Étude sur la Franc-Maçonnerie
IV
FAITS PÉREMPTOIRES, EMPRUNTÉS A L’HISTOIRE CONTEMPORAINE
Interrogeons de nouveau ici l’histoire, l’histoire contemporaine.
Je viens de nommer la révolution de février : croit-on, par exemple, qu’elle n’ait eu pour auteurs que les organisateurs des banquets réformistes, et les pauvres gardes nationaux qui criaient Vive la réforme ! Ce serait une naïveté étrange de le penser. D’autres, qui n’attendaient pour se montrer que le moment favorable, l’avaient préparée dans l’ombre, et, la victoire remportée, se hâtèrent d’en revendiquer l’honneur ; ce furent eux qui lui imprimèrent son vrai caractère, cet esprit socialiste, qui bientôt épouvanta la France et le monde, et fit couler dans Paris des flots de sang : au premier rang de ces ouvriers-là, étaient les francs-maçons.
« Les combattants, écrivait le journal le Franc-maçon, n’ont eu besoin que de quelques heures de lutte pour conquérir cette liberté que la Maçonnerie prêche depuis des siècles. NOUS, OUVRIERS DE LA FRATERNITÉ, NOUS AVONS POSÉ LA PIERRE FONDAMENTALE DE LA RÉPUBLIQUE[137]. »
[137] Cité par M. Neut, t. I, p. 333.
On les vit, en effet dès les premiers jours qui suivirent la catastrophe de février, dès le 10 mars 1848, se lever, marcher dans Paris bannière déployée, se rendre à l’Hôtel-de-Ville, et là, au nombre de 300 francs-maçons de tous les rites, représentant toute la Maçonnerie française, offrir cette bannière au gouvernement provisoire de la république, et réclamer hautement la part qui leur revenait dans cette glorieuse révolution.
M. de Lamartine leur fit cette réponse qui enthousiasma les loges :
« C’EST DU FOND DE VOS LOGES, QUE SONT ÉMANÉES D’ABORD DANS L’OMBRE, PUIS DANS LE DEMI-JOUR, ET ENFIN EN PLEINE LUMIÈRE, LES IDÉES QUI ONT JETÉ LES FONDEMENTS DES RÉVOLUTIONS DE 1789, DE 1830 ET DE 1848[138]. »
[138] Ibid.
Ce n’était pas assez, et la Maçonnerie voulut faire une manifestation plus officielle encore que cette démonstration spontanée des francs-maçons de tous les rites. En conséquence, quinze jours plus tard, une nouvelle députation, composée de membres du Grand-Orient, revêtus de leurs cordons maçonniques, se rendait à l’Hôtel-de-Ville ; elle fut reçue par M. Crémieux et par M. Garnier-Pagès, également revêtus de leurs cordons ; le représentant du Grand-Maître porta la parole, et dit :
« La Maçonnerie française n’a pu contenir l’élan universel de sa sympathie pour le grand mouvement national et social qui vient de s’opérer… Les francs-maçons saluent le triomphe de leurs principes, et s’applaudissent de pouvoir dire que la patrie tout entière a reçu par vous la consécration maçonnique. QUARANTE MILLE FRANCS-MAÇONS, RÉPARTIS DANS CINQ CENTS ATELIERS, N’ONT QU’UN CŒUR ET QU’UNE AME POUR VOUS ACCLAMER. »
Le F∴ Crémieux, membre du gouvernement provisoire, répondit :
« Citoyens et frères du Grand-Orient, le gouvernement provisoire accepte avec plaisir votre UTILE et COMPLÈTE adhésion… LA RÉPUBLIQUE EST DANS LA MAÇONNERIE… LA RÉPUBLIQUE FERA CE QUE FAIT LA MAÇONNERIE ; elle deviendra le gage éclatant de l’union des peuples sur tous les points du globe, sur tous les côtés de notre triangle[139]. »
[139] Le Moniteur, 25 mars 1848.
La République est dans la Maçonnerie, dit le F∴ Crémieux, la République universelle, celle qui aujourd’hui parle de faire les États-Unis d’Europe. Eugène Sue y voyait encore autre chose ; il y voyait le socialisme. En effet, la loge la Persévérance d’Anvers ayant offert au noble et courageux écrivain, à l’homme qui a été un des plus grands précurseurs chez nous de l’explosion socialiste de 1848, une plume d’or. Eugène Sue ne crut pas pouvoir mieux répondre à cette sympathie flatteuse qu’en faisant de la Maçonnerie belge cet éloge : « Frères, par l’extrême et juste influence que les Loges maçonniques acquièrent de jour en jour en Belgique, CES LOGES SONT A LA TÊTE DU PARTI LIBÉRAL SOCIALISTE[140]. »
[140] M. Neut, t. I, p. 340.
Et en effet, ne voyions-nous pas tout à l’heure les plus autorisés francs-maçons belges placer au premier rang des questions à élaborer dans les Loges, l’organisation du travail ; cette question redoutable qui a été chez nous le cri de guerre des trop fameux ateliers nationaux organisés par M. Louis Blanc ?
Un tel triomphe assurément n’était pas fait pour ralentir l’activité des Loges ; le coup d’État de 1852 vint les rappeler pour quelque temps à plus de prudence ; toutefois si l’Empire, en s’introduisant dans la Maçonnerie, crut avoir dompté cette puissance formidable, grande et courte fut son illusion.
Voici en effet de quelle sorte, et avec quel enthousiasme maçonnique s’exprimait, en 1856, l’orateur d’une des plus influentes Loges de Paris. Décrivant, telle qu’il la connaissait bien, la sourde fermentation de la démocratie contemporaine, et annonçant « qu’un monde entier d’acteurs nouveaux se prépare à descendre sur la scène, que des machines inouïes s’ajustent, que des frémissements sans nom avertissent que l’heure est proche » : « Dans ce labeur effrayant de l’enfantement des sociétés futures, s’écriait-il, glorifions-nous ensemble DE MARCHER AU PREMIER RANG DES OUVRIERS DE LA PENSÉE[141]. »
[141] Le Franc-Maçon, mars 1857, t. VII, p. 24 : « Ce bon et beau discours, dit ce journal, a été couvert d’applaudissements, et l’impression en a été votée à l’unanimité. »
Et pour voir de plus près encore comment travaillent les ouvriers de la pensée, comment, de ces hauteurs, de ces principes généraux, où les dupes s’imaginent que la Maçonnerie plane inoffensive, les hommes des Loges descendent dans la polémique et la politique quotidiennes, disons un mot de la révolution de 1871 et de la Commune.
Une solennelle manifestation maçonnique eut lieu pendant la Commune, un mois avant l’entrée des troupes dans Paris ; mais fut-ce en faveur de Versailles et de l’armée nationale ? Non certes ; ce fut en faveur de l’effroyable insurrection communarde, la plus grande révolution, selon le franc-maçon Thirifocq, qu’il ait été donné au monde de contempler[142]. Le grand journal officiel de la Commune a raconté cette manifestation ; le F∴ Thirifocq, un des principaux auteurs de la manifestation, l’a raconté de son côté, dans un curieux écrit publié en Belgique et que j’ai sous les yeux[143] : pas de doute possible sur l’esprit dont elle était animée. J’abrége les détails : je vais de suite au fait capital.
[142] Appel aux francs-maçons de tous les rites, par le F∴ Thirifocq.
[143] L’Appel que nous citions tout à l’heure.
Le 29 avril donc[144], sur un appel fait à toutes les Loges de l’Orient de Paris, une foule immense de francs-maçons déployant soixante-deux bannières maçonniques, se rendit, de la cour du Louvre à l’Hôtel-de-Ville, précédée par cinq membres de la Commune : la Commune tout entière se présenta au balcon d’honneur pour les recevoir. La statue de la république était là, « ceinte d’une écharpe rouge, et entourée par les trophées des drapeaux de la Commune : les soixante-deux bannières maçonniques vinrent se placer successivement sur les marches de l’escalier[145] ». Les Frères maçons se massèrent dans la Cour.
[144] Le 26 avril, dans une réunion préparatoire de la grande manifestation du 29, le citoyen Lefrançais, membre de la Commune, avait fait la déclaration que voici : « J’étais de cœur avec la Maçonnerie, lorsque j’ai été reçu dans la Loge 183, une des plus républicaines, et je me suis assuré que LE BUT de la Maçonnerie et de la Commune était LE MÊME. » — Cité par le F∴ Thirifocq.
[145] Appel aux francs-maçons de tous les rites, par le F∴ Thirifocq.
« Dès que la cour fut pleine, dit le Journal officiel, les cris : vive la Commune ! vive la maçonnerie ! vive la République universelle ! se firent entendre de tous côtés. »
Puis, après un échange de discours, dans lesquels fut proclamée l’Union inséparable de la Commune et de la maçonnerie, et après que le F∴ Thirifocq eut fait la déclaration suivante : « Si nous échouons dans notre tentative de paix, tous ensemble nous nous joindrons aux compagnies de guerre pour prendre part à la bataille… », les députations de la Franc-Maçonnerie, « accompagnées des membres de la Commune, sortent de l’Hôtel-de-Ville ; l’orchestre joue la marseillaise ».
Dix mille francs-maçons étaient là se rendant de l’Hôtel-de-Ville à la Bastille ; descendant ensuite toute la ligne des boulevards, et montant à travers les Champs-Élysées, cette immense colonne arrive aux remparts, y plante les soixante-deux bannières maçonniques, parlemente avec les généraux, à l’effet d’obtenir une paix basée sur le programme de la Commune.
Et après le nécessaire insuccès d’une telle démarche, un appel aux armes fut lancé, au moyen de ballons, par la fédération des francs-maçons et compagnons de Paris, à tous les francs-maçons des départements. Cet appel aux armes se terminait par ce cri : Vive la République ! Vivent les Communes de France, fédérées avec celles de Paris !
Un tel fait n’a pas besoin de commentaires.
Je sais bien que le Grand Orient, sans avoir un mot de blâme pour la manifestation, déclara que cette manifestation n’engageait que les maçons qui y avaient personnellement adhéré. Mais d’abord ils étaient dix mille. Et ensuite, qu’importe ? Et qui peut, après de tels faits, douter de l’esprit qui anime les Loges parisiennes ?
Si la révolution de 1871 a été athée, comme on l’a écrit, si elle a, selon une autre horrible expression, biffé Dieu, ce mouvement d’athéisme, au bout duquel il y avait de si sanglantes horreurs, où a-t-il été plus secondé que dans ces Loges parisiennes, qui, elles aussi, ont biffé Dieu, et le veulent bannir du berceau des enfants comme de la tombe des morts, de l’école comme de la vie publique, de partout ?
J’écris ces lignes au milieu de l’agitation des élections municipales de Paris. Eh bien, sur quel terrain se débattent ces élections ? Cela ne s’était jamais vu, du moins à ce degré : sur le terrain de la morale indépendante et de l’enseignement sans Dieu ! Les candidats que les comités les plus démocratiques patronnent, qui sont-ils ? Ceux qui ont inscrit dans leurs professions de foi l’enseignement laïque, c’est-à-dire athée. Et voilà parmi ces candidats un des hommes les plus considérables des Loges, membre du Grand-Orient, le F∴ Massol, celui dont nous avons cité de si violents discours maçonniques contre Dieu, et contre l’enseignement religieux : le voilà qui écrit dans sa circulaire électorale, et qui affiche sur les murs de Paris, ces doctrines ; et son nom sort des urnes !
Certes, que le pauvre peuple de Paris ait ainsi tout oublié, si peu de temps après les calamités effroyables que ces doctrines ont déchaînées sur lui, qu’il suive toujours les mêmes guides, écoute toujours les mêmes maîtres, et par ses votes, s’obstine à ressusciter pour ainsi dire légalement, sous les yeux de la France stupéfiée, la Commune !… non, je ne connais pas dans l’histoire plus effrayant exemple d’un incurable aveuglement. Mais je n’en connais pas non plus où il soit plus facile de toucher en quelque sorte du doigt le résultat du travail souterrain des Loges.
Quand la Franc-Maçonnerie en est là, je comprends que ses membres les plus francs, se sentant assez forts maintenant, et assez avancés dans leur œuvre pour mettre de côté les anciennes précautions de langage, disent nettement ce qu’ils veulent et où ils vont, et réclament à grands cris, tous les ans, auprès du conseil de l’Ordre, l’abolition de ces restrictions hypocrites qui ne peuvent plus tromper personne. En effet, parmi les VŒUX exprimés tous les ans par les Loges les plus actives et que le Monde-Maçonnique énumère avec complaisance, je vois cette réclamation décisive :
Les loges réclament hautement LE DROIT de traiter LES QUESTIONS POLITIQUES ET RELIGIEUSES, et TOUS LES SUJETS QUI INTÉRESSENT L’HUMANITÉ[146] ; elles veulent, en un mot, que ce qui est la pratique avérée des Loges et l’œuvre essentielle de la maçonnerie, devienne aussi le droit pour tous, la règle écrite, la loi.
[146] Le Monde-Maçonnique, t. XIV, p. 430.
Telle est donc la vérité. Le but essentiel de la Maçonnerie, le voilà : c’est de miner tout ordre religieux et social ; elle pousse, parallèlement, et à des profondeurs égales, ses travaux de sape et de démolition sous les autels et sous les trônes qui sont encore debout : trop aveugle qui ne le voit pas !
Elle dit qu’elle porte un flambeau pour éclairer le monde ; non, c’est une torche, pour l’incendie.
La doctrine qui domine dans ses Loges, c’est l’impiété, c’est la négation radicale du christianisme ; et la négation, implicite mais réelle, non pas seulement de Jésus-Christ, mais de Dieu ; non pas seulement de la religion chrétienne, mais de toute religion, de tout culte. Les progrès qu’elle rêve pour l’humanité, les voilà.
Et la forme politique qu’elle poursuit pour réaliser ces desseins, pour édifier cette société nouvelle, sans croyances, sans culte, sans Christ et sans Dieu, c’est la république partout substituée aux monarchies ; mais la république démocratique et sociale.
Voilà ce qu’il y a, par la force des choses, au fond de tout ce travail maçonnique, quelles que puissent être ici les illusions et les inconséquences de tel ou tel franc-maçon trop abusé.
C’est le sens de ses plus hauts symboles ;
Ce sont là les idées qui s’élaborent dans les Loges, et qui, grâce à cette puissante organisation maçonnique, et à l’active propagande des Maçons dans le monde profane, se répandent, avec une rapidité effrayante, dans toutes les couches d’une société.
Et, au jour donné, quand les idées ont fait leur chemin, les mines sautent.
Voilà comment, à chaque bouleversement politique et social, les Maçons peuvent, comme au lendemain de février, saluer le triomphe de leurs idées ; voilà comment la Maçonnerie se mêle activement aux luttes quotidiennes, et descend dans l’arène politique ; voilà comment elle est, au vrai, et selon M. H. Martin, LE LABORATOIRE de la révolution.