Il faut marier Jean!
VI
A Saint-Philippe du Roule, la messe de onze heures finissante.
Église comble. Odeur confuse d’encens, de poudre de riz et de parfums très fins. Beaucoup de jolies femmes — ou en donnant l’illusion — merveilleusement modernes en leurs atours. La tête enfouie sous des chapeaux qui, enfoncés jusqu’aux sourcils, accusent fâcheusement, ou agrémentent, le profil, laissant tout juste deviner, sur la nuque, le coloris des cheveux. Des capes qu’elles ont écartées sur le corsage généreusement ouvert. La jupe courte sur le bas de soie transparent dans le soulier découvert.
C’est bien dans la note… tout à fait bien.
Ces élégantes mondaines offrent à leur Créateur le spectacle qu’elles accordent chaque jour à ses créatures ; et les chrétiens présents du sexe fort peuvent, s’ils sont dénués de ferveur, trouver matière à d’agréables distractions.
Mme Dautheray a en abomination de telles messes et, au grand jamais, ne les fréquente. Mais, en ce jour, il s’agit d’apercevoir la jeune personne présentée par sa bonne amie de la Vrillère ; et, après avoir dévotement entendu une messe matinale, où le recueillement est à son gré, elle est venue assister à celle-ci, dans un but essentiellement profane.
L’office va finir. Mme Dautheray est très agitée. Elle voudrait déjà distinguer la jeune candidate dont les qualités la raviraient d’aise chez sa bru. Or l’église est noyée dans la pénombre, et puis elle abrite tant de jeunes vierges !
D’autre part, Mme Dautheray n’aperçoit pas Jean qui, pourtant, a promis de venir la rejoindre. N’est-il pas encore arrivé ? Ce serait bien regrettable, tant au point de vue chrétien qu’au point de vue matrimonial. Car voici le prêtre qui, se tournant vers la foule des fidèles toute prête à se disperser, proclame à haute voix :
— Ite, missa est !
Bien que ce soit un geste dont, en d’autres circonstances, elle se ferait scrupule, Mme Dautheray tourne la tête et ses yeux inquisiteurs regardent le flot semi-pieux qui commence à dévaler vers la porte de sortie, ouverte lentement par un invisible sacristain.
— Ah ! c’est lui ! Il est là ! murmure-t-elle avec un soupir d’allégement.
Parmi ceux qui attendent, en leur rang, les dernières oraisons, elle a distingué Jean, dont la haute silhouette émerge de la foule qui se presse vers la grand’porte, maintenant ouverte large. Un élan d’orgueil bondit en son cœur.
— Il est vraiment beau garçon, mon Jean ! Si cette jeune fille pouvait lui plaire !
Elle ne doute pas une seconde que lui ne plaise ; et avec une ultime génuflexion, elle s’abîme en une rapide prière ; cependant que le prêtre descend les marches de l’autel, la messe achevée.
Mme Dautheray a un signe de croix, puis elle se détourne et s’évertue à atteindre Jean qui, à son tour, chercheur, s’applique à joindre sa mère dans le torrent des fidèles.
En bousculant un peu quelques-uns d’entre eux, elle parvient à l’approcher.
— Me voici ! Jean. Maintenant, allons nous placer au pied du péristyle pour voir descendre Mme de la Vrillère et ses amies.
A travers la foule papotante qui encombre le seuil de l’église, Jean évolue avec aisance, salue, serre des mains connues, échange des mots brefs, talonné par Mme Dautheray, dont les yeux interrogent éperdument l’abondance des chrétiens que déverse le saint temple. Elle est à peine sur le trottoir, au bas des marches, qu’elle a une exclamation frémissante :
— Les voilà !… Les voilà sûrement !
Jean pense, avec irrévérence, qu’ainsi s’exclamaient les curieux, en l’inoubliable matinée du 14 juillet, où les premières troupes victorieuses apparaissaient dans l’avenue triomphalement ensoleillée.
— Tu aperçois bien Mme de la Vrillère, n’est-ce pas ? La dame un peu forte et très distinguée, près d’elle, ce doit être la mère… et à côté…
Mme Dautheray n’achève pas. Son regard dévore la jeune fille qui descend les marches… Jean, lui aussi, observe, mais avec un extrême détachement. Et il juge, désinvolte :
— Pas de chic ! Et un peu basse sur pattes !
A son oreille, Mme Dautheray jette convaincue :
— Elle est charmante !
C’est qu’en effet, Madeleine de Serves réalise absolument son idéal de la jeune fille « comme il faut ». Elle a de beaux yeux de biche effarouchée sous la mousse claire des cheveux, une fraîcheur de petite fille ; le sourire est très jeune tandis qu’elle parle à Mme de la Vrillère. Elle est habillée avec une simplicité élégante, correcte et ennuyeuse.
Il a été convenu que cette première rencontre ne serait qu’une entrevue muette, les seules auxquelles Jean se prête. Mais Mme Dautheray, étant désormais habituée à suivre son bon plaisir, ne résiste pas une seconde à la tentation de voir de plus près la jeune fille revêtue des mérites qui lui ont été énumérés.
Et, persuadée que Jean la suit, elle se lance de l’avant et se trouve à côté de sa vieille amie.
Exclamations. Saluts. Présentations hâtives. Mme de Serves devine incontinent ce dont il retourne et, d’un coup d’œil discret, cherche le « jeune homme ». Elle et Mme Dautheray se montrent prodigues de sourires gracieux que remarque Madeleine de Serves avec des prunelles candides, un brin malicieuses, qui soudain la font ressembler à un Greuze.
Mme Dautheray pense qu’il n’y a pas à hésiter. Il faut présenter Jean tout de suite, puisque l’occasion s’en offre excellente. Elle se retourne…
Mais pas de Jean ! Il ne l’a pas suivie dans son intempestif élan. Un peu en arrière, où elle l’a laissé, soi-disant en observation, il est arrêté et cause dans un groupe fort élégant où elle aperçoit Mme de Lacroix — « la femme qui s’habille le mieux du Tout-Paris » — près d’une belle jeune fille en qui elle reconnaît Mlle de Champtereux. Juste à ce moment, il lui baise la main, avec un air de prendre congé. Heureusement !
Comme il se détourne, elle lui fait signe d’approcher ; et force lui est bien d’obéir, sous peine d’impolitesse.
— Jean, tu viens saluer Mme de la Vrillère ?
— Mais certes oui ! Madame, je vous présente mes hommages.
Mme Dautheray se tourne vers Mme et Mile de Serves dont le double regard s’attache aussitôt sur Jean, incisif chez la mère, naïvement curieux chez la petite.
Il y a, alors, un brouhaha de paroles confuses. Devant la soudaineté du rapprochement, les dames hésitent sur ce qu’il faut dire. Mais une seconde seulement. Toutes sont des femmes du monde accomplies, à la hauteur de toutes les situations. Elles trouvent instantanément les mots qui conviennent, et Mme de la Vrillère croit devoir ajouter, gracieuse :
— M. Dautheray a été, pendant la guerre, un de nos plus brillants aviateurs !
Ce qui amène un fugitif froncement des sourcils de Jean. Ainsi exhibé, il se sent aussi ridicule que s’il était accusé d’une sottise. Sa mère le devine et conçoit la nécessité de prendre congé sans retard. Mais Mme de Serves intervient, la bouche souriante :
— Maintenant, les aviateurs ne volent plus, ils dansent ! Monsieur, si vous êtes amateur, j’ai, dimanche, une matinée, et vous seriez tout à fait aimable d’accepter une invitation impromptue. Mme de la Vrillère peut vous dire que j’aurai d’excellentes danseuses à vous offrir… Dignes de vous, si j’en crois votre réputation !
— Madame, vous me remplissez de confusion. Je danse, je vous assure, comme la foule de mes frères ! fait Jean, exaspéré en son « quant à soi ». Mais, comme sa courtoisie est irréprochable, il dissimule à souhait son état d’âme et répond à l’invitation par de vagues paroles de politesse qui ne l’engagent à rien du tout… Car il est, à cette heure, bien décidé à ne pas mettre les pieds chez Mme de Serves, laquelle semble l’avoir en gré et lui répète :
— A dimanche, j’espère, monsieur.
Il s’incline profondément. Les dames se serrent les mains avec effusion.
Mme Dautheray tend la sienne à Madeleine qui, très sage, a écouté, attentive et silencieuse, l’échange des propos. Et, l’air charmé l’une de l’autre, toutes se séparent.
— Ce jeune homme est très gentil ! remarque Mme de Serves avec une négligence volontaire. Je pense qu’il sera une bonne recrue pour nos danseuses. On n’a jamais trop de jeunes gens !
Les deux amies redescendent ensemble, tout en devisant, le faubourg Saint-Honoré, vers la rue de l’Élysée, où se trouve l’hôtel des Serves.
Mme Dautheray est enchantée de l’entrevue et s’exclame :
— Cette petite est exquise !… Si naturelle ! Si simple !… Et jolie !… Très bien habillée aussi… Une robe d’une longueur excellente… Parfaitement chaussée… N’est-ce pas ?
Silence de Jean, qui est fâché, mais, selon son habitude, n’en manifeste rien. Mme Dautheray, elle, est tellement imbibée de satisfaction, qu’elle ne s’aperçoit pas de sa figure fermée. C’est seulement après avoir exhalé ses espérances, en remontant la rue de Courcelles, qu’elle est tout à coup frappée du mutisme de Jean, dont la canne, par instant, bat le trottoir d’un heurt sec. Et, inquiète, elle interroge :
— Tu ne me donnes pas tes impressions, Jean, pourquoi ?… Tu veux connaître mieux cette enfant avant de te prononcer sur elle ?… Dimanche, tu pourras l’observer plus longuement.
Jean regarde sa mère, suffoqué d’indignation.
— Est-ce que, par hasard, mère, vous vous imaginez que je vais aller chez cette dame cramponnante, qui tente de me happer comme un gros goujon à sa convenance ?
— Oh ! Jean, fait Mme Dautheray consternée, que tu es brusque !… Tu as une occasion très naturelle d’étudier cette jeune fille, et tu te rebiffes…
— Bien entendu, puisque je n’ai pas la moindre envie de l’étudier !… Des petites filles comme celle-là, j’en trouverai à la douzaine !… C’est gentil, quelconque, par suite, bien vite insipide ! Vous avez insisté pour que je la voie… Afin de vous être agréable, je l’ai vue… Eh bien ! maintenant, restons-en là et n’y pensons plus !
— Oh !… Oh ! répète Mme Dautheray, abasourdie. Mais, Jean, tu ne parles pas sérieusement, n’est-ce pas ? Songe que cette enfant t’apporterait… tout ce que tu peux souhaiter !… Fortune, jeunesse, beauté, instruction ! Elle a même suivi des cours de droit et de cuisine ! m’a raconté Mme de la Vrillère.
— La malheureuse ! dit Jean, pitoyable.
Cette fois, Mme Dautheray est fâchée.
— La malheureuse !… Jean, tu es stupide ! Je ne sais vraiment pas pourquoi je prends toute cette peine pour te préparer un bonheur que tu dédaignes !
— Ah ! fichtre non, je ne dédaigne pas le bonheur !… C’est pourquoi je suis si lent à m’engager ! Maman, ne vous agitez pas !… Pour l’amour de votre Créateur, dont vous venez de demander les lumières ! Je vous accorde que votre jeune personne constituera certainement une épouse de tout repos…
— Et cela ne te met pas en goût ?
Dans la pensée de Jean, se dresse l’éclatante image de Sabine de Champtereux… Tout le contraire de la « femme de tout repos », celle-là ; peut-être… Mais combien tentante…
Et, tout haut, il songe :
— Au point de vue de ma tranquillité conjugale, c’est vrai ; cette juvénile créature serait l’idéal. De plus, je suis certain qu’avec elle, j’aurais une maison supérieurement tenue, une cuisine à l’avenant, des petits soins à en devenir enragé… Mon bonheur serait un incomparable pot-au-feu conjugal. Mais je me connais… J’aime mieux vous prévenir, maman… Ce pot-au-feu me donnerait fatalement l’envie d’aller croquer au restaurant un menu plus relevé !
Mme Dautheray l’écoute, désolée, ne parvenant pas à découvrir s’il plaisante ou non.
— Mon Dieu, mon enfant, que tu es ridicule avec tes comparaisons culinaires ! Tu me décourages !
— C’est cela, maman, soyez découragée, et ne pensez plus sans répit : « Il faut marier Jean ! » Laissez cet infortuné attendre, en paix, l’étincelle annoncée à Hélène Heurtal.
— C’est une femme de bon sens qu’Hélène ! Puisse-t-elle te convaincre que tu as tort de ne pas m’écouter !… Il faut que j’aille la voir…
— Maman, laissez la pauvre Hélène tranquille… Pour l’instant, du moins. Elle déménage, elle s’installe. Elle a bien autre chose en tête que de me traiter en gamin qu’il faut morigéner !
— Elle peut bien s’occuper un peu de ton avenir ! riposte Mme Dautheray, pénétrant sous la majestueuse grand’porte de son logis. Tu as été pour elle un propriétaire… unique à l’heure actuelle… Un loyer dérisoire… des réparations complètes… Peintures… Papiers… C’en est ridicule !
Jean a un joyeux geste d’épaules.
— Eh bien ! tant mieux, si j’ai pu rendre service à ma petite amie Hélène. Et ne vous montrez pas méchante quand vous êtes la bonté même. Autant que moi, vous avez plaisir à obliger, avouez-le.
Il pose sur elle ces yeux malicieux et câlins auxquels, toujours, elle a été incapable de résister. Et comme ils sont dans le jardinet, chaud de soleil, il se penche et tendrement baise la main qu’elle vient de déganter.
Sur le seuil du petit salon, la voix de M. Desmoutières s’élève :
— Eh bien !… Eh bien !… On ne rentre pas déjeuner ?… Vite, Marthe, j’ai à t’offrir la plus séduisante des belles-filles !
— Oh ! encore une ! marmotte Jean, exaspéré et amusé du comique de sa situation. Cela devient épouvantable !