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Il faut marier Jean!

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XIV

La « saison » s’épanouit triomphalement à Trouville, vu l’approche de la « grande semaine ».

Dans la rue de Paris, Marise et Sabine de Champtereux font des courses, d’une allure flâneuse ; regardent les étalages, entrent dans les magasins pour voir les colifichets nouveaux, créés par la mode, ou les bibelots, hors de prix, qui les tentent et qu’elles marchandent, sans la moindre intention de les acheter.

Bien que les femmes, remarquées pour une raison ou une autre, foisonnent dans la courte rue, rafraîchie par le souffle de la mer, invisible, — les cabines, les tentes, les parasols, les promeneurs la cachent, — Marise et Sabine attirent invariablement l’attention des promeneurs qui les coudoient. Marise ressemble à un Watteau habillé au goût du vingtième siècle, et Sabine, dans sa très simple robe blanche, sous sa très simple capeline de paille, coûteux chef-d’œuvre d’une artiste en modes, Sabine est splendidement belle, avec un éclat de rose thé.

Marise soupire tout à coup :

— Sabine, ne trouvez-vous pas que nous avons assez arpenté ?… Allons goûter, voulez-vous ?… Je meurs de faim.

— Oui… Et après, si vous êtes reposée, nous pourrons suivre un peu la Corniche jusqu’au Calvaire. La vue doit y être merveilleuse par ce temps.

Et à pleines lèvres, elle aspire le souffle chaud, où erre la senteur marine.

Ici, une voix mâle prononce, avec une aisance respectueuse :

— Est-il permis d’arrêter les belles promeneuses ?

Marise, en observation devant une tunique de dentelle, lève le nez et sourit.

Devant elles, se découvrant, est le duc de Bresmes, qui s’incline profondément, puis, redressé, enveloppe Sabine d’une admiration à peine voilée.

— Comment ? Vous aussi, Bresmes, vous avez déserté Deauville, tantôt ?… Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Pour l’instant, je sors de la poste… Et vous ?

— Nous ?… Nous allons goûter !…

— Parfait !… Alors je m’invite et vous emmène, si vous me permettez…

— Sabine, vous permettez ?… Moi, j’acquiesce volontiers !

Sabine dit négligemment :

— Comme vous désirez, Marise ! Je vous suis où vous voudrez. Monsieur de Bresmes, la promenade à cheval a été agréable, ce matin ?

— Elle l’a été autant qu’elle le pouvait, vous ne la partageant pas, fait-il d’un accent de badinage où elle perçoit l’acuité d’un regret. Pourquoi n’avez-vous pas voulu monter ?

— J’avais le bain avec Jean Dautheray. Nous nous sommes couverts de gloire. Si incompétent que vous soyez en cette sorte de prouesses, vous n’auriez pu vous empêcher de nous admirer…

— Vous savez bien que je vous admire en tout, méchante !

La voix est devenue basse avec quelque chose d’ardent, qui transforme les paroles banales, bien qu’il ait parlé d’un ton léger.

Il est tout près d’elle, qui pénètre dans la pâtisserie dont il lui a ouvert la porte.

Elle l’a certainement entendu. Mais elle ne répond pas et passe de son allure souveraine.

La salle est comble. Innombrables visages de connaissance. Saluts, serrements de mains, dans le tumulte des papotages, des exclamations, des rires, le bruit des chaises remuées.

Le duc, malgré l’affluence, trouve vite le moyen d’installer ses deux compagnes et les fait servir à leur gré.

Marise, qui déguste un chocolat glacé, prie Sabine de lui passer l’assiette des gâteaux, regarde son amie pour la remercier et, toujours impulsive, s’exclame :

— Oh ! Sabine, c’est immoral, d’être belle comme vous l’êtes tantôt !… Vous incitez au péché… Il n’y a pas à dire. N’est-ce pas ? Bresmes.

— Si je disais « oui », je craindrais que Mlle de Champtereux ne prît mon aveu pour une hardiesse insolente. Mais tout bas, à vous, madame, je confie que je pense tout à fait comme vous… Moi, faible mortel qui ai le culte de la beauté…

— Tant pis pour vous, monsieur de Bresmes ! riposte Sabine avec son indéchiffrable sourire, tout en prenant quelques fraises dans sa coupe de fruits… Il est écrit : « Regardez s’il vous convient, mais n’approchez pas ! »

Il n’insiste pas et interroge :

— Irez-vous, ce soir, chez les de Myeules ?

— Je pense que ma mère le voudra. Mais nous avons aussi le grand concert du Casino, dont le programme est très beau. Cela fait beaucoup de plaisirs pour un seul soir…

— Vous n’êtes jamais fatiguée ! remarque le duc, coulant un regard enthousiasmé sur la peau veloutée. Cette jeunesse en fleur grise sa maturité. Pour bien des femmes, oubliées aujourd’hui, il a fait des folies. Mais aucune, peut-être, n’a plus violemment excité son désir que cette vierge savoureuse — et inaccessible — dont ses lèvres n’ont jamais frôlé que la main. Car pour lui, comme pour les autres, elle distille sa séduction à travers une réserve très provocante — qu’elle le veuille ou non.

Et ce n’est pas seulement de sa beauté qu’il est épris. Elle le charme par son allure de race, sa suprême élégance, sa grâce de mondaine raffinée… Quelle duchesse de Bresmes, elle ferait !… Lui, veuf depuis tant d’années, serait capable, à cause d’elle, de cette chose insensée, le mariage avec une femme de vingt ans plus jeune que lui… Il n’en a que trop conscience !…

Et cependant, tous trois dégustent, potinent, critiquent ou apprécient ; s’amusent des histoires de plage en circulation ; Marise, sans méchanceté, de sa manière gamine ; Sabine, indifférente ; le duc, avec un scepticisme nonchalant, un tour d’esprit régence et « mousse de champagne ». Aucun d’eux n’a le désir d’aliments plus substantiels dans la causerie, charmante à leur goût et odieuse pour des esprits plus difficiles à rassasier.

Ainsi, Henry de Lacroix qui, en connaissance de cause, reste dans son cabinet, à « potasser » ses études historiques, ou se promène avec Jean. Le duc, lui, a une mentalité de pur clubman que sa position sociale et la vie parisienne ont façonné, le conduisant tout voir : œuvres dramatiques, — les revues surtout lui agréent — expositions, ventes artistiques, concerts, où il somnole discrètement. En blasé, il lit — ou plutôt parcourt — les livres dont il faut pouvoir parler. Ce qui lui agrée, vraiment, ce sont les sports, qui lui ont conservé, la quarantaine venue, une svelte robustesse d’homme très jeune. Les rides sont discrètes, comme les stries blanches dans le blond fauve de la chevelure, coupée court. En vérité, il est toujours le beau François de Bresmes dont les succès, soutenus par une fortune princière, ont été légion et se poursuivent encore, tout à son gré.

Il n’a jamais su ni désiré, d’ailleurs, être plus. Il lui suffit d’être duc de Bresmes.

Pour le présent, il est tout à la jouissance du voisinage de Sabine, dont quelques gouttes de porto ont rendu l’éclat éblouissant.

Il demande :

— Demain matin, montons-nous à la ferme Marie-Antoinette prendre un chocolat ? Il y a de la brise, ces jours-ci… Un temps de galop sera exquis !

Il sait qu’elle adore le cheval autant que lui ; aussi bien en vertu d’un goût naturel que par la conscience d’être une superbe amazone.

Pourtant, elle répond légèrement :

— Si mon frère peut m’accompagner, volontiers…

Un pli barre le front de Bresmes. Ce n’est pas en tiers qu’il veut cette promenade. Marise vient à son secours.

— Sabine, demandez à Hugues d’offrir cette course équestre à son flirt, Edith Weldon, qui est aussi fervente écuyère que vous-même… Et sûrement, il viendra.

— C’est cela, je vais arranger la chose avec miss Weldon, accepte le duc enchanté.

Et il envoie à Marise un coup d’œil reconnaissant.

— … Demain, vers dix heures et demie, si cette heure vous convient, nous trottons vers Houlgate.

— C’est entendu, dit Sabine, qui se lève, estimant qu’elle a fait assez, ce jour-là, pour tenir en goût ce connaisseur dont l’hommage lui plaît.

— … Marise, venez-vous faire le tour que nous avions projeté ?

— Puis-je être des vôtres ? glisse Bresmes, debout.

— Non, nous avons des propos confidentiels à échanger, réplique-t-elle tranquillement, mais avec un si charmant sourire que Bresmes ne peut lui tenir rigueur malgré son âpre regret.

— Alors, à demain.

— Oui, à demain, si vous avez pu entraîner Hugues et Edith ! Je ne suis pas sûre de les rencontrer tantôt, c’est pourquoi je vous confie les négociations. Au revoir.

Il baise la main nue qui lui est abandonnée une seconde, tandis que Marise remet un frisson de poudre sur le bout de son nez, car, déclare-t-elle :

— Ce diable de porto me fait luire !

Nouveaux saluts, shake-hands, échange de propos rapides et de sourires avec les hôtes de la pâtisserie… Puis les deux jeunes femmes sont dehors, abandonnant le duc, déçu… Sabine, pour lui, est devenue une soif !

Qu’éprouverait-il, s’il surprenait le « ouf ! » qui s’échappe des belles lèvres, si discret que Marise ne le remarque même pas.

Alertes, toutes deux remontent la rue de Paris encombrée de flâneurs. Le souffle de la mer flotte plus frais. Elles traversent les rues étroites entre les villas fleuries et s’engagent, selon le vœu de Sabine, sur la route qui, en corniche, suit la côte. Le soleil irise la poussière blonde que soulève la brise. La mer, enfin apparue, est une nappe de satin idéalement bleue, ondulée par une imperceptible houle, sur laquelle glisse le bateau du Havre, qui revient, rapide comme un grand oiseau.

Marise s’est abritée sous son ombrelle. Mais Sabine, insouciante du soleil, marche de son pas de jeune déesse, offrant son visage au souffle plus vif monté de l’eau, couleur d’opale.

Marise lui jette un coup d’œil de malice.

— Sabine, vous êtes songeuse !… Vous pensez à votre admirateur…

— Mon admirateur ?…

— Oui, François de Bresmes. Vous n’allez pas me dire qu’il ne vous fait pas une cour… oh ! très correcte mais pressante ?… Il est amoureux fou de vous, le pauvre.

— Le pauvre ?… Pourquoi ?

— Parce que vous êtes plutôt fraîche avec lui !

— Vraiment ?… C’est votre impression ? Marise. Moi, je me trouve… très aimable.

— Vous n’êtes pas désagréable, bien entendu !… Et c’est très bien, à vous, de ne pas lui laisser espérer que vous couronnerez sa flamme…

Sabine ne répond pas. Elle regarde, sans le voir, le bateau du Havre, qui approche de la jetée des Anglais.

Marise dresse la tête.

— Sabine, vous ne pensez pas, sérieusement, que vous pourriez épouser un homme de son âge !

— Vous trouvez que j’aurais tort ?

— Il a au moins quarante-quatre ans !

— Oui, je pense aussi.

— Et vous, à peine plus de vingt !

Sabine a un ironique sourire.

— Précisez. J’en aurai vingt-quatre en octobre… Si je ne prends un parti radical, je vais arriver à coiffer sainte Catherine. Et j’aime autant pas !

Marise proteste.

— Si vous coiffez sainte Catherine, Sabine, c’est que vous l’aurez voulu. Vous n’avez que le choix, parmi votre cour…

— Ma cour !… Ah ! oui, j’en ai des courtisans !… Ils abondent plus que les épouseurs. Je suis une fille très difficile à placer ! Marise… Trop belle pour sa dot, — ceci établi, sans vaine modestie, — et de plus, trop exigeante, sur une foule de points. Il me faut trouver, à mon gré, l’homme, la fortune — une grosse fortune ! je connais mon appétit — et le nom. Je suis sans courage pour me mésallier… Or, les hommes riches de notre monde cherchent les grosses dots ; et avec ceux qui ne le sont pas… ou pas assez, le mariage m’est impossible…

Sabine s’arrête un peu ; ses prunelles veloutées contemplent la mer.

— Pourquoi, impossible ?

— Nous végéterions… et cela, aussi, est au-dessus de mes forces… Tenez, parmi les plus… enflammés, il y a, par exemple, Roger de Castillon, gentil, bonne naissance, mais qui ne peut m’offrir que la vie de garnison ; or, je ne prétends pas quitter Paris ! Et trente mille francs de rentes au plus ! Une misère… Il me faut déjà douze à quinze mille pour ma toilette… Et en pratiquant une sordide économie… Alors ?… Quoi ?… Roger est impossible, comme ses pareils, je ne veux pas d’une vie qui serait un enfer pour moi !

Marise a suivi, très attentive, les paroles de Sabine, écho de sa propre pensée. Elle dit tout haut, un peu hésitante :

— Il me semblait que vous auriez épousé Jean Dautheray.

Une ombre voile les yeux de la jeune fille.

— Oui, s’il avait voulu… Jean aurait été l’époux qui pouvait me plaire. C’est un garçon très chic à tous points de vue. Il lui manque le nom… Mais, en somme, il est tout à fait des nôtres par l’éducation, l’allure, les habitudes.

— Eh bien, alors ?…

Et les yeux de Marise cherchent ceux de son amie qu’elle ne rencontre pas. Ils ne quittent pas l’horizon. Mais la voix mordante, Sabine articule avec une ironie où il y a de l’amertume :

— Eh bien ! la difficulté est que Jean ne m’aime pas !… Tout bonnement, je le tente… Si j’étais quelque divette et non une Champtereux, les choses pourraient s’arranger… Telle que je suis, je l’effraie, je l’inquiète. Il y a en lui un atavisme bourgeois que son âme très moderne ne peut vaincre. Je ne constitue pas l’épouse qui a existé dans sa famille depuis des générations, l’épouse qu’inconsciemment, il cherche… Je sais très bien que je le grise… Mais quand la griserie se dissipe, quelque chose lui dit : « Non, ce n’est pas elle qu’il te faut… » Je déplais à sa mère, carrément… Et lui est trop habitué aux femmes de notre milieu pour ne pas comprendre l’existence qu’il me faut…

— Laquelle ?

Le visage de Sabine a une étrange expression :

— Je veux être adorée, encensée, gâtée, mettez même, comblée… Je veux pouvoir m’offrir tout ce qui me tente pour ma toilette, sans avoir souci du prix ; recevoir, de façon à faire envie, à être, dans ma sphère, une souveraine. Oh ! mon idéal n’a rien de transcendant. Je ne m’illusionne pas. Mais je suis ce que m’ont faite mon éducation et l’atmosphère de mon milieu… Je suis la vraie fille de mes parents : un joueur insouciant et audacieux, une mondaine infiniment élégante, tous deux pétris des qualités et des défauts de notre race… Je leur ressemble. C’est tout naturel !

De son pied chaussé de daim blanc, Sabine écrase la poussière de la route.

Marise écoute, très intéressée, autant que surprise. Jamais Sabine ne lui a ainsi dévoilé sa pensée. Il faut vraiment qu’elle traverse une de ces crises morales où, impérieux, jaillit le besoin de songer tout haut, comme pour mieux discerner la vérité…

Elles sont arrivées en haut de la corniche ; et, d’un même mouvement, s’assoient sur le banc qui domine l’immense horizon de ciel et de mer. Sabine, maintenant, reste silencieuse. Elle réfléchit, si absorbée, que Marise ose à peine questionner :

— Sabine, voulez-vous que je parle à Jean ?

La jeune fille tressaille et lève la tête.

— Parler à Jean ?… Oh ! Dieu ! non !… Vous ne savez donc pas combien je suis orgueilleuse ?… Et puis, ainsi, vous l’obligeriez à se décider… Et je suis certaine que, nonchalant comme il l’est, pour rester encore libre, il dirait « non »… Alors tout serait fini entre nous.

— Vous le regretteriez ?

— Ce mariage eût été, il me semble, ma chance de bonheur. Je crois vraiment, qu’ensemble, nous aurions pu connaître des jours très doux… Car je me sens fort capable d’être une épouse-amante qui ne laissera rien regretter ni désirer à l’homme qu’elle aura choisi. Dans mes aïeules, il y a eu de grandes amoureuses !… Ah ! Marise, vous qui avez épousé l’homme que vous aimiez, vous n’avez pas assez de jours pour en bénir la destinée !

— Oui, Henry m’adorait, reconnaît naïvement Marise… Et comme il a continué, même avec progrès, je lui pardonne d’être un peu trop sage… Il l’est pour nous deux ; et comme il me laisse bien gentiment vagabonder, — en tout bien, tout honneur… — notre situation est parfaite.

— Heureuse Marise ! Si vous saviez comme les difficultés matérielles, dont j’ai vu l’horreur, m’ont gratifiée d’une sagesse et d’une prudence de tabellion. Comme elles ont tué en moi le sentiment pur ! C’est en connaissance de cause que je n’écarte pas le duc… Quoique… Enfin ! Il faut être belle joueuse avec la vie !

Un silence. La brise soulève les cheveux légers des femmes et courbe, dans l’herbe, les fleurettes que frôlent des papillons affairés.

La bouche railleuse, des sonorités âpres dans sa voix qui s’applique au ton du badinage, Sabine reprend soudain :

— Marise, ne soyez pas scandalisée. Mais j’ai une intime impression…

— Qui est ?

— Je ne serai pas la femme de Jean… Mais peut-être, un jour, sa maîtresse… quand malgré nous, l’un et l’autre, nous serons tombés dans les pièges différents que nous prépare la destinée.

— Oh ! Sabine, quelle fâcheuse idée ! s’exclame Marise, qui ne peut discerner si son amie plaisante ou non.

— Très fâcheuse, en effet. C’est effrayant, cette conviction qui m’obsède, qu’en ce moment, mon avenir va se décider !… Et puis…

Elle change de ton.

— … Et puis, là-dessus, redescendons. Ne pensez-vous pas qu’il est l’heure de regagner Deauville ?

Docile, tout occupée de ce qu’elle vient d’entendre, Marise se lève et suit Sabine qui marche déjà, de son pas rythmé, le visage pensif.

Brusquement, la jeune fille tourne la tête vers sa compagne :

— Je ne sais pourquoi, je vous ai accablée, indiscrètement, du rôle de confidente… Vous ne me trahirez pas ?…

— Sûrement non, je ne vous trahirai pas, ma pauvre chère. Je vous plains bien trop pour cela !

— Bah ! Je ne suis pas tellement à plaindre à cette heure, puisque je peux encore choisir… Vous avez l’auto ?

— Oui, elle doit m’attendre à l’entrée du port. Si vous le souhaitez, je vous remettrai à Deauville en passant.

— Volontiers… Ou plutôt non !… J’irai avec vous jusqu’au manoir de Bénerville et je redescendrai la côte à pied. J’ai besoin de remuer. C’est ainsi que je réfléchis le mieux.

— Comme vous voudrez, ma chérie. Je suis navrée de vous voir préoccupée et de n’y pouvoir rien !

En quelques minutes, l’auto les a ramenées devant le splendide domaine des Dautheray dont Marise est l’hôte, actuellement. Juste comme elles échangent, sur la route, les mots d’adieu, venant de Villers, Jean apparaît en tenue de tennis. Près de lui, chemine Nicole, flanquée aussi de sa raquette, toute mince sous sa blouse flottante, des joues de rose fraîche épanouie, ses bras nus, dorés par le soleil.

Elle a une imperceptible moue à la vue de Sabine qu’elle n’aime pas. Et dès que les quatre promeneurs se sont rejoints, c’est rapidement qu’elle distribue ses bonjours ; puis mettant sa main brunie dans celle de Jean, elle finit, un amical sourire aux lèvres :

— A ce soir, au Casino, n’est-ce pas ? Jean, mon premier tango est pour vous…

Et sans plus s’attarder, elle poursuit sa route.

Jean demande alors :

— Vous revenez de Trouville ?

— Mon cher, vous ne le croirez peut-être pas, nous arrivons du Calvaire où nous sommes allées contempler la belle nature, explique Marise.

— Vrai ?… Mais alors vous devez être épuisées !

— Mais non ! nous avions pris des forces dans le succulent goûter que Bresmes nous a offert.

Un pli barre soudain le front de Jean dont les yeux s’arrêtent sur Sabine.

— Ah ! Le duc était avec vous ?… Il est donc toujours à votre suite maintenant !

Marise devine chez Jean une impatience jalouse. Et elle attise adroitement le feu.

— Pas à la mienne, mon ami… Mais à celle de Sabine dont il est féru… Ce qui ne peut vous étonner !…

— Non !… Ce qui m’étonne plus, c’est que Mlle de Champtereux ne trouve pas insipide d’être courtisée par un vieux beau.

Sabine le regarde de ses yeux mystérieux où a passé un éclair et prononce légèrement :

— Je trouve M. de Bresmes très agréable et ne pense guère à son âge qui m’est indifférent. Au revoir… Je rentre.

Jean piafferait volontiers. Mais il reste très calme d’apparence et réplique seulement, la voix ironique, à Sabine, prête à partir :

— Après tout, il y a des goûts inexplicables. Vous allez ce soir au concert du Casino ?

— Je ne sais encore…

— Alors, sûrement, à demain matin, au bain !

— Non, je monte avec M. de Bresmes.

— Ah !…

Il n’ajoute rien et ouvre la grille devant Marise qui a serré la main de son amie et, discrète, s’enfonce dans l’allée ombreuse, amenant au château dont se profilent les terrasses enguirlandées de géraniums.

Les jeunes gens sont seuls une seconde. Le masque froid de Jean tombe aussitôt ; et tout ensemble, suppliant et impérieux, il demande, une ardente caresse dans le regard :

— Vous viendrez ce soir, Sabine. Je suis affamé de vous ! Depuis ce matin, je ne vous ai pas vue. Promettez que vous viendrez !

Elle secoue la tête, railleuse :

— Mais non, je ne promets rien du tout. Votre besoin de ma présence me paraît bien relatif. Pour le supporter, vous avez Nicole, le tennis, votre camarade de Lacroix et, en plus, la légion de vos belles amies étrangères… Vous êtes trop exigeant !

Il l’a écoutée sans presque entendre ses paroles, grisé par la vie palpitante de ce visage frais comme un beau fruit dont ses lèvres sont avides. Mais de la voir si maîtresse d’elle-même, il s’exaspère.

— Sabine, vous êtes bien coquette, ce soir ! C’est l’influence de votre succès auprès de votre vieil admirateur ?

— C’est du duc de Bresmes que vous parlez ? Personne ne le croirait en vous entendant… Il a l’air si jeune… C’est, d’ailleurs, l’impression qu’il me fait, comme à tout le monde…

— Il paraît que je ne suis pas « tout le monde ».

Elle et lui, une seconde, se regardent, tels deux adversaires. Dans ses yeux à elle, il y a du défi. Dans ceux de Jean, une sorte de colère, — une colère de mâle jaloux… Mais l’expression de révolte hautaine va si merveilleusement à Sabine, que l’admiration de l’artiste apaise en lui le ressentiment de l’homme ; il se met à rire, avec sa gaieté séduisante.

— Sabine, ma nerveuse Sabine, nous nous disputons comme deux gosses !… Mettons que vous trouvez Bresmes juvénile et ne parlons plus de lui… Vous allez être adorable ; et demain matin, c’est tous les deux, que nous monterons à Marie-Antoinette.

Mais elle secoue la tête, son visage, gardien jaloux de son intimité, sourit à peine… Une expression de volonté presque dure souligne sa bouche.

— Mais non, Jean… Je ne décommanderai pas le duc… Cette promenade avec lui m’amuse, car il est un cavalier… rare !… Un autre matin, nous galoperons, vous et moi !… Peut-être, à ce soir, après tout !

Il ne peut insister. Sur la route, à quelques pas d’eux, a surgi Henry de Lacroix, qui rentre de promenade ; et les saluts échangés, Jean doit suivre son camarade, dans l’allée où a disparu Marise.

Sabine, alors, descend la route vers Deauville. Elle sait qu’elle a réussi à mettre la fièvre dans l’être jeune de Jean ; que ce soir, quand elle va le retrouver au Casino, — car, pas une seconde, elle n’a pensé qu’il en serait autrement… — il sera… comme elle voudrait, toujours, le voir près d’elle… Peu à peu, va-t-elle l’amener à des paroles décisives ?… La jalousie est un fort stimulant !…

Une buée humide, soudain, ternit l’éclat de ses prunelles où passent des lueurs d’orage. Jean a bien deviné : elle a les nerfs à vif… C’est que l’obsédante conviction l’étreint… Pour octobre, il faut qu’elle soit fiancée. Vivre plus longtemps dans l’imprécision de son avenir, lui devient intolérable. Elle est excédée de son existence actuelle qui lui donne l’impression d’avancer sur un sol mouvant ; lasse de l’atmosphère troublée qu’elle respire, entre un père et une mère comptant sur sa seule beauté pour l’établir, insouciants de l’avenir qu’ils lui créent ainsi, et incapables d’avoir d’autre soin que celui de leur personnelle satisfaction. Sur ce point seulement, ils s’entendent. Pour les autres, ils sont aussi séparés que des étrangers à une table d’hôte, et se reconnaissent l’un à l’autre, le droit absolu de vivre à leur guise. Ce dont ils usent à un point que Sabine ne veut pas mesurer. Son frère leur ressemble… Oh ! combien !… Odieusement gâté, riche de folies, très séduisant, il est aujourd’hui mûr pour le somptueux mariage avec étrangère ; et il y a toute chance pour qu’il reparte de Deauville, fiancé à la richissime Edith Weldon, qui fera une suffisante marquise de Champtereux… Si ce n’est celle-là, ce sera une autre, sûrement ; sa haute mine n’a qu’à choisir.

A elle, Sabine, d’être aussi habile que lui !… Mais, il y a en sa nature un orgueil égal à son besoin de luxe ; ce qui lui rend le succès plus difficile. Elle dédaigne les roueries diplomatiques et ne s’abaissera jamais, par exemple, jusqu’à se faire compromettre pour amener l’admirateur très fortuné à l’obligation morale du mariage…

A cette heure, deux hommes pourraient lui apporter l’avenir qu’elle veut. Jean, qui lui plaît… beaucoup !… Le duc de Bresmes qui a son titre, une fortune seigneuriale — et quarante-quatre ans !… Dans peu de temps, il sera un vieil homme et elle, une femme dans la splendeur de ses trente ans. Qu’arrivera-t-il alors ?… Bien clairement, Sabine en a conscience et n’est pas effarouchée.

Dans le monde où elle a toujours vécu, — celui de sa mère… — presque toutes les femmes, avec la désinvolture de leurs aïeules, au siècle de la Régence, prennent, pour peu qu’elles le souhaitent, le consolateur qui les dédommagera du mari indifférent, détesté ou volage.

Et Sabine, avec une sorte de résolution désespérée, se prend à murmurer, arrivant à la grille de sa villa :

— Bah ! Je ferai comme les autres, si je ne puis avoir le bonheur que j’aurais voulu ! Que Jean ne se décide pas, avant notre départ de Deauville, et je serai duchesse de Bresmes, hélas !

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