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Il faut marier Jean!

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VII

Ce même jour, à l’hôtel de Serves, l’heure du café. Dans le fumoir, tête-à-tête de monsieur et de madame.

— Alors, vous le trouvez bien ? interroge M. de Serves. Cinquante-cinq ans, éminemment correct et distingué. Pas bête du tout. Beaucoup de bon sens, même. Nez plutôt proéminent. Un peu le profil d’un fourmilier.

Madame déclare, convaincue :

— Il est charmant !… Un joli garçon, très aimable…

Si Jean entendait !…

— Aussi, pour qu’il puisse mieux voir Madeleine, je l’ai invité à notre matinée de dimanche.

— Vraiment ?… Ah !… Vous n’avez pas pensé que ce pouvait être un peu prématuré de lui ouvrir si vite votre maison ?

— Oh ! ce jour-là, j’aurai tant de jeunes gens que je ne connais pas !

— Évidemment… L’enfant ne se doute de rien ?

— Comment le ferait-elle, la pauvrette ? Le rapprochement a été si imprévu, si naturel !… C’est d’ailleurs bien préférable qu’il en ait été ainsi. Il était inutile que son imagination se mette en branle, peut-être à vide… Car Mme de la Vrillère m’a avertie que Jean Dautheray était encore très réfractaire au mariage. Il prétend attendre l’étincelle. Nous verrons, dimanche, la seconde impression… La mère est fort bien aussi, très élégante… L’air d’un pastel… Je vais tout de suite leur envoyer des invitations.

— Je croyais que vous craigniez de manquer de place ?…

— Maintenant, je crains plutôt des abstentions… Avec cette interdiction subite de Monseigneur pour les tango, fox-trott, etc.

M. de Serves lève un peu la tête, interrogateur :

— Mais puisque, à l’archevêché, notre ami, le chanoine Armandin, m’a dit qu’en modifiant ces danses, dans ce qu’elles ont d’immodeste, vous pourriez les accepter chez vous, la question me semble réglée.

Et M. de Serves se renfonce, satisfait, dans son fauteuil, tout en lançant vers le ciel une bouffée de son odorant cigare.

Mais madame est volontiers pointilleuse :

— Il vous semble… Vous ne seriez pas aussi affirmatif si vous aviez entendu l’autre jour, chez la baronne Niaisons, la générale de Brunay déclarer, et de quel ton ! que, pour sa part, jamais elle n’avait permis à sa fille d’apprendre même les plus chastes figures du tango, danse du peuple en : Amérique. Elle a eu l’air indignée quand notre bonne baronne a insinué avoir vu danser le tango de façon fort convenable ; et elle nous a affirmé que c’était là l’impossible puisque, selon la règle, les corps des danseurs et danseuses doivent s’enchevêtrer aussi complètement que possible… D’où des attouchements de nature à suggérer de fâcheuses pensées chez nos fils et nos filles.

— Absurde ! fait M. de Serves, impatienté et mécontent que ses décisions, sur ce point de morale, puissent être controuvées. Nos petites n’entendent pas malice à leurs évolutions chorégraphiques et ce sont les réflexions intempestives, comme celles de la générale, qui leur mettent en tête des idées qu’elles n’auraient pas eues à elles toutes seules !

— C’est un point de vue, en effet, approuve Mme de Serves déférente. — Elle admire beaucoup son mari. — Il est certain que, jadis, la valse, le boston, ont aussi attiré des foudres sur nos mères et sur nous-mêmes.

— Parfaitement. En somme, conclut M. de Serves, plus ça change et plus c’est la même chose. Notre respectable cardinal a perdu une belle occasion de se révéler large d’idées !

— Oh ! Félix, que vous vous montrez donc parfois anticlérical !

M. de Serves se met à rire et saisit son journal, fervent défenseur du trône et de l’autel.

....... .......... ...

A l’étage supérieur.

Au balcon de sa chambre, ouvrant sur les ombrages de l’Élysée, Madeleine bavarde avec son « amie de cœur », Odette de Luzarches, qui est venue la chercher pour un bon footing au Bois. Dans la pièce voisine, l’Anglaise d’Odette converse activement avec celle de Mad, attendant le moment de repartir. Mais les deux petites ne sont pas pressées.

— Alors, Mad, raconte-moi… Tu penses que tu as eu une entrevue ce matin ?

— Dame, ça m’en a tout l’air…

— Et… il est bien ?

— Très bien… Oh ! très bien… Il me plaît beaucoup, à la simple vue… Mais…

— Quoi ?

— Mais je ne crois pas que ça marche, car il n’avait pas l’air d’en avoir la moindre envie.

— Oh ! mon chéri, quelle bêtise tu dis là ! Comment peux-tu savoir ?

— J’ai bien remarqué. Tandis que sa mère nous parlait, très aimable, lui causait dans un groupe où il y avait des femmes charmantes… tout à fait distinguées… L’une surtout, une jeune fille, il me semble, très jolie… une vraie beauté et habillée ! Ah ! il ne s’occupait guère de nous. Et…

— Et ? insiste Odette, violemment intéressée.

— Et quand sa mère lui a fait signe d’approcher pour qu’elle nous le présente, il est venu… comme un chien qu’on fouette.

— Quel être malhonnête !

Madeleine proteste vivement :

— Mais non, mais non… Bien entendu, il a été très poli, tout à fait courtois quand maman l’a invité à sa matinée de dimanche.

— Il a accepté ? Quelle chance ! je le verrai.

— Oh ! il a fait des phrases vagues qui ne l’engagent pas… malheureusement.

— Malheureusement ! Mon loup, tu as le coup de foudre !

— Je ne crois pas. Mais puisque je suis à l’âge de me marier, j’aimerais mieux lui qu’un autre. Odette…

— Quoi ?

— Pour que ça aille avec lui…

— Eh bien ?

Mad est devenue toute rose :

— Eh bien ! je vais dire un rosaire tous les jours jusqu’à dimanche…

— Un rosaire ! Mais c’est d’une longueur épouvantable !

Mad, modeste :

— Trois chapelets, cent cinquante ave !

— Cent cinquante ave ! Oh ! tu es capable de répéter cent cinquante ave à la suite sans t’endormir ou devenir enragée ?

— Oh ! on peut penser à autre chose.

— …

Mad voit l’ahurissement d’Odette et ses joues s’empourprent de nouveau. Mais elle se met à rire et corrige bien vite :

— A autre chose… c’est-à-dire à d’autres choses pieuses qu’aux ave qu’on répète tant de fois à la suite… Tu ne comprends rien, Odette.

— Si, mon petit, je comprends bien, très bien, que, de tous tes prétendants, c’est celui qui t’agrée le plus… Et fortement ! Car pour réciter en son honneur trois chapelets… J’en suis écrasée pour toi. Enfin, tu mériteras d’être récompensée !… Heureusement que les anathèmes sur le tango n’ont pas empêché ta mère de donner sa matinée, comme elle en avait parlé à maman.

— C’est que père est allé à l’archevêché voir notre ami, le chanoine Armandin, lui a exposé le cas ; et l’abbé, par bonheur, a dit qu’en supprimant les figures inconvenantes, en changeant le nom de la danse pour éviter toute équivoque, maman pourrait faire danser chez elle tout ce qu’elle jugerait bien. Maintenant le tango est devenu l’habanera. Yverdun est venu hier à cinq heures me donner une leçon. Tu aurais dû la prendre avec moi, Odette.

— Impossible, chérie, j’avais mon cours de droit à cette heure-là !

— Enfin, maman a été très satisfaite de l’habanera… Odette, est-ce que tu comprends pourquoi les figures qu’on a supprimées étaient inconvenantes ?… Je ne me doutais pas que nous faisions quelque chose de mal en dansant le tango… « Une danse pour les grues », a déclaré la générale de Brunay, l’autre jour, au thé de la baronne Niaisons.

— Il paraît que nos jambes sont trop près de celles de nos danseurs…

— Ah ! murmure Madeleine pensive, cherchant à découvrir l’horizon voilé ; ça peut être désagréable… mais pas inconvenant !… Dans le métro, c’est une chose qui arrive aux heures où il y a beaucoup de monde, quand on est très serré ! Et personne ne se scandalise !… Non, je ne comprends pas…

— Oh ! mon petit rat, ne cherche pas à comprendre, ça n’en vaut pas la peine. Le principal est que dimanche nous dansions. Vive l’habanera sauveur !

Ici, un coup sec et discret à la porte. Ce sont les misses qui réclament leurs pupilles. En route, elles pourront continuer à jaboter.

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