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Il faut marier Jean!

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XV

QUELQUES LETTRES

« Mon amie Hélène, si vous voyiez la mer ce matin, — une frémissante écharpe de soie bleu tendre, striée d’argent, — vous en seriez, je suis sûr, aussi éprise que moi-même ; et sous l’ombre odorante de notre sapinière, admiratifs, nous la contemplerions, tout en devisant, comme nous le faisions ce printemps, dans votre living-room, où les minutes coulent si vite…

« C’est incroyable, Hélène, comme ces causeries me manquent ! Si vous n’étiez tellement loin, là-bas, en Alsace, où je n’ose aller vous déranger, j’aurais déjà pris le train plus d’une fois pour vous faire un brin de visite.

« Mais, voilà, vous êtes loin… Et bon gré, mal gré, il me faut être discret.

« Il y aurait bien une combinaison pour nous rapprocher… Je vous la soumets, parce que sa réalisation me serait un extrême plaisir !… Mais je me méfie de votre sagesse raisonneuse… Ce serait que vous acceptiez, bien gentiment, l’hospitalité de mère, à Bénerville, et veniez nous voir avec Bobby, que la plage rendrait royalement heureux ! Pour vous tenter, faut-il vous rappeler que nous touchons à la « grande semaine » et que votre curiosité d’analyste trouverait matière dans les personnages de toute sorte qui gravitent autour de nous ; au manoir même, et plus encore, dans Deauville…

« Est-ce que je réussis à vous mettre un peu en goût ?… Venez ! Hélène. Ce serait délicieux de vous avoir, de causer de tout et de rien avec vous !… J’ai lu un tas de choses, très intéressantes pour des raisons diverses ; et je n’en ouvre pas la bouche, ne trouvant pas de confrères en l’espèce. Il faudrait vous, ma lettrée petite amie, pour discuter certains de ces bouquins. Venez et ainsi j’apprendrai ce qu’il en est de votre vie dont je ne sais plus rien. Ce qui me paraît mélancolique… Il me semble que nous sommes brouillés. Que devenez-vous ? Où en êtes-vous de vos travaux littéraires ? La pièce avance-t-elle ? J’espère bien que Barcane ne vous relance pas. Cet individu illustre est ma bête noire, à votre endroit. Vous lui plaisez trop. C’est déplorable !

« Voilà bien des questions. Et, malgré la distance, je vous entends riposter par une autre que répètent vos yeux moqueurs, madame :

«  — Eh bien ! où en est votre mariage ?

« Hélène, je commence à croire que je finirai dans la peau d’un vieux garçon, comme mon oncle Desmoutières. Est-ce de l’atavisme ? Et pourtant je ne puis m’illusionner. Le cercle se resserre autour de moi. Sans doute, je jouis de mon reste. Il est évident que je ne pourrai toujours répondre aux propositions qui pleuvent, hélas ! par de vagues : « Hem ! hem ! j’y penserai. » Un de ces matins, je me réveillerai, emprisonné pour le reste de mon existence, avec une jeune personne que je n’aurai peut-être pas choisie du tout, mais dont m’auront encombré le hasard, la destinée, la volonté tenace de ma chère mère.

« Des fiancées possibles ? Plus que jamais j’en rencontre ici. Grâce à la pleine liberté de la villégiature, elles évoluent à souhait dans mon orbite. J’en vois, oh ! combien ! au tennis, au Casino, dans le monde ou les « thés » dansants et non dansants, les garden parties qui pullulent. Il y en a, certes, de gentilles, même de charmantes, et, en particulier, la colonie étrangère est richement pourvue. Je n’aurais vraiment qu’à jouer le personnage d’Assuérus, en quête d’épouse, parmi ces jolies filles qui ont des visages en fleur et des cœurs plus ou moins fanés. Elles ne s’effarouchent de rien et, par suite, sont souvent très amusantes, voire même « suggestives ». Au demeurant, pour la plupart, je veux le croire, d’honnêtes petites vierges — ou demi-vierges — qui jouent innocemment (?) de ce qu’elles promettent et ne donnent pas.

« Ne croyez pas, je vous prie, que je me trompe sur les motifs de la faveur dont je jouis. Je suis le « fils du Val d’Or ». Telle est ma principale valeur. Autrement, je rentrerais dans la foule des jeunes hommes à marier ; coté ni plus ni moins à la faveur de mes minces mérites et des engouements féminins. Cela est la vérité.

« Au fond, elles m’épouvantent, toutes ces petites, par leur inconnu. Il est d’autres milieux où je fréquente, avec la parfaite connaissance des personnalités féminines que j’y rencontre. Dans le domaine des jeunes filles, destinées à devenir nos épouses, je suis un voyageur s’aventurant sur une terre ignorée. Au moment où, normalement, je devais apprendre à les connaître, je suis parti à la guerre et j’ai vécu quatre ans avec des poilus. Je reviens et je vois fourmiller autour de moi de jeunes créatures qui m’apparaissent tout à fait différentes de celles avec qui je bostonnais dans la région de mes vingt ans… D’abord, un certain nombre ont été infirmières ; ainsi, ont appris… beaucoup de choses dont leurs aînées n’avaient pas la révélation, et la plupart ont pris des allures de femme avant la lettre. En vérité, elles sont déconcertantes !

« Soit, je suis difficile à satisfaire. Mais vous n’avez pas le droit de m’en gronder, car c’est votre faute. Parfaitement ! madame. A causer avec vous, j’ai connu le charme que peut avoir le commerce d’une intelligence féminine ouverte à tous les horizons, et ce charme je voudrais le trouver auprès de ma femme. Comme je lui voudrais un cœur délicat, généreux, chaudement tendre, ainsi qu’est le vôtre…

« Ne froncez pas vos sourcils, mon amie. Je me sauve en vous répétant : Soyez très bonne !… Quittez un peu l’Alsace pour Deauville… et pour votre vieux camarade Jean qui vous baise les mains très affectueusement. »

Hélène à Jean.

« Alors, vous aussi, Jean, vous faites de la psychologie ?… Vous m’engagez à venir observer dans Deauville… Grâce à vous, je vois à merveille le jeune monde au milieu duquel vous vous mouvez, insaisissable, les oreilles bourdonnantes du refrain de votre mère : « Il faut marier Jean ! »

« Mon ami, comme vous, j’écarte le choix dans la colonie étrangère. Pour la vie à deux, hérissée de difficultés — vous n’allez pas me trouver encourageante ! — il n’est pas trop de mentalités de même race. Donc, contentez-vous de flirter avec les jolies Espagnoles, Américaines, Anglaises, sauf coup de foudre justifié… Mais, pour les épousailles, cherchez parmi « les nôtres ». Il est invraisemblable que vous ne découvriez pas le trésor rêvé… Je croyais que, près de vous, étaient les trois bonnes premières dans votre course vers le bonheur conjugal ; et vous ne me parlez ni de Sabine, ni de Madeleine, ni de Nicole… Sont-elles maintenant hors de cause ? Vite, renseignez votre amie qui, si grande envie qu’elle en ait, ne peut aller vous interviewer.

« Certes, oui, cela m’aurait amusée fort de contempler la brillante comédie dont vous m’offrez si amicalement d’aller voir le spectacle !… Et je vous en remercie, avec le meilleur de mon affection. Mais aussi, comme cela m’aurait effarouchée de me trouver mêlée à ces superbes personnages qui n’ont rien de commun avec l’humble créature que je suis… Imaginez-vous mes pauvres petites robes voisinant avec les belles toilettes venues de chez les sommités du genre !… Tout de même, je suis femme, malgré mon détachement des vanités de ce monde ! Chacune à sa place.

« La mienne, pour l’instant, est en Alsace, près d’une vieille femme exquise et de mon boy qui a de bonnes grosses joues de pomme d’api…

« Moi aussi, je prends une mine de villageoise que je considère avec ravissement… Pour un instant, je me laisse vivre, et c’est bon !… J’ai d’incomparables flâneries, sous bois, ou simplement dans notre jardin, à l’ombre d’un grand acacia. Là aussi, je rumine mes élucubrations littéraires ; puis, je griffonne éperdument quand la méditation a été fructueuse… Ma « pièce » est presque terminée. De moins en moins, je me sens le courage de la soumettre à Barcane, bien qu’il m’ait envoyé le plus joli billet du monde pour me demander où j’en étais de ce travail dont il est curieux, je ne sais pourquoi.

« Ne prenez pas cet air fâché, mon sévère ami. J’ai répondu par quelques lignes vagues au sujet de « notre pièce », comme il dit, sans que j’aie découvert une raison à ce possessif. Et nous en sommes restés là.

« De Dubore, pour mes croquis américains, aucune réponse encore. J’estime que c’est plutôt mauvais signe. N’est-ce pas votre avis ? Ce résultat négatif et probable ne m’étonnera pas. Le contraire me surprendrait bien davantage. Mais rien ne m’arrête dans mes essais qui, peu à peu, deviendront, j’espère, mieux que des essais. Ne vous moquez pas de moi ; en mon for intérieur, je me réconforte avec la devise célèbre que je me mêle de faire mienne : « Le temps et moi ! »

« Et puis, après tout, mon travail m’est une telle jouissance que cela suffira toujours pour que je ne l’abandonne pas — malgré les échecs !

« Voilà tout ce que vous vouliez savoir ? Alors, mon cher grand, écrivez-moi bien vite si l’« étoile » cherchée luit enfin à votre horizon. Je désire si fort votre bonheur que je suis gourmande de tous les détails qui le feraient pressentir. Comme ce matin, j’emporterai votre lettre, pour la relire et la méditer, dans un sous-bois qui ravirait l’artiste que vous êtes. Car, si je n’ai pas la mer, en revanche, je possède la forêt. C’était près de notre pauvre scierie brûlée, entre les beaux fûts violets des sapins qui embaument, tout comme les vôtres ; à mes pieds bondissait le ruisselet, jadis aliment limpide de la scierie ; Bobby s’amusait ardemment tout seul. Quel bon instant de causerie, nous aurions pu avoir, dans cette paix divine ! Je vous envoie mon regret d’en avoir été privée et suis toute vôtre, de loin comme de près. Votre vieille amie. H. »

Jean à Hélène.

« Vraiment, Hélène, vous n’êtes pas horripilée de me voir ressembler à l’âne de Buridan ? Vous voulez bien ne pas dédaigner ma lamentable situation de garçon à marier ?… Je l’ai toujours pensé, chère, que vous étiez l’amie par excellence, celle que nulle ne peut remplacer. Alors, écoutez et jugez.

« Oui, les trois candidates principales à l’honneur de devenir Mme Jean Dautheray sont dans notre proche voisinage : Nicole, à Blonville ; Madeleine de Serves, à Villers ; Sabine, à Deauville. Aussi, surexcité par le péril, mon esprit fait en leur honneur, c’est vrai, une dépense de psychologie dont je me serais cru incapable.

Liquidons d’abord le cas de la petite Madeleine. Sa mère et la mienne sont devenues amies intimes. Cœur à cœur, elles se lamentent sur la vie chère, les domestiques, etc., et entre temps, témoignent le désir violent qui les anime d’établir au mieux leur progéniture ; c’est-à-dire jugent que « Jean et Madeleine » constitueraient le couple de leurs rêves… Aussi, Dieu sait que leurs soins nous réunissent autant qu’il est en leur pouvoir !… Mais ce pouvoir est restreint par mon manque d’enthousiasme.

« Je reconnais d’ailleurs que Madeleine a le cœur enfantin et charmant, pétri de candide bonté… Mais le cerveau !… Que son développement est donc rudimentaire ! Et de par les soins de sa mère qui s’est acharnée à réaliser, en elle, son idéal de la jeune fille bien élevée, ne devant savoir rien de la vie réelle avant que son mari l’en instruise.

« Intellectuellement, elle n’existe pas. Elle ne lit que des œuvres puériles, écrites à l’intention des jeunes personnes ; plus des pages choisies d’auteurs très sérieux auxquelles, en général, elle ne comprend goutte et qu’elle engloutit docilement, parce que ses éducateurs les lui imposent.

« Vous entrevoyez, dites, Hélène, ce que peut être sa jeune pensée qui a pour aliments les papotages mondains entendus dans le salon de sa mère et autres ; plus les niaiseries de pensionnaires que lui débitent ses amies.

« Elle est encore petite fille jusque dans les moelles. Au tennis, elle s’amuse autant qu’une mioche, ravie ou dépitée par le sort des parties. Elle danse… comme vous l’avez vu au « thé » de mère. Dès que je lui adresse la parole, — car je suis poliment gentil, genre neutre !… — sa fraîche figure prend une expression confuse et extasiée qui me touche et suscite en moi une âme fraternelle. Je suis ravi de la rendre heureuse et d’entendre le rire juvénile qui doit être, j’imagine, celui des novices, aux récréations du couvent.

« Oh ! Hélène, que je m’ennuierais vite près d’elle !

« Nicole est autrement drôle, avec son parler pittoresque. Nous sommes tout à fait bons amis. Elle m’appelle familièrement : « Mon petit Jean », et a, tout de suite, exigé que, en retour, je lui donne du « Nicole » sans aucune cérémonie. Nous pratiquons ensemble tous les sports. A l’heure du bain, nous faisons des « pleine eau » qui nous ont rendus des célébrités sur la plage. Elle est délicieuse, dans le maillot noir qui moule son jeune corps, ses cheveux d’or roux, perlés de gouttes d’eau, moussant sous son madras. Nous jouons au golf, elle y est d’une adresse rare ; au tennis ; nous pédalons de concert ; nous allons à la pêche où elle barbotte, sa jupe retroussée si haut qu’elle la peut monter, insouciante de montrer ses jambes de petite nymphe, qui ont l’air modelées dans l’ivoire…

« Nous sommes des camarades, pas autre chose. Et je sais pourquoi maintenant.

« Tout à coup, comme nous revenions en tête-à-tête d’une course pédestre, cette fois à Houlgate, elle m’a demandé si je ne connaîtrais pas quelque poste avantageux pour un garçon très intelligent. Ahuri de la question, j’ai sollicité discrètement d’indispensables clartés.

« Alors, de sa manière spontanée, elle s’est expliquée. Elle a, au cœur, la pensée d’un ami d’enfance, bien loin d’être fortuné comme elle, qui bataille contre le sort, en Amérique, pour la conquérir… Du moins, elle le croit fermement, et elle m’a confié :

«  — Jusqu’à ce qu’il revienne et que je sache quel peut être l’avenir pour nous, je refuserai tous les partis qui me sont offerts ! Je l’ai déclaré à mes auteurs qui fulminent ; du moins, le paternel. Mère se contente de hausser les épaules et me laisse libre, comme toujours, mais en me répétant :

«  — Tu verras toi-même la folie de ton idée.

« Sans me laisser le loisir de placer mon avis, elle a continué :

«  — Jean, vous avez été adorable de ne pas me cramponner pour m’épouser, de ne pas même me faire la cour, ce que j’exècre. Je ne l’oublierai pas et je vous aimerai toujours bien… Si je n’avais pas déjà choisi Hubert, je crois que je vous aurais pris, parce que vous êtes vraiment très gentil !

« Ici je m’incline.

«  — Mais lui, il y a si longtemps que je le connais… Tout petits, nous avons fait tant de sottises ensemble… Bien plus que, sûrement, vous n’en avez certes sur la conscience… pour cette période de votre vie, parce que vous étiez un petit garçon très bien élevé, que votre maman surveillait de près… Aujourd’hui, elle est encore tout à fait mère poule à votre égard…

« Si maman l’entendait… Je me sens ridicule devant cette gamine qui me jette ces confidences, en trottant près de moi de son pas de jeune Diane, battant de sa canne de promenade, les hautes herbes qu’elle frôle au passage. Je crois que c’est pour elle une joie de parler de son Hubert, car elle poursuit :

«  — Il n’avait qu’un père qui ne s’occupait pas de lui et se ruinait en s’amusant. Alors, vous devinez le résultat !… Il n’a rien, à peu près, que son intelligence, son audace et sa volonté. C’est tout ce qu’il me faut !… Le reste, je m’en f… J’étais prête à l’épouser, n’eût-il en sa possession que ce qu’il a sur le dos… Mais vous concevez l’opinion de la famille ?

« Je conçois ; et je trouve Nicole une créature charmante en sa tendre résolution. Si je n’étais « trop gentil » pour détourner le bien de mon prochain, je crois bien, Hélène, que j’essaierais d’enlever à Hubert, sa fidèle amie. Croiriez-vous qu’une seconde, j’en ai été tenté ? Nicole m’attirait furieusement. Soudain, j’ai demandé :

«  — Il y a longtemps qu’il est parti à l’étranger, cet Hubert ?

«  — Après l’armistice seulement… Avant, il s’était battu en héros !

«  — Et il reviendra bientôt ?

« Elle a un geste d’ignorance :

«  — Ah ! je ne sais pas !… Il ne prétend pas venir me chercher avant d’avoir trouvé son chemin vers la fortune… C’est très noble d’être fier comme cela, mais c’est stupide ! Pourquoi, en toute simplicité, ne partage-t-il pas mon idée…

«  — C’est-à-dire ?…

«  — Je vous l’ai, je crois, confiée déjà. C’est que les individus très rentés doivent épouser ceux qui ne le sont pas. Croyez-moi, Jean, et faites comme moi. Et puis, soyez un amour de garçon et découvrez-moi, à Paris, une belle situation pour Hubert…

«  — Il le désire ?

«  — Moi, je le désire… Lui, j’ignore. Nous ne soulevons jamais cette question inutile. J’espère qu’il m’est demeuré fidèle. Mais, avec les hommes, on ne sait jamais… En tout cas, je veux, surtout en ce moment, lui laisser toute sa liberté d’action et de décision !…

« Cette petite est la sagesse même, ne trouvez-vous pas ? Hélène. Pourquoi, diable ! faut-il qu’elle soit férue ainsi de son Hubert ? Elle me mettait en goût ; d’autant que le physique était à l’avenant du moral. Le vent de mer fouettait de rose sa mince figure, auréolée par les cheveux d’or roux qu’éparpillait la forte brise… L’expression sérieuse du regard, de la bouche, faisait une créature nouvelle de la gamine garçonnière…

« J’ai interrogé encore, non sans intérêt :

«  — Vous avez souvent des nouvelles de votre ami ?

«  — Non !… Autant que moi, il déteste écrire. Nous sommes des gens d’action, pas du tout des intellectuels…

«  — Vous vous calomniez ! Nicole.

«  — Bien entendu, mon petit Jean, je n’ai pas la prétention d’être une oie stupide qui n’ouvre jamais un bouquin. Très volontiers, au contraire, je fourrage dans les bibliothèques… Mais la vie est tellement plus amusante que les livres… Plus encore que n’importe quel sport !

« Ici, notre conversation a dû être interrompue, car nous étions devant le home de ma jeune compagne.

« Et de même va l’être — interrompu — et il en est plus que temps, le volume que je viens de vous griffonner et dont je suis confus. Vous avez voulu des détails, ma précieuse et chère confidente… Vous en possédez maintenant à demander grâce, avouez-le… Je m’excuse, et laissez-moi vous le dire, je vous aime tout fraternellement.

« Yours for ever. — J. »

Jean à Hélène.

« Ainsi, vous n’avez pas jeté mon bavardage au panier ! Et vous y avez répondu par une lettre délicieuse, où j’ai trouvé votre cœur et votre pensée, amalgamés à mon usage.

« Vous regrettez Nicole pour moi !… Peut-être avez-vous raison… Je n’en suis pas certain ; et quoi que vous en disiez, je me sens incapable d’éveiller l’esprit de Madeleine, captif, dans les limbes où l’ont enfermé les intentions estimables et absurdes de sa mère. Ce rôle d’initiateur ne me tente pas !

« Vous avez mis un grand point d’interrogation auprès du nom de Sabine. Pourquoi je ne vous ai pas parlé d’elle ?… Pour de multiples raisons, dues à l’intuition et au simple raisonnement…

« Oui, elle est toujours à Deauville… Elle y est courtisée de très près par un beau cavalier mûrissant, le duc de Bresmes, dont elle accueille les hommages aussi volontiers, plus même, que ceux de la phalange des jeunes hommes qui lui constituent une véritable cour. Évidemment, elle jouit de cette admiration de haut prix. Et cependant… Au fond, tout au fond de ses prunelles, en même temps qu’une flamme de triomphe, il y a, parfois, tant de dédain et d’amertume… Quelle partie joue-t-elle obscurément que j’ai peur de deviner ?… Ah ! si elle m’ouvrait une pensée, un cœur confiants, combien vite j’épouserais, je le sens ! Mais elle demeure le beau sphinx aux yeux d’amoureuse qui ne livre rien, jamais, de son rêve intime. Et elle me rend très pensif. Nous avons eu, à propos de Bresmes, quelques escarmouches un peu vives, parce qu’elle a refusé de l’écarter, comme je le lui demandais — sans y avoir aucun droit, c’est vrai.

« Après, d’ailleurs, elle a été charmeuse, comme elle sait l’être… D’où il est résulté une paix inoubliable et la reprise de notre flirt… qui nous conduira vers quelle rive ? En attendant, notre « réconciliation » a contribué fort, pour moi, à l’agrément de la « grande semaine » qui me laisse saturé de distractions mondaines.

« Ne me croyez pas, sur cette déclaration, plus sage que je ne suis… Vous le savez, la saturation résulte de l’usage excessif.

« Je voulais jouir de mon reste de liberté. Car, ce n’est pas seulement vers le mariage que je m’achemine piteusement ! A l’automne, je vais me résigner à passer dans le clan des hommes sérieux, lire des travailleurs. Ma résolution est prise, je me livre au Val d’Or. Donc, hélas ! aux affaires.

« Je dis « hélas ! » parce que les questions d’argent me sont odieuses. Mais où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute. Alors, force m’est bien de brouter dans les champs du Val d’Or. Puisqu’il le faut ! J’ai découvert que je le devais. Il y a eu en moi, réveil du vieil homme ; esclave, même malgré lui, même révolté, furieux de ce qui lui paraît exigé par la justice. Puisque le Val d’Or me fournit les capitaux auxquels je dois une existence ultra-capitonnée, il est strictement naturel que je lui donne une bonne part de mon temps et ne sois pas un égoïste jouisseur, quand un si grand nombre d’êtres s’usent pour me donner des millions. D’ailleurs, soyez bien sûre que je ne me laisserai pas englober par l’insipide tracas des affaires et me réserve des loisirs pour la peinture que j’adore de plus en plus… Ah ! si j’avais pu en faire ma carrière !

« Il est une personne qui n’approuve nullement ma future entrée dans le monde des capitalistes… Encore cependant que, vu le malaise dont souffrent toutes les fortunes, les gens les plus titrés ne dédaignent plus de se donner à l’industrie ; même au commerce, au grand commerce ! seul milieu où ils aient chance de réussir… Car lorsqu’ils dédaignent les hommes de loi, — des scribes ! — les médecins, avocats, etc., ils ressemblent fort au renard devant les raisins…

« Écoutez, Hélène, une conversation que nous eûmes, il y a deux jours, Sabine et moi, et qui m’a laissé plutôt songeur. Une fois de plus, les dissonances, entre nos deux mentalités, se sont manifestées. J’en suis resté un peu congelé. Nous prenions le thé, en tête-à-tête, sur les hauteurs d’Houlgate. Je ne me rappelle plus quel hasard m’avait amené à une allusion sur mes futurs projets de vie occupée.

« Une expression étonnée, presque dédaigneuse, a passé, telle une ombre, sur le beau visage qui me faisait face. Sabine s’est redressée un peu, du fauteuil où elle s’adossait nonchalamment.

«  — Devenir un homme de chiffres ? J’espère bien que vous ne ferez rien de pareil, puisque la nécessité ne vous y oblige pas.

«  — C’est que je n’aime pas du tout à faire partie de la classe des inutiles, des abominables oisifs.

« Les yeux veloutés m’ont considéré avec une ironie souriante.

«  — Inutile parce que vous vivez comme tous les gens du monde ? Oh ! je vous en supplie, restez ce que vous êtes aujourd’hui, un clubman accompli…

« (Hélène, pardon ! je répète.)

«  — … Vous ne sauriez être mieux. C’est ainsi que je désire vous voir toujours ! Jean.

«  — Sabine, je voudrais, moi, toujours vous plaire ; et votre indulgence me comble. Mais vous ne trouvez pas, qu’à notre époque, c’est un être inférieur qu’un monsieur qui ne fait rien ?

«  — Rien ! Mais vous m’avez l’air, au contraire, d’un monsieur très occupé !

«  — Occupé à danser, à monter à cheval, à courir les thés, les salons et autres lieux, à m’amuser enfin autant qu’il est en mon pouvoir ! Tout de même, c’est bon pour un moment, mais à la longue ça devient un peu mince comme occupations et me donne la sensation humiliante (je vous dis la simple vérité ! Hélène) d’être dans la vie une quantité négligeable.

«  — Et puis après ? De toute éternité, il a existé des êtres de luxe. Donc leur présence est nécessaire dans la machine sociale.

«  — Soit ! Mais, pour ma part, je serais honteux de mériter éternellement le qualificatif « d’être de luxe » !

«  — Ah !

« Si vous aviez vu, Hélène, de quel regard désapprobateur et surpris m’enveloppaient les prunelles charmantes, vous auriez, aussi bien que moi, compris que, en ce moment, Sabine de Champtereux ne me considérait plus du tout comme un homme de son monde… Elle trouve si naturel que son père, son frère se contentent d’être des gentilshommes de vieille noblesse, se ruinant avec une désinvolture de grands seigneurs qui ne savent qu’ouvrir la main ! Sans souci de ce qui arrivera, le jour où cette main demeurera irréparablement vide. A son point de vue, en prétendant ne plus vivre pour mon seul agrément, je me déclasse… Je deviens une façon de prolétaire « huppé ». Elle considère que ce sera, pour moi, une déchéance de n’être plus uniquement un cercleux.

« Un peu mesquin… Ne trouvez-vous pas ?…

« Cependant Sabine continuait à croquer son pain grillé, tout en laissant ses yeux, lourds de pensées, errer sur la mer et sur moi. Des pieds à la tête, elle était une Champtereux ; la vraie descendante de ses aïeules pour qui, sauf en amour, existaient seuls les gens de leur caste. Et cette mentalité d’un autre âge m’apparaissait, tout ensemble, amusante, originale et exaspérante de niaiserie.

« Un peu railleuse, mais avec un sourire caressant, elle a repris, d’un air de songer tout haut :

«  — Quel drôle de garçon vous êtes ! Jean.

«  — Drôle !… En quoi ?… Je ne vois pas…

«  — Mettons, plus justement, singulier. Vous compliquez votre existence à plaisir ! La destinée vous a accordé tout ce qu’un homme peut souhaiter. Il vous est donné de vivre indépendant, libre de préoccupations mercenaires, jouissant des facilités que le sort vous a généreusement départies… Et, sans aucune obligation, pour obéir à un devoir idéal que vous vous forgez, vous allez vous jeter, tête baissée, dans une carrière que vous détestez ; assombrir votre vie par des soucis d’affaires qui vous sembleront odieux, j’en suis sûre… Alors que les richesses continueront d’affluer dans votre coffre-fort, que vous vous en mêliez ou non ! Oh ! oui, vous êtes un singulier garçon !

« Le discours n’est pas garanti textuel, mais le sens y est.

« J’ai approuvé :

«  — Je n’ai, comme vous, aucune illusion sur l’utilité… très relative, oui, de ma présence au Val d’Or et sur la valeur de mon effort. Mais du moins, je prendrai, autant que je le pourrai, ma part infime dans le travail de l’immense ruche qui peine pour moi. Cet ennui, que j’accepterai volontairement, me paraît la rançon d’une fortune que je n’ai pas eu à gagner. Ainsi je jouirai, avec moins de scrupule, des largesses que le sort m’octroie. C’est si simple !

« Ici je me suis arrêté court, avec la terreur soudaine, moi qui parlais de simplicité, de paraître à Sabine horriblement poseur, en lui laissant voir mes idées de derrière la tête.

« Sauf à vous, petite amie chère, qui me comprenez si bien, je n’aurais dû en parler. C’est vrai, de jour en jour, je suis hanté plus impérieusement par cette préoccupation de la solidarité dans le travail. Je l’ai rapportée, je crois, des tranchées où, pour la première fois, j’ai subi vraiment le contact des humbles. Et puis, Hélène, vous avez très fort contribué à la développer en moi.

« Je vous vois dresser une tête surprise et m’interroger de vos grands yeux qui sont la pensée même… Je sais bien, oui…, jamais vous ne m’avez rien dit en ce sens. Mais je devinais bien votre blâme secret ; et de vous voir si vaillante à la tâche, acceptant avec tant de simplicité, vous, femme, une existence toute de labeur, la honte de mon farniente m’envahissait peu à peu, jusqu’à me devenir insupportable. Ainsi, j’en suis arrivé à cette conclusion que je devais devenir — en une certaine mesure — la proie du Val d’Or. Et je le ferai, quoi que pense Sabine.

« Sans doute, parce qu’elle est très finement intelligente, elle a deviné en moi une sorte de recul, devant son attitude. Et, laissant de côté le sujet délicat, elle a cessé d’être une patricienne dédaigneuse, pour se montrer tout simplement la femme grisante qu’elle sait être, à qui ma faiblesse pardonnerait tout… Et qui verra à ses pieds, le jour où elle voudra, de Bresmes ; simplement duc, lui, et « être de luxe », sans plus…

« Adieu, Hélène chère… Voilà où j’en suis de mes amours, que je voudrais bien oublier près de vous, en causant de ce qui vous touche seule… Que ce serait donc bon de pouvoir attendre en paix, la venue du dieu Éros !… Mais le moyen, quand bourdonne, sans cesse, dans la cervelle de ma chère mère, l’obsédante pensée : « Il faut marier Jean ! » La seule chose que j’ai gagnée, c’est qu’elle n’ose plus l’articuler… Ouf !

« Hélène, plaignez un peu votre ami Jean, et croyez-le très tendrement à vous… »

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