Il faut marier Jean!
XIX
Vraiment, elle est tout à fait réussie, la fête de charité — pour les « Veuves des naufragés » — qu’a organisée la fantaisiste mère de Nicole, la baronne de Branzac.
Dans la prairie vaste qui avoisine le manoir des Huchettes, sur les hauteurs de Blonville, la kermesse s’épanouit. Le parc vient d’être ouvert à la foule qui, incontinent, a envahi les belles allées enguirlandées de massifs sous la découpure feuillue des branches.
Des boutiques de toute sorte y ont surgi, patronnées par de brillantes vendeuses.
Sous une sorte de tente, faite d’étoffes bariolées, Mme de Branzac elle-même, méconnaissable pour ses hôtes, s’est transformée en diseuse de bonne aventure ; et, le visage voilé, rappelle à ses visiteurs tels incidents cachés de leur vie privée, si précis, qu’ils en demeurent ahuris et vaguement inquiets. Elle, qui a l’esprit d’un démon malicieux, s’en réjouit royalement.
Ses fils sont devenus des acrobates, et, par leurs pirouettes audacieuses, excitent l’enthousiasme de la foule…
Toute la famille de Branzac s’amuse ; sauf le baron, ennuyé, mais résigné à subir l’odieuse fête que lui impose sa femme. Il se montre, d’ailleurs, maître de maison plein d’accueil, quoique agacé des propos moqueurs, des critiques, des sourires ambigus qu’il surprend sur les lèvres des visiteurs, des réflexions peu raffinées du public d’humble qualité, mêlé maintenant au tout-Deauville qui a été convié, pour le plus grand bien des pauvres.
Les curieux s’empressent afin d’assister en bonne place à la représentation du Cirque, imaginée par la cervelle fertile de Mme de Branzac, où Nicole va jouer le rôle d’étoile, en faisant de la voltige et de la haute école avec Jean, cavalier émérite, digne d’elle.
Bottée, en jupe un peu courte, un tricorne crânement campé sur sa tête blonde, elle est charmante et attend le moment de son numéro, en s’amusant, autant que les badauds, des facéties d’un de ses danseurs favoris, costumé en clown, dont la verve comique excite des rires toujours renaissants.
Près d’elle, silencieux, se tient Jean, qui est, lui, sans gaieté aucune. Nicole, se tournant vers lui, une joyeuse exclamation aux lèvres, le voit si sérieux qu’elle en est saisie et interroge :
— Qu’est-ce qui vous arrive ? Jean… Ça vous rase, aujourd’hui, notre Cirque ?… Pourquoi ?… Toute cette semaine, vous aviez l’air de vous en amuser. Vous avez un embêtement ?
Ses yeux clairs interrogent avec une chaude amitié qui amène Jean à répondre :
— Oui, j’ai eu quelques difficultés… Mais cela ne m’ennuie pas du tout, Nicole, de monter avec vous. Je suis toujours content de vous être agréable !
— Mon cher petit Jean, fait-elle gentille, ne songez pas à vos soucis !… Ça n’y change rien !… Pensez seulement que c’est un plaisir des dieux de galoper sur un beau cheval ! On plane vraiment et on oublie ce qu’il y a de vilain et de méchant dans le monde…
— Que je voudrais avoir, Nicole, une philosophie qui vous est si facile !
La figure menue devient, une seconde, presque grave.
— Pas tant que vous l’imaginez !… Aujourd’hui, moi aussi, je serais volontiers d’une humeur de dogue… J’ai reçu d’Hubert une lettre qui ne me plaît pas du tout… J’étais prête à en pleurer, quand j’ai réfléchi que ce serait bien inutile !… Jean, consolons-nous ensemble, en faisant de la haute école.
Ah ! oui, il en a des « embêtements », comme dit Nicole. Même plus, il porte en lui une vraie souffrance depuis qu’il a reçu la lettre d’Hélène, il y a trois jours. Habitué à toujours obtenir ce qu’il veut, il n’avait pas pensé qu’Hélène pourrait se dérober devant une prière vraiment montée du meilleur de lui-même… L’amour qu’elle lui a inspiré est si sincère et si fort !
Comment ne l’a-t-elle pas senti !… Pourquoi lui a-t-elle répondu par les lignes cruelles — et vibrantes d’affection — qui le repoussent ?… Les lignes, qu’après la douloureuse déception du premier instant, il s’est pris à relire, à méditer, à interroger passionnément, cherchant le secret de la pensée qui les a dictées.
Se refuse-t-elle parce qu’elle ne l’aime pas d’amour ? Parce qu’elle veut rester fidèle au souvenir de l’homme qu’elle a jadis épousé ?… Les idéalistes comme elle, se créent parfois de si étranges devoirs… Ou, peut-être, elle redoute de déplaire à Mme Dautheray, dont elle connaît les exigences maternelles ?…
Mais lui, qui n’attache aucune importance à sa fortune, ne s’arrête pas à l’idée d’un pareil scrupule… Quand on aime, est-ce qu’on pense à ces mesquines considérations ?…
Alors, quoi ?… La vérité est donc, comme elle le dit, qu’il lui plaît de garder son indépendance désormais ; que pour lui, elle veut être simplement une amie… A moins encore qu’elle ne réserve sa liberté pour Barcane, dont elle goûte le talent et qui, lui, sait, quand il le veut, se faire aimer !
Soit ! Il faut donc oublier le rêve dont il s’est un moment enivré… Un mauvais instinct le pousse à rendre indifférence pour indifférence. Pourquoi, après tout, n’épouserait-il pas Sabine ? Il est stupide avec ses hésitations !
Et, dans son désarroi, il est sorti, avide de la retrouver… Il sait bien qu’à l’heure du bain, elle est certainement sur la plage.
En effet, déjà, elle y est arrivée. Mais elle n’y est pas seule. A l’ombre du grand parasol rayé d’orange, le duc de Bresmes lui parle, debout devant elle, assise, qui le regarde entre les cils, avec l’air, pense Jean brutal, « d’une fille qui cherche une proie ». Et l’impression est si forte, qu’une seconde, l’aveugle tentation gronde en lui de souffleter Bresmes et de la meurtrir, elle, sous une main violente, pour la rappeler au respect d’elle-même.
Se maîtrisant, d’un sursaut de volonté, il s’est enfui chez lui pour y trouver sa mère, tout agitée d’une conversation avec Mme de Serves, qui est venue s’enquérir des sentiments de Jean pour Madeleine. Car elle est très sollicitée d’autres parts…
Les nerfs tendus jusqu’à l’exaspération, Jean, contre toutes ses habitudes, s’est emporté et a déclaré « que la jeune Madeleine aille au diable » et « qu’on lui f… la paix avec le mariage ».
Mme Dautheray, terrifiée, s’est réfugiée dans un silence gros de larmes, pensant que Jean ressemble de plus en plus à son père, à qui elle ne savait qu’obéir…
Quand ils se sont revus à l’heure du déjeuner, en compagnie de M. Desmoutières, un peu solennel, Jean était redevenu calme, s’excusant de sa vivacité, mais, pas gai, les yeux assombris par quelque préoccupation grave. Et certes, elle n’a pas osé le questionner. Maintenant, il l’intimide.
Mais elle a constaté avec satisfaction qu’il se rendait à la fête foraine de Mme de Branzac, où il va retrouver Madeleine. Et alors… que sait-on ?
Elle ne se doute pas qu’il y est allé par courtoisie, pour ne pas faire manquer un numéro ; et qu’il attend comme une délivrance, le moment où il aura fini de parader pour les malheureux… A Madeleine, il ne pense même pas.
Cependant, Marise de Lacroix préside encore au buffet, où elle est exquise, costumée en fermière de Greuze, assistée d’un essaim de jolies filles travesties, parmi lesquelles Sabine, qui ressemble à un Lancret, et la fiancée d’Hugues de Champtereux, radieuse sous son bonnet de dentelle. Madeleine de Serves est là aussi ; affairée, avec sa mine de fillette sage, à rendre la monnaie et à établir les comptes auxquels Marise n’entend rien. Or, l’affluence ne diminue pas autour du buffet, quoique la journée avance.
Hugues de Champtereux s’ennuie ferme, mais se tient galamment à la disposition de sa fiancée qui, aux côtés de Sabine et de Marise, lui paraît un peu exotique.
Trop de perles… Trop de dentelles… Elle a besoin qu’il la transforme en Parisienne chic !
Près de lui, se tient François de Bresmes, lequel, sous couleur de boire un verre de champagne, se délecte au voisinage de Sabine pour laquelle sa passion est arrivée au paroxysme.
Pourtant, ce jour-là, du moins, elle ne l’encourage pas… A peine, une ombre de sourire ; silencieuse, une expression indéchiffrable dans ses yeux brillants, sur la bouche tentante et vite railleuse.
Elle regarde sa montre qui marque cinq heures et demie, et murmure :
— Marise, je commence à avoir un terrible mal de tête. Je vais disparaître à l’anglaise.
— Oh ! pas encore, Sabine, vous attirez tant de monde ! proteste naïvement Mme de Lacroix. Si vous êtes fatiguée, allez faire un tour de jardin pour vous remettre et puis, revenez. Bresmes, emmenez-la donc au frais un instant !
Sabine a un tressaillement, une hésitation, mais elle n’essaie pas de se dérober et saisit sa mante de taffetas.
— Voulez-vous me permettre ? offre le duc.
Délicatement, il met le manteau sur les épaules de Sabine dont le visage a toujours la même indéfinissable expression ; on dirait que les yeux brillent à travers l’ombre d’une mélancolie amère.
Elle jette un regard autour d’elle avant de s’éloigner. Jean, son rôle terminé, au Cirque, est là-bas, auprès d’un de ses nombreux flirts, la brune Mercédès del Ferias. Devant Marise, tous deux lèvent alors leur coupe de champagne. Elle est certaine qu’il l’a vue prête à sortir avec le duc, car il a eu un froncement dur des sourcils, ce pli presque dédaigneux des lèvres qu’elle connaît bien quand Bresmes s’occupe d’elle. Pourtant, il n’essaie pas de les arrêter en les rejoignant. Et elle a l’impression d’un abîme entre eux. Décidément, il n’est plus le même depuis son voyage en Alsace ! Même physiquement, il semble avoir changé, mûri, en ces quelques jours. Ses traits ont pris soudain des lignes fermes et sérieuses dont elle est frappée, tandis qu’elle l’enveloppe d’un dernier regard.
— Mademoiselle Sabine, venez vite, sans quoi vous allez être retenue par quelque fâcheux ! murmure Bresmes qui, impérieusement, la veut, enfin, pour lui seul.
En silence, elle le suit et se laisse emmener vers les allées du parc fermées à la kermesse, où règne un calme qui semble infini. Elle ne parle pas. Ses talons broient le sable comme si elle écrasait quelque chose. Ses yeux contemplent la mer qui est une nappe empourprée, sous la féerie du couchant.
— Sabine, qu’avez-vous ? Ce n’est pas seulement de la fatigue que vous éprouvez, vous êtes triste.
Elle a un ironique sourire :
— Il y a des jours où l’on sent plus fort combien la vie est méchante, acharnée à faire mal aux êtres.
Avec une espèce de gravité ardente, il prie :
— Consentez à vous confier à moi, et je vous jure bien que la vie deviendra bonne pour vous ! Je m’y emploierai de tout mon pouvoir, car je vous adore ! Sabine.
Elle n’a pas un mouvement, à peine un frisson des épaules sous la mante soyeuse. Depuis qu’elle a accepté cette promenade solitaire avec François de Bresmes, elle a la certitude qu’elle touche à l’heure où sa destinée va se décider.
— Sabine, je vous offre toute mon existence pour avoir le droit de faire la vôtre aussi heureuse qu’il dépendra de ma volonté et de mon amour…
Elle ne répond toujours pas. Sa tête s’est un peu penchée ; elle regarde encore vers la mer, où moussent de petites vagues ourlées d’or… Ses lèvres demeurent serrées comme par un sceau. Nul ne saura jamais que, en cette minute, un sanglot gronde en son cœur, qui se débat dans un élan de révolte. Désespérée, elle pense :
— Oh ! pourquoi n’est-ce pas Jean qui me parle ainsi ?
Bresmes est troublé de ce silence qui l’effraie, et pourtant lui laisse quelque espoir. Si elle était résolue à se refuser, elle n’attendrait pas ainsi pour répondre… Est-elle donc touchée de sa prière suppliante ?… Elle n’a pas dit non… Un aveugle sentiment de triomphe l’exalte… Ah ! comme le démon de midi est son maître !
Pourtant, il ne s’illusionne pas. Il a la vision nette — lui qui connaît leur monde — de ce qu’elle sera, devenue duchesse de Bresmes ; courtisée, adulée, tentée à tout instant ; et s’il ne trouve pas le secret de la garder à lui, elle se donnera à celui qui éveillera en elle, le vertige où sombre divinement la fragilité de la femme…
De tout cela, il ne doute pas… Et cependant, il implore, dominé par l’inflexible volonté de la conquérir :
— Sabine, voulez-vous me faire l’immense honneur de devenir ma femme ?
Les lèvres closes s’entr’ouvrent enfin, et Bresmes a peur, maintenant, des mots qui vont en tomber. Lentement, elle articule :
— Oui, je trouverais doux de m’abandonner à votre protection… Mais un tel sentiment vous suffirait-il ?
— Tout ce que vous m’accorderez, Sabine, sera pour moi un don sans pareil, et je vous envelopperai de tant de passion que vous ne regretterez pas les années que j’ai en plus des vôtres…, qui peut-être vous effraient !
Elle le regarde. La flamme qui luit sur son visage efface vraiment, en cette minute, toute preuve des vingt années qui les séparent. Il est encore le beau cavalier dont les victoires ont été légion.
Ardemment, il poursuit :
— Écoutez encore ceci, Sabine. Jamais je n’ai désiré l’amour d’une femme comme je souhaite le vôtre. Vous vous êtes emparée de moi, le premier jour où je vous ai vue. Mais je comprends bien qu’il me faut le gagner, cet amour. Aujourd’hui, je ne vous demande rien que de me permettre de vous adorer, de vous faire le cadre digne de votre beauté dont je serai plus fier que vous ne sauriez jamais l’être vous-même. Tout ce qu’une femme reçoit de l’homme qui est à elle tout entier, vous l’aurez !
— Et vous pensez que je pourrai vous rendre assez pour… tant de trésors de toute sorte ?
Son accent est étrange, son visage d’une pâleur presque tragique, mais la bouche a ce sourire qui affole la faiblesse masculine ; et Bresmes répond, sincère et passionné :
— Rien qu’en me permettant d’effleurer vos lèvres, vous me ferez un don qui vaudra tout ce que vous aurez daigné accepter.
Elle est vaincue cette fois, et, lente, elle lui tend sa main.
Le soir, elle et Jean se retrouvent.
Il y a réception chez les Champtereux, en l’honneur d’Hugues et de sa fiancée. Et Jean s’y est rendu, pour ne rien laisser soupçonner de la blessure qu’il porte.
Sa résolution est prise. Avant de renoncer au bonheur qu’il a entrevu, il lui faudra, à l’automne, entendre Hélène lui dire, elle-même, qu’elle se refuse.
Quand il entre chez Mme de Champtereux, la jeunesse danse déjà. Mais pas Sabine. Tout de suite, il l’aperçoit, superbement belle, la bouche souriante, qui cause en aparté avec le duc. Celui-ci a la main posée sur la chaise où elle appuie ses épaules nues et il se penche vers le radieux visage que semble illuminer l’allégresse d’un triomphe. Et quelle grâce caressante dans la façon dont elle lève la tête pour lui répondre !
Une impulsion irréfléchie amène Jean vers leur groupe. A peine, il salue Bresmes et, s’inclinant devant elle, il demande :
— Puis-je solliciter la faveur d’un tango ?
C’est lui maintenant qu’elle regarde et, dans ses prunelles, flambe une lueur qui semble montée d’un abîme.
— Un tango ? Oui, celui qui va commencer et que je vous ai promis.
Il tressaille. Ce qu’elle dit là, ce n’est pas vrai. Elle ne lui a rien promis. Elle veut donc lui parler ? Pourquoi ? Elle ne prend pas garde à l’ombre qui a passé sur les traits de Bresmes.
De nouveau, il s’incline :
— Merci de la promesse… Et à tout à l’heure…
Elle répète :
— Oui, à tout à l’heure…
Et elle se reprend à causer avec le duc, comme si lui seul, ce soir, existait pour elle…
Cependant, il l’a quittée quand, aux premiers accords du tango, Jean vient la chercher, exaspéré de son attitude.
Il l’entraîne et, tout de suite, sa voix martèle :
— Est-ce que vous avez résolu de vous afficher avec le duc de Bresmes ? Quel jeu jouez-vous donc là ?…
Elle a une aspiration profonde, comme pour reprendre le souffle. C’est le moment de faire la révélation qui, tout ensemble, la rend vibrante d’orgueil, de souffrance et aussi du plaisir de la vengeance ; elle sait bien qu’elle va l’atteindre…
Et tandis qu’il l’enlace — comme tant de fois, — elle articule, le ton net :
— Ce n’est pas, j’imagine, s’afficher que d’accepter ouvertement les hommages d’un fiancé !
— D’un fiancé ?
Elle répète avec une aisance, hautaine, mais son cœur bat à coups pressés :
— De mon fiancé, le duc de Bresmes, à qui, tantôt, je me suis promise…
— Sabine !… C’est impossible !… Je ne puis vous croire… Ce serait indigne !
— Parce que ?…
— Parce que, fait-il violemment, ce serait vous vendre !
Et sa main se crispe sur la soie du corsage.
Elle a une exclamation de révolte, comme s’il l’avait frappée.
— Jean, taisez-vous !
Sa voix a été si impérative qu’elle le rappelle à lui-même. Très pâle, il s’excuse :
— Pardon, je n’ai pas été maître de mon impression. Après tout, en effet, vous êtes libre de vos actes… comme moi de mon jugement !
Elle le regarde en face et cesse de danser. Son visage est sans couleur.
— Venez un instant sur la terrasse… Il faut que je vous parle !
D’un geste machinal, elle serre son écharpe sur ses épaules et sort… Il la suit, sans un mot. La nuit, soudain, les enveloppe. Alors, la voix brève, elle prononce âprement :
— Écoutez-moi, Jean. J’épouse M. de Bresmes, non parce que je suis à vendre, comme vous avez osé me le dire, mais parce qu’il m’a offert l’adoration et le luxe dont je ne puis me passer.
Rude, les dents serrées, il murmure :
— Oui, s’il était pauvre, vous ne l’épouseriez pas !
Elle ne relève pas les mots et continue :
— … Parce que je ne pouvais plus supporter l’odieuse existence de fille à marier que je mène depuis… trop d’années déjà !… Parce que j’étais arrivée au moment où il me fallait en finir… La solution que je voulais s’est présentée de telle sorte qu’elle réalise tout ce que je pouvais souhaiter… Et j’ai consenti, consciente de faire… ce à quoi j’étais destinée…
— Une vilaine action ! articule la voix impitoyable de Jean.
Dans l’ombre de la nuit tiède, il voit un éclair courir dans les yeux qui restent attachés aux siens ; et, durement, elle achève :
— En somme, je m’engage dans la voie qui, d’après mon éducation, mon milieu et mon origine, devait nécessairement être la mienne… Celle où a marché ma mère, celle que suivent toutes les femmes de notre monde… J’ai atteint le but où je voulais arriver… Tout est bien ainsi.
Les yeux de Jean sont devenus graves, adoucis par la pitié. Il pose la main sur l’épaule qu’il voit trembler.
— Vous dites que tout est bien… et vous pleurez !
D’un geste rapide, elle passe les doigts sur ses joues où deux grosses larmes ont roulé sans qu’elle en ait conscience, et hausse les épaules.
— Question de nerfs !… C’est toujours un peu émotionnant d’engager toute sa vie ! Demain, sans doute, je serai aussi ravie que mes parents qui exultent, que mon frère qui m’a chaudement félicitée. Quant à vous…
— Moi, je vous plains, Sabine. Oh ! bien fort !
— C’est plus simple que de m’épouser ! lance-t-elle brutalement.
— Sabine !
— Oh ! ne protestez pas !… C’est tellement inutile !
— Sabine, vous le savez bien que je redoutais encore le mariage !
— Soit… Mais je ne suis pas une fillette naïve… Je sais très bien aussi que je vous plais… fort, parce que je suis une femme… tentante !… Mais vous ne m’aimez pas… Sinon, vous m’auriez attirée à vous, telle que je suis ; même avec les défauts qui vous irritaient, et peut-être, auraient disparu près de vous… J’ai menti quand je vous ai dit que c’étaient mes nerfs qui me faisaient pleurer… C’était le regret du bonheur qui aurait pu être le mien et me sauver de moi-même… Maintenant, advienne que pourra !
— Sabine, il est temps encore. Ne vous engagez pas ainsi, je vous en supplie… Vous préparez votre malheur !
Elle a un rire sec, où semble se briser un sanglot. Les dernières mesures du tango résonnent dans la nuit. La terrasse déserte va être envahie.
— Trop tard ! Jean… Adieu. Et le baiser de la fin !
Elle se coule entre ses bras et l’attire.
Instinctivement, la tête perdue, il se penche. Mais avant que ses lèvres aient touché la bouche entr’ouverte, il se redresse vivement :
— Non ! je ne veux pas du bien d’autrui.
Serrée contre lui plus étroitement, elle murmure :
— C’est moi, alors, qui vous le donnerai !
Et ses lèvres brûlantes se posent lourdement sur celles de Jean…
Puis, sans l’attendre, elle rentre dans le salon.