Étude sur la Franc-Maçonnerie
II
INITIATION MAÇONNIQUE
Comment est-on admis franc-maçon ? Comment, pour parler leur langage, reçoit-on la lumière ?
J’ai lu, dans leurs rituels, la description de ces initiations maçonniques, et j’ai rencontré là des scènes, des terreurs, des serments, des épouvantails, vraiment bien extraordinaires.
Voici d’abord ce que le compagnon récipiendaire, doit jurer :
« Je jure de ne jamais révéler les secrets, les signes, les attouchements, les paroles, les doctrines ou les usages des francs-maçons… Dans le cas où je manquerais à ma parole, qu’on me brûle les lèvres avec un fer rouge, qu’on m’abatte la main, qu’on m’arrache la langue, qu’on me coupe la gorge, que mon cadavre soit pendu dans la loge pendant l’admission d’un nouveau frère, pour être la flétrissure de mon infidélité et l’effroi des autres, qu’on le brûle ensuite, et qu’on en jette les cendres au vent »[80].
[80] Extrait de l’écrit intitulé : Die drei St.-Johannis-Grade der grossen (Berliner) Mutterloge zu den drei Welthügeln. Leipzig, 1825. Cité par M. Neut, t. I, p. 208.
Je n’examine pas encore ce qu’il y a au fond de ces mystères maçonniques, placés sous une telle garantie ; mais je le demande au bon sens, à la bonne foi : comment se fait-il que des hommes raisonnables et sincères consentent à prononcer contre eux-mêmes de telles formules ?
Pour l’Apprenti, qui n’est encore qu’au seuil des mystères, on ne lui en demande pas tant : dans son serment tel que le F∴ Ragon le donne, l’Apprenti déclare simplement qu’il préfère « avoir la gorge coupée plutôt que de révéler les secrets de l’Ordre »[81]. La gorge coupée, c’est bien déjà quelque chose !
[81] Rituel de l’Apprenti, p. 54.
Les serments toutefois n’empêchent pas que, par les révélations des francs-maçons eux-mêmes, les secrets ne soient aujourd’hui assez connus du monde profane. Quelque précieuse et inestimable que soit la faveur de recevoir « la lumière », et de porter « le tablier », je n’ai pu m’empêcher, je l’avoue, en lisant les « épreuves » que le F∴ Ragon raconte et interprète avec complaisance, de trouver que le profane achète tout cela un peu cher.
Ces épreuves sont longues et compliquées. Il y a d’abord la chambre des réflexions : « Lieu obscur, éclairé par une lampe sépulcrale. Les murs, peints en noir, sont chargés d’emblèmes funèbres… Le récipiendaire, devant passer par les quatre éléments des anciens, subit sa première épreuve, celle de « la Terre », au sein de laquelle il est censé se trouver… Un squelette gît près de lui dans un cercueil ouvert. Si l’on manquait de squelette, on poserait sur la table une tête de mort[82].
[82] Rituel de l’apprenti, par le F∴ Ragon, p. 24, et seq.
« Les inscriptions placées sur les murs sont celles-ci :
« Si ton âme a senti l’effroi, ne va pas plus loin.
« Si tu persévères, tu seras purifié par les éléments, tu sortiras de l’abîme des ténèbres, tu verras la lumière. »
Le patient reste là un certain temps et doit répondre par écrit à trois questions, et puis faire son testament. Pendant que le Vénérable lit ses réponses en loge : « Le F∴ préparateur bande les yeux au récipiendaire, et le met dans l’état où il doit entrer en loge ; c’est-à-dire qu’il est tête nue, la moitié du corps en chemise ; il a le bras et le sein gauche découverts, le genou droit nu, le soulier gauche en pantoufle[83]. »
[83] Ibid.
Alors le F∴ expert reçoit du Vénérable « l’importante mission de soumettre le profane aux épreuves physiques », c’est-à-dire de lui faire faire « les trois voyages, et de le faire passer par les éléments qui lui restent à traverser »[84] ; l’air, l’eau et le feu.
[84] Ibid.
Puis, « le 2e Expert tire bruyamment les verroux et ouvre les deux battants de la porte, etc.[85] »
[85] Ibid., p. 32.
Puis, après un long interrogatoire sur les préjugés, l’ignorance, le fanatisme et la superstition, etc., « le Vénérable dit d’une voix forte : Faites faire le premier voyage ! »
« Ce premier voyage doit être hérissé de difficultés ; on lui dit : Baissez-vous ! comme pour entrer dans un souterrain. Enjambez ! pour franchir un fossé. Levez le pied droit ! pour monter sur une butte. Baissez-vous ! — Encore ! Il est conduit de manière à ce qu’il ne puisse pas juger de la nature du sol qu’il parcourt ; il monte l’Échelle sans fin ; passe sur la Bascule. Pendant ce trajet, le bruit des assistants, la grêle et le tonnerre produisent leur effet ; même la bouteille de Leyde[86]. »
[86] Ibid., p. 44.
Ce voyage constitue la purification par l’air ; la purification par l’eau se fait au 2e voyage, pendant lequel « le seul bruit que le récipendiaire entend est causé par quelques rumeurs sourdes et par de légers cliquetis de glaives »… Puis, l’Expert lui plonge par trois fois le poignet gauche dans un « vase où il y a de l’eau[87] ».
[87] Ibid., p. 46.
L’épreuve par le feu a lieu au 3e voyage, qui se fait « en silence et à pas précipités. On suit le récipiendaire en l’enveloppant, avec précaution, trois fois dans les flammes, jusqu’à sa place[88] ».
[88] Ibid., p. 50.
Puis on présente au profane « le breuvage d’amertume[89] » : et le Vénérable lui dit alors avec gravité :
[89] Ibid., p. 51.
« Tout profane qui se fait recevoir maçon CESSE DE S’APPARTENIR. Il n’est plus à lui… »
Les rituels nous apprennent qu’il existe, dans toutes les loges de l’univers, un sceau chargé de caractères hiéroglyphiques connus des seuls vrais maçons.
« Ce sceau, après avoir été rougi au feu, étant appliqué sur le corps, y imprime une marque ineffaçable[90]. »
[90] Ibid., p. 52.
Si le patient consent à recevoir sur la partie de son corps qu’il indiquera lui-même cette glorieuse empreinte, — car le F∴ Ragon avertit que le Vénérable peut le dispenser de cette épreuve, — « le F∴ Expert frotte avec un linge sec la partie indiquée et y pose très-prestement un glaçon ou un corps froid[91] ».
[91] Ibid., p. 52.
Le moment alors est venu d’exiger du candidat le serment :
« Les FF∴ sont debout, armés de glaives dont la pointe est tournée vers le récipiendaire. Le Vénérable frappe trois coups lents. Au troisième, le 2e Surveillant fait tomber le bandeau. Aussitôt l’Expert projette devant lui une grande flamme, à une distance inoffensive…
« Après un instant de silence, le Vénérable dit :
« Les glaives qui sont tournés vers vous… vous annoncent que vous ne trouveriez parmi nous que des vengeurs de la Maçonnerie… et que nous serions toujours prêts à punir le parjure[92]. »
[92] Ibid., p. 55.
« On le conduit alors à l’autel. Là, on lui met à la main gauche un compas ouvert dont une des pointes est tournée vers le sein gauche ; sa main droite est posée sur le glaive de l’ordre ; il pose le genou sur une des marches, la jambe droite en équerre[93]. »
[93] Ibid., p. 54.
Le serment prêté, le Vénérable donne au profane devenu maçon le tablier, les gants « que vous donnerez, dit-il, à la femme que vous estimez le plus[94] ». Puis, il lui fait connaître les mots, signe et attouchement ; et lui explique le sens de ces choses.
[94] Ibid., p. 57.
« Le mot de passe est T… un des fils de Lameth… Bientôt vous apprendrez sa vraie signification :
« Le mot d’ordre… vous apprendra que nous faisons tout en équerre…
« L’ordre, en loge, est d’être debout, et de porter à plat la main droite sous la gorge, les quatre doigts serrés, et le pouce écarté, en forme d’équerre.
« Le Signe dit guttural est de se mettre à l’ordre, de retirer la main horizontalement, et la laisser tomber perpendiculairement.
« L’Attouchement se fait en se prenant mutuellement les quatre doigts de la main droite ; on pose le pouce sur la phalange de l’index, et par un mouvement invisible, on frappe les trois coups de l’apprenti.
« Batterie. Trois coups, oo, o.
« Pour la marche : se mettre à l’ordre, le corps légèrement effacé, porter en avant le pied droit, approcher en travers le pied gauche, talon contre talon, en équerre. Répéter ce pas par trois fois, et faire le signe en guise de salut[95].
[95] Ibid., p. 58.
Voilà comment les francs-maçons reçoivent la lumière.
« La cordialité, prétend quelque part M. About[96], rachète les côtés enfantins du rite » ; pour moi, quand je songe que ce sont parfois des hommes partout ailleurs sérieux qui pratiquent ces choses, et avec l’exaltation que je rencontre dans la plupart des discours maçonniques ; et que c’est pour de tels rites, vides assurément du sens de Dieu, et de tout sens, qu’un si grand nombre de ces hommes s’éloignent de la religion véritable, du Dieu qui les a créés, de Jésus-Christ qui les a rachetés, je ne puis me défendre, je l’avoue, d’une compassion profonde.
[96] Opinion nationale, novembre 1865.
Mais qu’êtes-vous donc, dirai-je à la Maçonnerie ? Êtes-vous une Société à prétentions philosophiques ? Pourquoi donc alors toute cette fantasmagorie. Une religion, un culte ? Mais vous dites dans vos loges : « Débarrassons l’imposante majesté de Dieu de toutes les frivolités du culte extérieur, au moyen desquelles on enchaîne les ignorants et les faibles[97] ! » Ou bien êtes-vous une Société secrète qui cache à dessein son secret sous des momeries ? Faut-il le penser ?
[97] Discours du Grand-Maître de la Maçonnerie belge, à l’installation d’une loge, M. Neut., t. I, p. 143.
J’ai regardé de près ces prétendus symboles, et les explications mystiques que vos écrivains en ont données : en fait de science et de lumière, qu’y a-t-il là ? Rien, absolument rien ; tout cela est creux et vide ; ou si l’on peut dégager de là quelque chose, quelque pensée philanthropique, je le déclare, rien de cet enseignement si étrangement donné qui appartienne à la Maçonnerie ; rien qui ne soit connu, vulgaire, passé même chez nous, on le peut dire, à l’état de lieu-commun, grâce au catéchisme.
Puérilité donc, que cette prétendue initiation à la lumière ! Puérilité que toutes ces cérémonies ridicules ! Puérilité et sénilité, comme le disait Félix Pyat ! Je me trompe, ce qu’au fond cela signifie, c’est qu’on veut se passer de la religion, de la foi et du catéchisme chrétien ; voilà pourquoi on se livre gravement à ces rites bizarres,… qui rappellent trop vraiment les vieux temps de la décadence païenne, et les initiations symboliques qui avaient lieu dans la caverne de Mithra, sous le Capitole[98] ?
[98] Aussi est-ce sans étonnement que j’ai vu le Monde-Maçonnique signaler la curieuse analogie de certains symboles mithriaques avec les emblèmes de la maçonnerie. — Avril 1876, p. 592.
Peut-être y a-t-il ici un autre motif : comme le disait un révolutionnaire italien, célèbre dans les Sociétés secrètes : « en apprenant tout cela au franc-maçon, on s’empare de la volonté, de l’intelligence, et de la liberté d’un homme. On en dispose, on le tourne, on l’étudie… Quand il est mur pour nous, on le dirige vers la Société secrète, dont la Franc-Maçonnerie n’est que l’antichambre[99] ».
[99] Lettre du Petit-Tigre à la Vente piémontaise, cité par l’auteur de l’Église romaine en face de la Révolution, t. II, p. 424.
Mais n’anticipons pas sur ce grave sujet ; et donnons encore quelques détails.