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Cady mariée : $b roman

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XXI

Avril touchait à sa fin. Après une quinzaine glaciale qui avait conservé l’aspect hivernal dans Paris, retardé l’éclosion des toilettes claires, des chapeaux fleuris qui sont comme la végétation vespérale prématurément éclose de la ville, trois journées splendides avaient brusquement instauré l’été.

Ce dimanche matin, Cady fut réveillée de bonne heure par le départ de son mari, qu’une affaire criminelle réclamait inopinément. Elle se leva, séduite par le soleil radieux, l’air doux et léger qui envahissaient la chambre par les fenêtres ouvertes sur cette subite naissance du printemps.

Un kimono sur ses épaules nues, elle s’accouda au balcon, et, les paupières closes, elle rêva, se laissant aller à l’espèce d’étourdissement qu’apportait en elle ce bain d’air et de clarté.

Sans doute, cette caresse des choses serait sa meilleure impression de toute cette journée qui s’annonçait assez morne pour elle.

Les dimanches lui étaient une lourde corvée : et, évidemment, celui-ci ne vaudrait guère mieux que les autres, bien que l’absence de Renaudin la délivrât de la sempiternelle promenade conjugale qui était pour l’époux la joie la plus attendue et la plus précieuse après la semaine laborieuse.

Elle ne sortirait point ce matin ; ensuite, elle assisterait à l’obligatoire déjeuner dominical chez Mme Darquet ; puis, probablement, elle accompagnerait sa mère et sa sœur dans quelques visites ennuyeuses.

Elle soupira. Ah ! si Georges avait été libre !… Mais, ses dimanches à lui aussi appartenaient à on ne sait quel devoir mystérieux et inéluctable.

La voix de Joséphine, sa silhouette dans l’embrasure de la porte-fenêtre la firent tressaillir.

— Madame, c’est des Galeries.

Elle tendait une enveloppe close.

Cady observa, surprise :

— Des Galeries ?… Mais, je n’ai rien commandé.

— Je ne sais pas, madame. C’est un garçon du magasin qui m’a remis cela pour madame.

Machinalement, Cady tournait et retournait l’enveloppe sans l’ouvrir, avec un vague pressentiment.

Soudain, relevant les yeux, elle saisit l’attitude curieuse, presque impertinente de la femme de chambre.

— Eh bien, fit-elle avec irritation, qu’est-ce que vous attendez ?

L’autre se déconcerta.

— Mais rien, madame… Les ordres de madame.

Cady commençait à décacheter lentement l’enveloppe.

— Il n’y en a pas… Je vous sonnerai.

Joséphine se retira en grommelant à la dérobée.

Pâle de joie, avec un frémissement de tout son être, Cady lisait ces mots, griffonnés à la hâte sur une feuille de papier de café :

« Je suis libre. J’ai vu partir ton mari. Viens me rejoindre, je t’attends aux Tuileries, à l’endroit de notre première rencontre. Si tu veux, on fera une promenade au Bois. Le dimanche, pas de danger. Il fera trop bon ensemble au soleil.

» Ton petit.

» Je te fais remettre ceci par un garçon de magasin que je connais, cela n’éveillera pas les soupçons de tes larbins. »

Elle s’élança dans la chambre, possédée par une subite ivresse, répétant tout haut avec ferveur :

— Georges ! mon cher petit Georges !…

S’en aller avec lui, en cette matinée étincelante, dans ce Bois qui devait commencer à verdir !… Ah ! quelle lumière dans son âme après la pénombre de naguère !…

Elle n’appela point, et s’habilla seule, craignant que la femme de chambre remarquât sa hâte, sa fébrilité, son bonheur…

Elle se voulait belle, et choisit absurdement, pour cette course matinale et dérobée, une toilette fragile, d’une élégance déplacée. Tunique de gaze noire sur un fourreau de moelleux satin vert, ceinture à longs pans toute brodée, chapeau à calotte verte, aux larges bords noirs, avec une pluie de plumes pleureuses noires renouées de vert.

Au travers de la gaze légère, son cou, ses bras, la naissance de sa gorge transparaissaient, chair mate et délicate.

Et elle qui, habituellement, détestait les nombreux bijoux, passa un lourd sautoir surchargé de breloques bizarres, entassa des bracelets sur ses poignets découverts par la manche courte, mit des bagues à ses doigts, avec l’impérieux besoin de se parer, de se faire la plus belle, l’idole la plus riche, la plus orgueilleusement superbe pour celui qui l’attendait.

Elle s’enfuit de l’appartement sans bruit, fila le long du quai, et parvint toute haletante à la porte des Tuileries.

Georges, sobrement et élégamment mis, l’air très gentleman ce jour-là, l’attendait adossé à l’un des piliers de la grille. Ses traits fins et mobiles exprimèrent un ravissement à la vue de la jeune femme.

— Viens, oh ! viens ! fit-il bas, en un murmure pareil à une caresse, comme s’il l’entraînait dans une invisible alcôve.

Elle prit son bras, se colla à lui.

— Je t’adore…

Ils demeurèrent pendant quelques instants silencieux, éperdus, savourant une joie indicible, un véritable enivrement à se rencontrer en plein jour, dehors, comme deux amants libres.

Et, sans logique, il eut une défaillance, la désirant aveuglément.

— Si nous montions chez nous ?

Mais Cady protesta.

— Non, non, allons au Bois, comme tu as dit !…

Il se ressaisit.

— Tu as raison… on n’a pas toujours à soi une matinée comme celle-ci…

Et, apercevant un taxi-auto vide qui longeait paresseusement le quai, il lui fit signe d’approcher.

Ce ne fut qu’au moment où Cady monta dans la voiture qu’il remarqua sa toilette.

— Mâtiche ! que tu es belle ! admira-t-il.

Puis il eut un souci.

— Ce n’est pas précisément une robe pour passer inaperçue !… Tu es un peu folle, Cady !…

— Tiens donc, comme tu es poli !… Est-ce qu’on ne me regarderait pas, même si j’avais une petite robe de quatre sous ?

Il la contemplait, émerveillé.

— Tu es jolie… Plus jolie vraiment que je ne croyais.

Comme elle riait à ce compliment naïf, il expliqua :

— Je veux dire que tu portes la grande toilette d’une façon épatante… il n’y en a pas beaucoup comme toi… Et puis, tu as plusieurs beautés ; on ne sait laquelle est la mieux… Vrai !… Cady en tailleur, Cady en kimono, Cady en falbalas, c’est trois Cady !

Elle n’avait pas mis de gants ; elle posa la paume de sa main nue sur la bouche du jeune homme.

— Tais-toi !… regarde, c’est trop joli.

Ils filaient à toute allure dans les Champs-Élysées, dont les marronniers étaient déjà couverts d’un moutonnement de feuilles fraîches, veloutées, d’un vert éclatant et uniforme. Les bas-côtés n’avaient guère de promeneurs à cette heure, mais déjà les autos courant vers le Bois et la campagne emplissaient le milieu de la chaussée avec un ronflement sonore et continu. On passa en vitesse au pied de l’Arc, et la course s’accéléra encore dans l’avenue, où s’élevait une brume de poussière, tandis que de nombreux arroseurs dirigeaient les gerbes neigeuses des tuyaux sur les pelouses, la jeune verdure des massifs, le vaste trottoir et la voie au sable labouré des cavaliers.

Beaucoup d’arbres étaient encore dépouillés ; certains se couvraient de fleurs. Dès la sortie du Métro, une foule endimanchée s’élançait dans un seul sens, sans remous, d’un seul courant pressé vers le Bois.

Cady et Georges descendirent au lac. Un nuage passager atténuait l’éblouissement du soleil, d’ailleurs prêt à reparaître ; cependant, l’eau miroitait, encadrée par les masses des sapins. Et, là-bas, l’épaisseur du bois semblait une toile de pointilliste avec ses innombrables troncs gris parsemés de petites feuilles vert lumineux, disséminées en taches rondes, répandues parcimonieusement sur les basses branches, et formant déjà une masse compacte là-haut, au-devant de l’étendue cendrée du ciel.

Ils s’enfoncèrent dans les petites allées, le bras de Georges enserrant celui de Cady. Quelque chose d’ineffablement tendre et chaste les unissait. Et jamais encore ils ne s’étaient à ce point sentis détachés de l’humanité, de toute l’existence qu’il leur fallait subir, et à travers laquelle ils passaient en étrangers.

Puis, le sous-bois les tenta, et ils avancèrent à l’aventure, guettant le sol, examinant les troncs, les arbustes, les rejetons, les plantes, tout ce qui, un peu anémié et chétif, animé néanmoins par la sève du printemps, poussait vers le ciel : bourgeons rouges, jeunes branches, tiges frêles et molles, feuilles luisantes, unies ou gaufrées, rondes ou ovales, lisses ou aux nervures capricieuses…

Ils étaient parvenus à un creux où se voyait un vestige de construction ruinée : pierres éparses que la mousse, le lierre et les ronces recouvraient en partie. Cady poussa un cri joyeux.

— Des violettes !… des violettes de chien !

Elles se dressaient en trois touffes, d’un mauve pâle, très ouvertes, presque semblables à des pensées aux minuscules têtes curieuses, avec leurs pétales érigés droit, et leur cœur blanc strié de brun, où semblaient luire de petits yeux futés.

Georges s’étonna.

— De chien ?… Pourquoi « de chien » ?

— C’est Mathurine, ma vieille bonne, qui appelait ainsi ces sortes de violettes.

Tous deux penchés ils cueillaient les fleurettes fragiles.

— Qu’est-ce qu’elles ont de particulier ?

Cady répondit dédaigneusement.

— Tu ne vois pas ?… Elles n’ont pas d’odeur, elles sont pâles… et puis, voyons, elles n’ont pas la même physionomie que les vraies violettes.

Georges se mit à rire soudain.

— Tu parles de ton ancienne bonne… Je m’en souviens… une grosse, plus large que haute… et quand elle se penchait, il tombait des clous de girofle de ses oreilles…

Cady rit aussi.

— C’était sa manière de se parfumer !

— Qu’est-elle devenue ?

— Elle est morte il y a longtemps. Après qu’elle a été partie de la maison, à Paris, je ne l’ai plus revue… Je l’aimais bien… Toi, elle, et quelques animaux, c’est tout ce que j’ai aimé dans mon enfance.

— Pourtant, autrefois, tu me parlais de ton père avec enthousiasme.

— Mon père ?… d’abord, il n’était pas mon vrai père… et, même avant que je le sache, je m’étais détachée de lui…

— Qui donc était ton vrai père ?…

Elle dit, perdue dans une rêverie :

— Quand nous nous sommes mariés, Victor et moi, nous sommes allés à Nancy, faire la corvée, il paraît nécessaire, des visites de famille… On nous a envoyés également chez des amis de mes parents… Nous avons été dans un château, en pleine campagne, chez une vieille dame qui vit seule, veuve, ayant perdu tous ses enfants… Elle avait peut-être soixante-sept ou huit ans… On voyait qu’elle avait dû être très belle, elle avait l’air triste et doux… pas indifférent, mais plutôt détaché de tout, parce qu’elle avait eu beaucoup de chagrins… Autour d’elle, c’était beau et simple. Le parc avait des arbres merveilleux, des fontaines, de vieux bancs de pierre sous des bosquets démodés et si jolis !… C’est solitaire au point que cela intimide, que l’on parle bas et que l’on marche malgré soi à pas de loup… Il y avait des roses et du jasmin en masse… Elle m’avait dit : « Cueillez tout ce qui vous fera plaisir. » Mais je n’ai rien voulu toucher… C’était comme des fleurs sur une tombe… sur la tombe d’un être que je n’ai pas connu, mais dont j’ai aperçu l’image, une fois, fugitivement… et qui était tout comme moi…

Elle s’arrêta brusquement et releva les yeux sur Georges.

— C’était étrange de penser qu’en somme j’étais chez moi dans ce parc… et que, si elle avait su, cette vieille dame si isolée sur terre, elle m’aurait embrassée et appelée sa petite-fille…

Elle se détourna, ajoutant, la voix lente, avec un indicible regret :

— Mais voilà, elle ne savait pas… elle n’a jamais su… Jamais je n’oublierai cette vieille dame, ce château et ce parc…

Georges fit un geste.

— On a quelquefois des impressions singulières, et qui ne s’effacent jamais… Un jour, c’était je ne sais plus où, dans une grande ville… J’avais fait la connaissance d’une jeune femme très jolie, une petite bourgeoise… Elle me dit que son mari était absent et que si je voulais nous passerions la nuit ensemble… Après le dîner, elle m’emmène chez elle. Elle me fait entrer dans un appartement modeste et gentil… Il n’y avait pas de salon, mais le cabinet du mari, une pièce confortable, avec un bureau couvert de papiers, la vraie table de l’homme laborieux… A côté, le panier à ouvrage de la femme… Devant les fenêtres, des jardinières avec des plantes… Bref, un intérieur de braves gens. La petite femme me conduit ensuite dans la chambre et la voilà immédiatement en chemise… Moi, déjà, je ne sais pas ce que j’avais, mais je n’étais pas pressé… Et voilà que, tout à coup, j’aperçois dans un petit lit, endormie, une fillette de peut-être trois ans, l’air heureux et paisible, avec de jolis cheveux blonds et de grands cils couchés sur des joues un peu pâlottes. « C’est ma fille, que me fait mon amie tranquillement. Mais viens donc, t’inquiète pas, même si elle se réveillait, ça ne fait rien, elle ne sait pas encore bien s’expliquer, elle ne pourra rien raconter. » Ma foi, je ne pourrais dire au juste ce qui m’a pris, mais j’ai attrapé mon chapeau et je suis parti… J’avais mal au cœur… Et quand j’ai été des fois à ne pas savoir où coucher le soir, je repensais à ce cabinet de travail où il faisait si tiède, au bureau, aux fleurs, à la lampe… à la petite fille, tout ça des choses que je ne connaîtrai jamais autour de moi…

Tout en causant, ils avaient rejoint un sentier qui débouchait sur une large allée où passaient des voitures et des autos.

Soudain l’exclamation rauque et criarde d’une voix féminine éraillée leur fit lever la tête.

Dans un fiacre découvert, une femme — une fille en cheveux, le cou découvert noué d’un ruban rouge — se dressait entre deux hommes : un long type à casquette verte, avachi sur les coussins, et un individu court, musclé, râblé, très brun, le nez large, épaté, les cheveux noirs frisés débordant du melon crasseux, un sourire ironique sous la moustache ronde coupée en brosse.

— Romain !… Hé, Romain ! t’es rien chic, ce matin ! s’écriait la femme en gesticulant.

Le petit brun la fit rasseoir brutalement en murmurant des paroles qu’on n’entendit pas. La voiture s’éloignait, ils disparaissaient. Cady, les yeux élargis, contemplait Georges qui était pâle et montrait des traits bouleversés.

— Comment t’a-t-elle nommé ? fit la jeune femme brièvement.

Il détourna la tête, balbutiant :

— Est-ce que je sais !… Je ne la connais pas… Elle est saoule…

Cady n’insista pas. Ils poursuivirent leur route en un silence découragé, les membres douloureux et las. Georges arrêta le premier fiacre qui passa, et donna l’adresse de Mme Darquet, rue de la Boétie.

— Je descendrai place de l’Étoile… ou plus tôt, si tu veux, dit-il bas, avec humilité.

Cady ne répondit pas. Un temps assez long s’écoula. A tous deux, il semblait que le ciel s’était terni ; une fraîcheur glaciale se dégageait du bois ; une odeur de mort montait du sol encore détrempé par les pluies d’hiver, aux endroits ombragés.

Enfin Georges posa sa main sur le bras de Cady.

— Je voulais te dire… Je dois m’absenter…

Elle releva les yeux, l’interrogea du regard avec anxiété. Il répondit précipitamment à cette interrogation muette.

— Oh ! pas pour longtemps !… Une quinzaine, à peine…

— Où vas-tu ?

— Dans le Midi… C’est Rosine Derval qui m’emmène… D’abord, je ne voulais pas ; puis, elle a insisté… et dame ! je t’avouerai… tous ces temps-ci, j’ai battu la flemme… Oui, je n’avais guère l’esprit à travailler… Alors, je n’ai plus le rond… A Monte-Carlo, je me referai…

— C’est à Monte-Carlo que vous allez ?

— C’est-à-dire dans un patelin tout près… Mais, tu ne connais que ça !… Cet établissement bâti par des religieuses qui ont traficoté et fait faillite, tu sais bien ?… Hubert Voisin l’a acheté, l’a terminé, embelli, et il veut le lancer, non pas comme villégiature d’hiver, il y en a déjà trop sur la Côte, mais comme séjour de printemps. Il paraît que le site est merveilleux. On inaugure la semaine prochaine, le 2 mai… L’hôtel-casino a huit cents chambres, il y a un vélodrome, un skating, des courts de tennis, un golf, une salle de music-hall avec Rosine Derval et toute une bande select… L’établissement est dénommé à présent « Printemps-Palace ». A partir de l’ouverture, les grands rapides y arrêteront et, de plus, on a organisé un service d’automobiles pour conduire à Monte-Carlo en dix-sept minutes… Or, pour la fête, Mme Voisin se trouvant du voyage et Hubert Voisin recevant officiellement le président du conseil, qui vient faire une cure, Rosine Derval, qui, de son côté, ne peut pas sortir ostensiblement son Hongrois, se trouve un peu délaissée…

Cady, subitement amusée, ne put retenir un éclat de rire.

— Alors, c’est toi qui la présentes en liberté ?… Et Fernande sera là ?… Cela, par exemple !…

Encore timide et préoccupé, Georges sourit faiblement.

— Oui, c’est assez rigolo… Je tâcherai qu’elles ne m’embêtent pas trop toutes deux… Ah ! Cady, je n’ai pas le cœur à ce voyage !…

Ils étaient arrivés aux Champs-Élysées. Cady fit arrêter.

— Déguerpis.

Il demanda, plein d’espoir :

— Est-ce que je te verrai demain, chez nous ?

— Bien sûr, idiot !…

Il s’enfuit, joyeux, et la voiture repartit.

La première personne que Cady aperçut dans le salon de sa mère fut précisément le directeur du Paris-Soir. Elle courut à lui.

— C’est vrai que vous devenez patron d’un casino ?

Hubert sourit de toutes ses dents jaunes.

— Ah ! vous voulez parler du Printemps-Palace ? Cela s’annonce comme un succès prodigieux… Tout Paris sera à l’inauguration.

Et pris soudain d’une idée :

— Mais, au fait, Cady, il faut que vous y veniez !…

Un éclair joyeux traversa la jeune femme.

— Oh ! si cela se pouvait ! s’écria-t-elle frémissante.

Puis elle hocha la tête.

— Mon mari ne pourrait pas venir, et ne voudra pas me laisser aller seule !…

— Bah ! on cherchera le moyen de le décider.

Fébrile, Cady déclara :

— Il y en aurait bien un d’infaillible !…

— Lequel ?

— Si vous avez le ministre de la justice, il ira… Il a une faveur à demander, et ce lui serait une bonne occasion.

Voisin ricana approbativement.

— Tiens, tiens, mais vous avez de bonnes idées pour l’avancement de votre mari… Je ne vous savais pas ambitieuse.

— Oh ! moi, je m’en fiche, vous savez !…

— Mais, vous avez envie de venir là-bas ?

— Oui.

— C’est moi qui vous y attire ? plaisanta-t-il.

Elle le dévisagea, ironique.

— Vous ne voudriez pas !…

— Alors, vous y avez un amant à retrouver ?

Cady répondit avec tranquillité :

— Précisément.

— Je le connais ?

— Pour sûr !

— Qui est-ce ?

Cady se détourna en riant.

— La belle malice !… Devinez-le !…

Il la suivit du regard, soudain sérieux, la mâchoire contractée, l’œil mauvais.

— Elle est capable de dire vrai, la petite garce ! mâchonna-t-il.

Cependant, comme Victor Renaudin venait d’entrer, il s’élança à sa rencontre, la physionomie éclairée et cordiale.

— Qu’est-ce qu’on me dit, cher ami ? Vous postulez, et je n’en suis pas averti !… Voyons, c’est me désobliger… Vous savez bien que je ne suis pas sans quelques moyens d’action… Tenez, voulez-vous que je vous indique la manière d’obtenir ce que vous désirez ?… Oh ! je ne vous demande même pas quoi, puisque vous faites le cachottier ! Je peux vous mettre en rapports avec le directeur du personnel, en des conditions d’intimité irretrouvables ; je vous le livre, vous en ferez ce que vous voudrez…

Là-bas, Cady avait été arrêtée au passage par sa sœur Jeanne, qui semblait la guetter.

— Tu es au mieux avec Hubert Voisin, à ce que je vois ? fit la jeune fille, en examinant Cady curieusement.

Celle-ci répondit avec insouciance :

— Paraît.

L’autre l’attira à l’écart.

— Un mot, vite, avant que Marie-Annette arrive et t’accapare, comme d’habitude.

— Elle vient déjeuner ? Tant mieux, on se rasera moins.

Toute à sa préoccupation personnelle, Jeanne reprit :

— Veux-tu être gentille pour moi et me rendre un immense service ?

Cady la regarda avec surprise.

— Et lequel, bon Dieu ?

Il n’était pas ordinaire, dans la famille, qu’on la traitât en personne utile et consultable.

Jeanne déblaya rapidement, à voix basse :

— Voilà… Je veux me marier avec René de l’Ile… Maman n’y consentira pas s’il n’a pas une situation reluisante… Or, la place de secrétaire général du gouvernement à Madagascar va se trouver vacante, je la voudrais pour lui… Dans deux ou trois ans il serait en mesure d’obtenir un poste élevé au Tonkin, ou même en Algérie.

Cady retint un éclat de rire.

— René de l’Ile ton mari ?… Ah ! ma pauvre fille !… Cette nullité, ce garçon déjà gras, enflé de suffisance !…

Sérieuse et tenace, Jeanne poursuivait sans l’écouter :

— Cette place, Hubert Voisin peut la lui faire donner ; le gouvernement lui a assez d’obligations et ne lui refuse rien. Parle-lui, décide-le à agir pour René.

Cady reprit sa gravité.

— Pardon ! je suis désolée, mais je ne veux rien demander à Voisin.

Jeanne pâlit de désappointement et de colère. Pourtant, sans se décourager, elle insista, avec une douceur simulée.

— Voyons, tu peux bien faire cela pour moi, Cady. Après, je ne te demanderai jamais plus rien. Mais je te supplie aujourd’hui, car vraiment, tu as tout mon avenir dans tes mains.

— Que ne lui parles-tu toi-même ? Tu es aussi intime avec lui que moi.

Jeanne sourit jaune, une lueur de malveillance dans le regard.

— Moi, je suis laide, dit-elle brièvement.

Elle pensait : « Je suis mieux qu’elle, mais je n’ai pas son genre qui affole les hommes. »

Une idée passa dans la tête de Cady qui pouffa subitement.

— Attends !… Oui, peut-être pourrai-je !…

Elle songeait : « Parbleu ! je ferai demander la nomination de René à Hubert par Rosine Derval, grâce à l’entremise de Georges. »

Au sortir du déjeuner, Marie-Annette l’attira à l’écart.

— Viens avec nous.

— Qui, vous ?

— Hubert Voisin et moi.

— Où ?

— A la fumerie de la mère Garnier.

Cady fit la grimace.

— Bien sûr que non.

Marie-Annette insista avec mystère.

— Si. Je te promets quelque chose de nouveau…

— Là, il n’y a jamais de nouveauté ! Tout cela, c’est de la rengaine.

— Je t’en prie.

— Non !

Le visage de Marie-Annette exprima la plus vive contrariété.

— Écoute, j’ai été gentille pour toi, il n’y a pas bien longtemps, il faut me rendre service à ton tour… J’ai promis à Hubert que tu viendrais.

Les yeux de Cady étincelèrent brusquement.

— Non mais, alors, tu fais ce métier-là, à présent, c’est du propre ! s’écria-t-elle avec sécheresse.

Marie-Annette se défendit :

— Mais non, quelle idée !…

Puis, se ravisant :

— Eh bien, si… Que veux-tu, c’est une toquade qu’il a pour toi… Après tout, quoi, il ne se passera rien d’extraordinaire… tu penses bien que moi-même je ne voudrais pas que tu deviennes sa maîtresse… seulement, ça l’amuse, cette partie-là… Et tu n’imagines pas combien j’ai besoin de ne pas le contrarier en ce moment… Il me faut quarante mille francs.

Cady sifflota :

— Mince !… Et il marche pour autant ?… rien que pour la négociation ?… Bigre, c’est bien payé… Est-ce compté d’avance, ou après… si l’on est content ?…

Marie-Annette fit un mouvement d’impatience.

— Tu es insupportable !… Évidemment, il n’a jamais rien été convenu entre nous… Seulement je devine que ça le rendrait plus coulant.

Et câline, embrassant les mains et les poignets que sa cousine lui abandonnait :

— T’en prie, t’en prie ! Cady mignonne, Cady chérie !…

La jeune femme demanda :

— Qu’est-ce que tu t’offres pour quarante mille francs ?…

Mme de Montaux se redressa, solennelle.

— Un Blaiziot nouveau modèle, et tout ce qui s’ensuit !…

Cady partit d’un éclat de rire.

— Quelle loufoque !

— C’est convenu ? implora Marie-Annette ardemment.

Cady rectifia.

— Pardon !… Envoie-le-moi d’abord, que je pose mes conditions.

Marie-Annette eut un cri naïf.

— Oh ! tu peux exiger la forte somme !… Il vient de faire un coup superbe.

L’autre sourit.

— Tant mieux… mais, ce n’est pas à ce point de vue-là.

Déjà, le directeur du Paris-Soir approchait, empressé. De loin, il guettait le signe de sa maîtresse.

— Alors, c’est dit, on vous enlève ? fit-il bas, l’œil brillant.

Cady le considéra froidement.

— Oui, mais pour ce que ça vous rapportera, mon pauvre vieux !… Inutile de vous emballer d’avance, je vous en préviens.

Il agita la tête victorieusement, exultant.

— Bah ! bah !… Quand il n’y aurait que la joie de vous voir dans ce milieu très spécial… de suivre vos sensations.

Cady eut un rire persifleur.

— Oh ! là ! là ! ne croyez pas que vous aurez ma virginité d’impressions !… Ce n’est pas la première fois que je vais à la fumerie…

Il se rapprochait, la frôlant.

— Tant mieux !… Il faut un peu d’accoutumance pour en goûter le charme pervers…

Elle haussa les épaules.

— Que vous êtes jeune !… C’est tout bonnement bête et infect là dedans… Il faut être le dernier des snobs pour s’émouvoir pour si peu de chose… L’opium sent comme les tas d’herbes pourries qu’on brûle à la campagne, avec les vieux souliers et les peaux de lapin que le marchand a dédaignées… Le Chinois qui allume a été conducteur de tramways, il est né à Bordeaux, et n’a jamais vu le Céleste-Empire… Quant à la patronne du lieu, vous savez que c’est l’ancienne pionne de mes cousines…

— N’importe, il flotte en ce bouge une griserie que j’adorerai goûter à vos côtés, affirma Voisin d’une voix basse qui s’altérait.

Marie-Annette les rejoignait.

— Nous partons, annonça-t-elle fébrile. J’ai averti ta mère, Cady.

— Tu lui as dit où nous allions ? demanda la jeune femme candidement.

— Non, petite sotte !… Viens, pas besoin de dire adieu… mais, viens donc !

— Et Victor ?

— Prévenu aussi que nous nous rendons à l’inauguration de l’exposition des dessins de Louis Falandrin.

Cady monta dans l’auto de Voisin d’un geste machinal, indifférente, tandis que ses compagnons échangeaient des regards enchantés.

Puis, subitement, cela la saisit…

Ses yeux noircirent, ses dents se serrèrent, son visage se contracta, elle se redressa et jeta autour d’elle un regard de colère, de révolte, telle une petite bête prise au piège.

— Non ! cria-t-elle résolument.

Ils tressaillirent. Marie-Annette s’efforça de rire.

— Quoi ? Qu’est-ce qui te prend ?

Instantanément, la physionomie de Cady retrouvait son calme ironique habituel.

— Descendez-moi, dit-elle simplement.

Voisin fit un geste gauche, plaisantant.

— Oh ! à présent, vous êtes à nous, il faut en prendre votre parti !…

Elle le dévisagea, insolente.

— Tu parles, vieux birbe !…

Il tenta de l’enlacer sournoisement.

— Voyons, Cady, nous passerons de bons moments, ne faites pas la capricieuse…

Elle le repoussa avec violence.

— Voulez-vous que j’épate les populations en vous collant une gifle ?…

Marie-Annette était atterrée, connaissant sa cousine à fond.

— Laissez-la, Hubert, c’est manqué, fit-elle avec découragement.

Cady baissa la vitre et commanda au chauffeur :

— Lavillette, conduisez-moi en vitesse rue du Louvre, devant la Bourse de Commerce.

Il répondit, sans même consulter son patron de l’œil :

— Bien, mademoiselle.

Cady se rassit en riant.

— Il en a une caboche, votre esclave !… Pas moyen de lui faire admettre qu’il faut m’appeler madame !

Prise d’une crise nerveuse, suite de sa grosse déconvenue, Marie-Annette pleurait, le visage tourné dans un coin de la voiture.

— Ah ! chère amie, assez ! implora Hubert agacé.

Cady prononçait des banalités d’une voix tranquille, sans que personne l’écoutât. Très rouge, Hubert Voisin jeta soudain avec agitation :

— Enfin, que vous faut-il ? Que voulez-vous ?… Dites-le… je ferai tout !…

Quelque chose de pénible, de tragique passa mystérieusement dans l’esprit de Cady. Elle fit un geste, et dit doucement, avec fatigue :

— Qui sait, mon pauvre ami, je viendrai peut-être vous implorer un jour… car vous êtes une puissance !…

Les gros yeux de l’homme semblèrent sortir de leurs orbites. Il saisit la main de Cady et l’écrasa dans une étreinte brutale.

— Oui, oui, je suis une puissance ! fit-il, violent, presque menaçant, et aussi triomphant, avec l’obscur pressentiment d’une revanche future.

Elle descendit sans un adieu, sans un mot, et resta plantée sur le trottoir, regardant l’auto disparaître. Puis, sombre et lasse, elle gagna le passage Porsin, monta au petit appartement, sans doute désert, où elle allait détendre ses nerfs, pleurer, crier…

Un parfum de fleurs très fort… de fleurs qu’elle n’avait pas apportées, la frappa… Elle s’élança vers le lit, devinant…

Les bras nus de Georges l’enlacèrent.

— Oh ! j’espérais tant que tu viendrais ! dit-il, avec cette passion soumise, cette humilité tendre et quand même despotique qu’elle adorait.

Elle pleurait tout bas, tout doux.

— Mon petit… mon petit…

En tous deux, malgré le ravissement de l’heure, s’épandait une amère tristesse, une profonde désolation, une souffrance sans nom qu’ils ne s’expliquaient point, qu’ils ne cherchaient pas à s’expliquer — qu’ils n’auraient pas pu s’expliquer.

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