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Il faut marier Jean!

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XIII

Jean et Hélène se contemplent alors, la mine ravie.

— Hélène, vous l’avez conquis !… Quelle chance !… Car s’il veut bien s’occuper de vous, je suis sûr qu’il vous mettra en bon chemin…

Elle a un petit rire heureux.

— Pourvu que la conquête soit sérieuse ! Il a été très aimable, savez-vous ?

— Parbleu !… Vous êtes décidément très séduisante, madame. Vous avez de la lumière plein les yeux. Vous ne vous doutez pas, je suis sûr, que nombre de fois, tantôt, on m’a demandé : « Quelle est cette exquise petite femme ? » en vous montrant.

Elle rougit légèrement ; mais elle a un geste d’insouciance.

— Tant mieux, si je ne fais pas tache parmi vos belles amies !… Mon Dieu, que je suis donc contente !… Grâce à vous, mon ami Jean ! Je vais vite, maintenant, emporter ma joie auprès de Bobby !

— Comment, mais vous ne partez pas déjà ?

Il ne poursuit pas. La pensée a traversé son cerveau que Barcane, invité, va peut-être venir, et il déteste tout rapprochement entre Hélène et lui… Mais, après tout, c’est bien peu sûr, cette apparition, et il lui paraît si charmant de voir, radieuse, la petite figure sage d’Hélène !

— Avant de partir, en tout cas, il faut que vous considériez un instant mes fiancées en perspective. Autant que mère, je veux votre opinion… On va danser. Voulez-vous danser ?

Elle riposte, amusée de la proposition :

— Bien sûr que non, je ne veux pas… Et je ne saurais pas !… Indiquez-moi Nicole, la petite Madeleine, Mme Marise…

— Oui… mais auparavant, je vous emmène au buffet. Venez vite, avant que je sois de nouveau harponné par mes fonctions de maître de maison.

Il l’introduit dans l’immense salle à manger, qui est comble, et la quitte pour la faire servir, tandis qu’elle reste debout, observant l’élégante cohue qui bavarde, rit, déguste, dans la chaude atmosphère où se mêlent l’odeur du champagne, les parfums des femmes et des fleurs de juin.

A demi cachées par les plis d’un lourd rideau, deux petites, devant elle, causent mezzo voce, croquant leur glace ; et elle entend prononcer d’un ton de discrète allégresse :

— Odette, il m’a demandé la seconde habanera. Et, très gentiment, cela m’a redonné de l’espoir… Oh ! Odette, est-ce que tu crois qu’un jour, il arrivera enfin à m’aimer… un peu ? Ce serait comme si j’entrais dans le paradis ! Il me semble qu’à force de le désirer, je magnétiserai sa volonté !… Je suis stupide !… Oh ! Je le sais bien…

— Tu es une adorable créature ! Et il n’est qu’un serin s’il ne s’en aperçoit pas, fait vertement Odette.

Hélène a entendu et deviné. Cette petite fille blonde, dont les grands yeux, d’un éclat humide, illuminent le visage candide, c’est, elle n’en doute pas, la jeune Madeleine de Serves, « le Bébé », comme Jean l’appelle.

Un bébé, l’est-elle vraiment ? Une ardeur juvénile vibre dans son accent contenu ; et Hélène est frappée de l’expression tout à la fois fervente et profonde que prennent ses traits, parce que Jean, qui ne la voit pas, revient avec une assiette servie.

Et la jeune femme pense :

— Comment ne trouve-t-il pas que ce doit être très doux de recevoir le don d’un amour aussi frais, aussi absolu ?… Cette enfant n’a que lui dans le cœur…

— Hélène, mon amie, que je vous retrouve donc sérieuse !… A quoi pensez-vous ?

— A la petite Madeleine que je viens d’entendre causer avec une amie.

— Madeleine ?… Vous la connaissez ?

— Non, mais je l’ai devinée… Voyez cette petite qui rentre dans le salon avec cette fillette brune, n’est-ce pas elle ?

— Oui… Vous avez bien vu… Et vous la trouvez ?…

— Délicieuse !… Une vraie jeune fille ! Elle doit avoir un cœur… de qualité rare.

— Je le crois ! fait Jean, léger. Mais le cerveau n’est pas à la hauteur… je le crains. Et je suis encore très gourmand… Je veux tout !… Bon, voilà l’orchestre qui commence les danses ! Il va falloir que j’aille m’exécuter et faire tournoyer toutes ces jeunes personnes.

Mme Dautheray surgit en coup de vent.

— Mais Jean, que fais-tu à bavarder ainsi avec Hélène ! Tu oublies vraiment trop tes invitées !

— Mère, Hélène aussi est mon invitée !

Un rose plus vif colore les joues de Mme Dautheray.

— Soit !… Seulement, Hélène est une intime ; tu n’as pas de cérémonies à faire avec elle. As-tu invité Madeleine de Serves ?

— Ne vous agitez pas ainsi ! mère, dit Jean, plutôt impatient… Toutes mes politesses seront faites, soyez sans inquiétude ! Je n’oublie rien de ce que je dois…

Au ton de Jean, Mme Dautheray sent qu’il ne faut pas insister ; et, sans un mot de plus, elle se détourne et rentre dans les salons, où, déjà, de nombreux couples tournoient lentement, au son d’une musique suggestive et excellente.

— Jean, votre mère a raison, ne vous occupez pas de moi… Et allez danser !

— Mais certainement, je vais y aller. Seulement, je puis bien m’accorder encore quelques minutes de récréation… Ah ! vous désiriez connaître Nicole. La voici qui entre avec mon ami de Rybes, un grand champion de tennis, comme elle. C’est une jolie créature, ne trouvez-vous pas ?

Hélène regarde. Oui, Jean a raison, en qualifiant ainsi cette gamine longue et souple. Les cheveux d’or roux moussent sous la capeline fleurie. La bouche qui rit montre des dents de bébé. La libre allure est celle d’une jeune Diane. Rien de la discrète correction de Madeleine de Serves.

Elle a aperçu Jean, et l’accoste, laissant derrière elle, sans façon, le cavalier qui l’accompagne.

— Jean, j’ai besoin d’échanger quelques propos avec vous… Et aujourd’hui, pas mèche ! Voulez-vous, demain, m’offrir le thé à votre atelier ?… Mère m’y déposera en faisant ses courses…

Jean doit être habitué ; il n’a l’air nullement surpris de la proposition qu’elle a émise comme toute naturelle.

— Entendu !… Quatre heures ? Cinq heures ? Que préférez-vous ?

— Quatre heures, ce sera très bien, parce qu’ensuite j’irai…, nous irons, si ça vous tente… au tennis. A tout à l’heure, notre fox-trott. Nous le bavarderons ! J’ai des tas de tuyaux à vous demander.

Le cavalier de Nicole attend, l’air agacé, n’osant rappeler sa présence.

Nicole, qui a fini avec Jean, se retourne et rit joyeusement :

— Yves, n’ayez pas cet air de catafalque ! Venez, pour vous remettre, flûter un peu de champagne… J’ai une soif !

Elle promène un bout de langue sur ses lèvres rouges à souhait ; et s’approche du buffet, après un dernier signe amical à Jean, un coup d’œil étonné sur Hélène, avec qui elle l’a vu causer.

— Vous avez raison, c’est une drôle de petite personne ! dit Hélène. Vous la recevez ainsi ?… Je ne croyais pas que ce fût l’usage en France.

— Ce n’était pas… Mais ça est maintenant… Les temps sont changés, comme on écrit en style de tragédie… Croyez bien qu’avec ces petites filles, tout se passe le plus honnêtement du monde. Nous nous montrons à la hauteur de la confiance flatteuse qu’elles — et leurs mères ! — nous témoignent. Avec Nicole, les rapports sont d’autant plus faciles, qu’elle n’est pas un brin flirt, plutôt garçonnière. Nous bavardons en camarades. « Deux copains », comme elle dit en ce langage qui exaspère maman.

Hélène a écouté, pensive. Pour toute réponse, elle répète, de son air de grande sœur, très sage :

— Jean, allez danser ! Sans quoi, votre mère m’en voudra… Je vais encore regarder un peu le coup d’œil…

— C’est cela ! Regardez, madame l’observatrice. Et ensuite, nous examinerons ensemble le fruit de vos réflexions.

Hélène est seule. Elle ne connaît personne.

Mme Dautheray est bien trop occupée pour avoir pensé à la présenter. M. Desmoutières est au bridge. Elle doit se suffire à elle-même. Mais elle ne s’ennuie jamais, surtout quand elle a matière à étude. Seulement, sa présence lui apparaît, soudain, d’une ironie un peu comique, parmi ces heureux selon le siècle, qui jouissent de tout ce qui lui a été refusé, luxe, amour, sécurité, bonheur. Que fait-elle ici, l’humble travailleuse, la modeste écrivassière !… L’ombre d’un sourire moqueur — à son adresse ! erre, une seconde, sur sa bouche.

Mais, après tout, elle a été invitée pour pouvoir conseiller, en connaissance de cause ; et elle a accepté dans ce but. Donc, à elle, de remplir sa mission.

Abritée par les replis d’une portière, elle peut, en toute liberté, contempler une dernière fois le spectacle qui est vraiment joli. Le cadre est d’une somptuosité harmonieuse et artistique, où évoluent tous ces jeunes. L’élément féminin est, en l’ensemble, habillé à ravir ; et les couples exécutent, avec une correction irréprochable, les pas de l’habanera, sœur bien élevée du tango. Encore que d’aucuns affirment que, justement, les pas les plus « osés » y figurent…

Qui Jean a-t-il choisi comme danseuse ?

Les yeux d’Hélène cherchent ; et dans la foule des groupes qu’entraîne la grisante musique des tziganes, elle voit émerger la haute stature de Jean. Tout près de son visage, une tête brune qu’il domine, vers laquelle il se penche un peu… Tout de suite, en premier, il est allé à Sabine de Champtereux.

Quel joli couple, ils forment ! et quelle harmonie dans leurs mouvements ; si naturellement dociles au rythme des sons, qu’à l’encontre de la plupart des autres danseurs, ils peuvent causer ainsi qu’en une simple promenade cadencée… Et ils causent !…

Leurs personnalités morales ont-elles rencontré le même unisson ?

Très nette, Hélène a conscience qu’elle en doute !

Que Jean épouse Sabine de Champtereux, certes, il trouvera en elle l’amoureuse que trahit le regard, inconsciemment prometteur, le sourire de la belle bouche sensuelle faite pour le baiser. Mais quel mélange, sur ce visage, de volonté, d’amertume dédaigneuse et passionnée !

Sûrement aussi, elle sera la mondaine de haute allure dont un mari peut être fier… Et jaloux également. Car elle se révèle femme à vouloir goûter l’encens dû à sa beauté.

Or, jamais Jean n’acceptera le rôle de « mari de la reine ». Et puis, sous son apparence légère et gamine, c’est un tendre. Et à sa femme, il ne demandera pas seulement le plaisir violent qui laisse un goût de cendre…

Hélène songe… songe… L’orchestre, un instant, s’est tu, sans même, qu’elle s’en aperçoive ; puis, a repris une danse nouvelle. Et voici que, encore une fois, elle voit passer Jean. C’est Madeleine de Serves que son bras enveloppe. Elle se laisse conduire, naïve et radieuse ; très correcte toujours, presque timide. Lui ne parle pas. La conversation ne le tente plus, avec cette enfant qu’il ignore…

— Comme vous êtes absorbée dans les délices de la contemplation madame. J’ose à peine vous en arracher pour vous présenter mes hommages…

Elle tourne un peu la tête et voit Raymond Barcane qui s’incline, respectueux, attendant qu’elle-même lui offre la main.

— Vous devinez à merveille… Oui, mes instincts d’observatrice trouvent ici satisfaction… Et les vôtres aussi, avouez.

— Oh ! moi, je suis un vieux blasé ! L’inconnu, seul, m’intéresse… C’est pourquoi, parce que nous sommes des amis de fraîche date, je me sens très curieux, madame, à votre égard… Il y a, entre autres, une petite chose que je voudrais bien savoir…

Derrière le lorgnon, ses yeux luisent.

— Quoi donc ? questionne-t-elle, surprise.

— Est-ce que vous avez suivi mon conseil et pensé au scénario que je vous avais engagée à esquisser, le jour où nous discutâmes certain cas de conscience, en attendant mon père… Vous souvenez-vous ?

— Oui, je me souviens…

— Et…? insiste-t-il, intrigué par le sourire qui a passé sur la bouche expressive.

— Et vous allez vous moquer si je vous avoue que j’ai cédé à la tentation d’essayer !

— Vraiment ?… Vous avez fait cela ?

— Oui, j’ai eu cette audace ! dit-elle rieuse ; vous m’avez mise en goût ; et j’ai découvert que ce travail, nouveau pour moi, était passionnant !

Il la regarde, curieux, et retombe sous le charme ; mais un charme où il entre le minimum d’alliage.

— Savez-vous, madame, que vous me donnez un très vif désir de connaître votre essai, comme vous dites. Cela vous ennuierait de me le montrer ?

— Cela, surtout, m’intimiderait extrêmement ! Mon œuvre ne vaudrait pas, à coup sûr, les instants que vous perdriez à me lire. D’ailleurs, ma pièce…

Elle prononce le mot avec une emphase moqueuse.

— … ma pièce n’est que commencée, parce que j’ai beaucoup d’autres choses à faire, plus importantes que mes élucubrations d’auteur dramatique (!) auxquelles je ne puis accorder que de rares loisirs… Mais je ne m’imaginais pas quel plaisir intense, c’est de donner la vie à des enfants nés du cerveau !

— Ah ! ah ! vous voilà séduite par la fièvre créatrice ! réplique-t-il de sa voix mordante. Je ne serais pas du tout étonné que vos bonshommes se tiennent très bien debout !… Peut-être, vous êtes douée pour le théâtre… Que sait-on jamais !… Quand vous aurez fini votre œuvre, il faudra, en toute simplicité, me la communiquer… D’autant que, pour ma part aussi, j’ai été tenté par le sujet en question… Je serais curieux de voir ce que vous en avez tiré… De nos idées communes ou combinées, il pourrait peut-être sortir une pièce en collaboration !…

Évidemment, si Hélène était laide ou vieille — même très intelligente ! — jamais de semblables paroles ne seraient venues aux lèvres ou à la pensée de Raymond Barcane. Elle le regarde, stupéfaite.

— Vous vous jouez de moi !… Ce n’est pas très galant !

— Mais pas du tout !… Je vous adresse une proposition.

— Bien imprudente ! Car, enfin, si l’ambition me prenait et que je m’en souvienne, riposte-t-elle, malicieuse.

— Mais je compte bien que vous ne l’oublierez pas !

Il parle tranquillement. Cependant, au fond de lui-même, crie le regret que cette créature charmante soit, pour lui, le fruit défendu.

— Convenu ! alors… Et maintenant, je me sauve. Il est tard ! mon mioche doit penser que sa maman l’a abandonné… Je file bien vite.

— Déjà ?

— Il y a très longtemps que je suis ici. Au revoir. Et merci de votre trop flatteuse confiance en mon cerveau…

Ses yeux pastel n’ont jamais été plus lumineux.

Elle lui tend sa main dégantée. Il la porte à ses lèvres. Puis la laissant retomber, il répond d’un ton singulier :

— Au revoir, enfant heureuse… Madame, tous mes hommages.

Elle se glisse à travers les salons, vers la sortie ; après un rapide adieu à Mme Dautheray, tout occupée de ses hôtes. Jean ne la voit pas partir. De nouveau, il danse avec Sabine. La petite Madeleine tournoie, la mine contente. Les autres jeunes vierges également animées de sentiments divers.

Dehors, c’est un éblouissant crépuscule de juin dont le reflet dore les pelouses du parc. L’air chaud est devenu tiède et sent les roses qui foisonnent dans les massifs.

Avec allégresse, Hélène respire la brise fraîche. De cette réunion qu’elle redoutait un peu, elle repart le cœur plein d’espoirs, auxquels, à peine, elle ose croire… Et qu’elle doit à Jean, en somme…

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