Dans le couloir, elle rencontra sa mère, Mme Darquet, et sa sœur Jeanne, qui arrivaient, suivies de nombreux courtisans s’empressant dans le sillage de la veuve de l’ancien Premier, comme on appelait de son vivant Cyprien Darquet, qui avait battu le record de la longévité ministérielle.

La femme influente était de fort méchante humeur ; on n’avait pas réservé de place dans le train spécial pour sa confidente, son factotum, Mme Durand de l’Ile, qui suivrait dans le simple rapide.

— Pour un peu, je vous accompagnerais ! déclarait-elle, la voix exaspérée.

Un jeune attaché au cabinet du ministre se désola hypocritement.

— Hélas ! je voudrais offrir ma place à Mme Durand de l’Ile… mais, outre que je suis dans le wagon des célibataires, le patron pourrait avoir besoin de moi…

Mme Darquet appela sa fille aînée.

— Cady !… Ton mari fait partie du train ?

— Mais oui.

L’autre soupira avec contentement ; et, dictatoriale :

— Parfait !… Alors, il cédera sa place à Honorine.

Cady étouffa de rire.

— Pauvre Victor !… Lui qui se faisait une fête de voir lever l’aurore à mes côtés !… On devait se retrouver dans le couloir, à six heures du matin !…

Mme Darquet ne l’écoutait pas, donnant ses ordres au fils de son amie, laquelle demeurait silencieuse et passive, comme étrangère à ces négociations.

— René, trouvez-moi mon gendre.

Jeanne arrêta le jeune homme au passage.

— Si vous pouviez en être aussi ce serait excellent, glissa-t-elle bas.

Le jeune crétin fit un geste.

— Je le devrais… Mais Voisin a été débordé…

Cady s’était échappée et se promenait sur le quai, feignant l’affairement pour n’avoir point à s’arrêter au hasard des rencontres, et pour croiser dix fois Georges qui se prêtait adroitement à ce jeu.

Tous deux avaient la fièvre, et savouraient jusqu’au fond de leur être la conscience de leur intime et parfaite union inconnue de tous. Et ils goûtaient aussi l’afflux de convoitises qu’ils traversaient, l’émotion sensuelle que leur beauté, leur charme énigmatique et trouble causaient en cette foule spéciale, aux sens à la fois las, et perpétuellement exacerbés.

Eux seuls, parmi cette assistance de vilains pantins efflanqués ou gonflés de graisse, abdomens exagérés, jambes variqueuses, torses déjetés et truqués, visages usés, traits naturellement informes, ou déformés par la vie à outrance, teints décolorés ou couperosés, tissus flasques, diabétiques, arthritiques ou névrosés, eux seuls jaillissaient comme deux fleurs de grâce, d’harmonieuse beauté, de secrète, d’indicible et d’attirante volupté.

Ils n’avaient certes point le charme sain d’un couple frais et vierge, mais ils offraient ce piment, irrésistible pour certains, de la jeunesse candidement perverse, de corps avertis, experts, comme assouplis et entraînés par le désir qu’ils évoquaient constamment, et savaient sans cesse renouveler chez ceux qui les approchaient.

Et leur souveraineté éphémère et toute-puissante de petits dieux de l’amour civilisé, ils l’acceptaient sans étonnement ni vanité, agréablement chatouillés par les hommages multiples qu’ils provoquaient, et dont le trouble ne se répercutait en eux que pour eux deux seuls.

Il semblait que tous ces effluves de désir exaspéré qui allaient vers eux, ils les recueillissent pour se les offrir réciproquement, en un muet baiser de leur bouche, de leurs regards, de leur âme passionnément offerte et prise par l’un et par l’autre.

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