Il faut marier Jean!
XVIII
A l’ombre de l’acacia, Hélène vient de s’installer pour travailler. Elle y est bien en paix, presque comme elle l’était aux Trois-Épis. Mme Hatzfeld a emmené Bobby faire des courses et quand elle rentrera, avec sa délicate prévenance, elle le gardera près d’elle pour que ses jeux ne troublent pas sa mère.
Hélène a étalé ses papiers sur la table de fer du jardin, mais elle n’écrit pas, elle songe, les deux coudes appuyés sur le sous-main qui supporte les feuillets. Elle songe, contemplant le beau ciel dont elle jouit en tout son être, comme de la lumière sur les feuilles cuivrées, comme de la fine odeur de vanille montée du massif d’héliotropes, où se mêle la senteur des œillets qui fleurissent sa table de travail.
Elle songe aux pages qu’elle va écrire. Aussi à mille choses imprécises, aux derniers jours passés aux Trois-Épis, à cette course à Metzeral qui a laissé en elle un appétit de bonheur si violent qu’elle en est effrayée, puisqu’elle sait bien ne pouvoir être rassasiée.
Tout à coup, résolument, elle prononce :
— Allons, vite à l’œuvre. Cela ne vaut rien de rêvasser !
Mais, avec une sorte de ténacité ironique, repasse en son souvenir, une silhouette masculine très élégante, un jeune visage qui lui sourit, dont le regard l’enveloppe.
Elle a un tressaillement et murmure, tout en mordillant l’œillet que ses doigts tourmentent :
— Ah ! qu’elle est étrange parfois, l’amitié !
Puis, dans un sursaut, elle se dresse, jette l’œillet, saisit son porte-plume, écarte les feuillets…
Il est dit que les faits eux-mêmes vont l’empêcher d’écrire. Un coup de timbre à la porte d’entrée et, au bout de quelques minutes, de la maison, émerge la vieille Odile.
— Le courrier de madame.
Elle présente deux enveloppes que la jeune femme prend distraitement, puis regarde. L’une — elle reconnaît l’écriture — est de Barcane. Que lui veut-il encore ? L’autre… l’autre vient de Jean.
Une flamme monte à ses joues. Pour la première fois, il lui écrit depuis sa visite. Que va-t-il lui annoncer ? Épouse-t-il Sabine ou quelque autre ?
Comme pour retarder l’instant où elle aura une certitude, elle ouvre d’abord la lettre de Barcane et la parcourt des yeux, la pensée absente. Il est à Strasbourg et lui demande, de nouveau, la permission d’une courte visite, au nom de son père, pour le travail en commun sur les Littératures comparées.
Indifférente, elle rejette la lettre et prend la deuxième enveloppe, la regarde, la tourne. Lentement, elle la déchire. Son cœur s’est mis à battre très fort. Une seconde d’hésitation, puis elle lit :
« Hélène, n’est-ce pas, vous allez accueillir ma lettre avec une pensée indulgente et bonne infiniment, avec votre cœur, comme je vous écris avec le mien qui ne vous a pas quittée depuis l’inoubliable journée de Metzeral. Jamais mieux que ce jour-là, je n’ai senti combien il devait être délicieux de vivre près de vous. Et cette impression m’a suivi pendant tout mon voyage de retour ; à Deauville, elle est demeurée souveraine en moi, malgré d’autres présences qui semblaient devoir me distraire. Sabine se montrait séduisante, comme en ses meilleurs jours. D’autres aussi étaient bien tentantes… Et cependant toutes m’ont laissé invulnérable. Entre elles et moi, il y avait toujours votre chère image.
« Soudain, j’avais vu combien j’ai été insensé de chercher le bonheur auprès d’une autre que vous.
« Surtout, ne dites pas que je parle comme un gamin irréfléchi. J’ai, au contraire, songé, tellement songé… D’abord, pendant mon trajet de retour, toute la nuit, après que, dans une lueur d’éclair, j’avais compris que c’était vous que je voulais pour femme… Après avoir erré à la recherche d’une autre qu’il me fallait pareille à vous.
« Comment ai-je pu être si aveugle pendant tant de mois ? Ah ! que de jours de bonheur perdus !
« Hélène, la très chère amie de mon enfance, de ma jeunesse, consentez à devenir mienne, comme je suis vôtre, tout entier. Si vous saviez comme je suis sûr, vous entendez, sûr ! que nous pourrions être divinement heureux ! Nous nous comprenons tellement bien ! Jamais je n’ai eu conscience de notre unisson comme à Metzeral, quand il m’a semblé si naturel de vous parler de mon temps de guerre dont, à personne, je ne pourrais dire un mot. Et puis, nous avons le même goût de l’art. Vous écrirez tout à votre gré. Je peindrai. J’illustrerai vos œuvres. Ah ! la bonne vie que j’entrevois si vous m’accordez la joie de la réaliser !
« Hélène, écoutez ma prière. Ne pensez pas que je ne suis ni très sérieux ni très travailleur. Sous votre influence, je le deviendrai, ô ma vaillante chérie, qui, toujours, avez été pour moi un vivant exemple…
« Vous avez approuvé Nicole de vouloir se marier uniquement selon son cœur. Alors vous comprenez bien, dites, que je sois résolu à faire comme elle…? Que je vienne à vous pour m’employer à vous faire enfin une existence aussi douce qu’il sera en mon pouvoir…
« Ne dites pas « non ». Ne dites pas que vous ne m’aimez pas d’amour. Moi, je vous adorerai tant, que l’amour naîtra en vous. Laissez surtout toutes les préoccupations étrangères à nous deux qui viendraient vous assaillir, parce que votre sagesse ne prétendra pas perdre ses droits et se mêlera de raisonner.
« Ne l’écoutez pas, mon amour. Aimez tout simplement et confiez-vous à moi.
« Mère trouvera en vous la fille la plus charmeuse qu’elle pouvait souhaiter, et Bobby, pour qui elle a déjà une tendresse de grand’mère, sera l’aîné de ses petits-fils.
« Vite, écrivez-moi que je puis venir vous trouver pour entendre la bonne parole tomber de vos lèvres que j’ai eu si fort la tentation de saisir, — je vous le confesse humblement, — ce soir, à Colmar, où j’avais le désir fou de vous suivre dans votre maison solitaire. Aujourd’hui, ce sont vos mains que je baise… en attendant mieux…, avec le meilleur de mon âme qui vous supplie !
« Votre Jean. »
Hélène a fini de lire. Elle relève lentement la tête, comme si sa pensée l’écrasait, avec l’impression qu’elle rêve. Machinale, elle regarde autour d’elle. Le jardin solitaire est plein de lumière. Sur le sable, les arbres tracent de grandes ombres mouvantes, les fleurs sont des cassolettes qui embaument, et la lettre de Jean, la lettre qui enferme le bonheur possible, est là, devant elle, grande ouverte.
Non, elle ne rêve pas. Et pourtant, c’est inouï, cette ardente prière qu’il lui envoie…
Jamais, jamais de toute sa vie, même une seconde, elle n’a été effleurée par la pensée que Jean pourrait l’aimer et désirer la faire sienne, comme il dit. Pour elle, enfant, il était pareil au Prince Charmant des contes de fées. Et il l’était encore, dans le secret de son cœur, quand elle est devenue jeune fille. Mais alors elle n’ignorait pas que les « Princes Charmants » ne cherchent pas des fiancées sans dot. Pour elle, il a toujours personnifié l’inaccessible bonheur.
Et c’est pourquoi, résolue à mettre la réalité entre elle et son rêve, elle n’avait pas résisté à ceux qui voulaient lui assurer un dévoué compagnon de route. Dans son inexpérience, elle pensait : « Autant celui-là qu’un autre ! » Et, ne pouvant plus, elle avait donné sa jeunesse, son estime, son dévouement à l’homme qui la recherchait ; cela, après lui avoir dit loyalement, au moment de leurs fiançailles :
— Je n’ai pas d’amour pour vous…, seulement le grand désir de vous rendre heureux…
Lui, convaincu de sa supériorité, très épris, avait souri de l’aveu juvénile, certain qu’il saurait donner le goût de l’amour à cette enfant, qui l’ignorait… Il le lui avait révélé… Et sur elle, alors, s’était abattu le sentiment désespéré que si elle avait su… jamais, ne pouvant être à Jean, elle ne se serait donnée à un autre…
Il était trop tard pour revenir en arrière, et pendant ses quelques mois de mariage, scrupuleusement, elle s’était montrée l’épouse qu’elle avait juré d’être… Puis la destinée l’avait soudain libérée, lui permettant de n’appartenir qu’à elle-même, de disposer de son cœur, où reposait, comme en une tombe très chère, le souvenir de son jeune amour.
Et voici que, par un prodige incroyable, l’impossible lui est offert… Devenir la femme de Jean ! Devant cette vision, combien, tout à coup, lui apparaissent, misérables, la joie de son indépendance, de son travail… la fière jouissance de créer son avenir et celui de Bobby… Que c’est peu !… Si peu…
Ah ! quelle gratitude passionnée, elle lui a, de son élan vers elle !
Et tout bas, elle murmure :
— Jean, mon Jean, comme je vous adore !…
Un rayon de soleil a glissé sur la lettre et elle la contemple avec la sensation que le bonheur, soudain, est là, devant elle, à sa portée, que d’elle seule, il dépend de le saisir…
Ce qu’elle va répondre, elle n’y pense même pas ! La merveilleuse demande absorbe tout en elle.
La grille du jardin tinte. Bobby rentre avec Mme Hatzfeld, chargée de ses humbles achats de ménagère.
Hélène a tourné vers eux ses prunelles éblouies. Et, brutalement, à leur vue, elle tressaille. La conscience s’abat sur elle de la distance sociale que la fortune met entre elle et Jean !… Comment, depuis qu’elle a sa lettre, a-t-elle pu oublier qu’un tel mariage serait insensé, comparé à celui qu’il est en mesure de faire !… Comment n’a-t-elle pas pensé tout de suite que, si elle acceptait, elle jouait le vilain rôle de l’institutrice qui séduit le fils de la maison… L’impossibilité d’une telle union lui apparaît à ce point évidente, qu’elle se demande comment elle a pu, une seconde même, se leurrer jusqu’à la croire réalisable !
Ainsi que l’irrésistible flot de la mer envahit le sable, ainsi les pensées décevantes montent dans son cerveau… Toute joie meurt en elle !
Comme elle vient d’être naïve ! elle qui, pourtant, est sans illusion sur la réalité… La belle journée d’été qu’ils ont vécue l’un près de l’autre a exalté la simple affection de Jean pour elle… Et comme il est très jeune, habitué à satisfaire tous ses caprices, faible devant la tentation, il a cédé à la fantaisie soudaine qui l’entraînait vers elle… Le soir où il l’a laissée au seuil de sa maison, elle a bien senti le désir qui le hantait de goûter, par elle, un bonheur nouveau qui eût été sans lendemain — et dont elle-même, hélas ! au plus intime de son être, garde le misérable regret.
Mais quel réveil eût suivi !
Et peut-être de même, aujourd’hui, que penserait-il, quand, dégrisé, il prendrait conscience du pitoyable mariage qu’il a souhaité en une minute d’aberration ?…
Ah ! oui, c’est impossible qu’elle accepte le don, sans prix pour elle, qu’il veut lui faire !… Jusqu’à son dernier souffle, elle lui sera reconnaissante… Mais elle ne doit pas être moins généreuse que lui… Il faut qu’elle se dérobe, si dur que soit le sacrifice.
Quelque chose en elle — jailli de sa délicatesse, de sa fierté — le lui commande, impérieusement, si violente que soit la révolte de son cœur, faible comme tous les cœurs qui aiment.
Plus elle songe, et plus les objections s’amoncellent contre le rêve trop beau. Sans pitié pour elle-même, elle voit la vérité, selon le monde… Jean est trop riche !… Que ne dira-t-on pas !… Pour la plupart, elle sera une intrigante qui a su capter un garçon de fortune immense… Une coquette adroite !… Une maîtresse qu’il réhabilite…
Toute cette boue, il semble que déjà, elle la sente rejaillir sur elle… Et le dégoût enflamme une seconde ses joues pâlies… Jamais elle ne pourrait se soumettre à une humiliation pareille, que les apparences justifieraient…
Et si elle devait en arriver à voir Jean regretter tout bas sa folie, lui qui peut épouser une Sabine de Champtereux !… Elle pense aux femmes parmi lesquelles il a coutume de vivre, à leur élégance, à leurs raffinements de coquetterie, à leurs habitudes mondaines qu’il a toujours partagées, tandis qu’elle y est demeurée étrangère.
Et surtout encore, surtout, il y a Mme Dautheray avec qui, sûrement, elle le mettrait en lutte, dont elle devine la déception et la colère ! Mme Dautheray, qui n’a jamais craint la possibilité même que Jean pût s’éprendre d’une petite veuve sans fortune, chargée d’un enfant, pouvant tout juste être, pour lui, une confidente complaisante qui ne compte pas…
Les coudes sur la table, le visage caché dans ses mains, Hélène pense ainsi, devant la lettre chérie, dans le calme du jardin ensoleillé où, de loin, elle entend les rires de Bobby que sa tante garde près d’elle, pensant que la jeune femme travaille.
Tout le jour et le suivant aussi, après la nuit sans sommeil, elle hésite devant l’abominable renoncement.
Et c’est le soir seulement, quand elle se retrouve de nouveau vis-à-vis d’elle-même, qu’elle s’assied, vaincue, devant sa table à écrire, sourde à la plainte qui supplie et sanglote en son cœur. Alors, sans hésiter, elle répond :
« Jean, mon cher, très cher grand, l’Alsace vous avait donc fait perdre toute sagesse, pour que vous m’écriviez la lettre exquise et insensée, que j’ai lue le cœur bouleversé d’affection, de gratitude, de trouble ?
« De mélancolie aussi ! Car c’est l’impossible, Jean, que vous avez rêvé là.
« Aussi clairement que moi, quand sera dissipé le charme de notre fugitif rapprochement, dans un idéal pays, émouvant par les souvenirs que nous évoquions ensemble, vous verrez… tout ce qui nous sépare…, tout ce qui fait que je ne suis pas la femme qui vous convient. Pour vous, mon Jean très cher, — et les raisons en sont innombrables, — je ne puis être que votre amie la meilleure ; du moins, par l’affection et le dévouement ; mais une humble travailleuse qui élève son enfant et doit suivre le sillon où sa tâche est marquée.
« Vous le savez bien, et je ne puis l’oublier. Ce serait coupable à moi de le faire. Nos voies sont différentes. Il est probable que je ne me remarierai pas. Maintenant que j’ai goûté de l’indépendance, il me semble que je ne saurais plus m’en passer, et je ne crois pas que je sois encore capable d’aimer d’amour. Mon cœur restera à qui l’a possédé.
« Ainsi, n’appartenant à personne, je pourrai demeurer l’amie qui est à vous seul, qui aura toujours besoin de votre fraternelle tendresse, et comptera sur l’aide qu’elle pourrait être obligée de réclamer de vous, si jamais elle a besoin d’un conseil ou d’un soutien.
« De toute mon âme, merci de la joie que vous venez de me donner ; la plus intense peut-être que j’aie connue, dont le souvenir me tiendra toujours chaud au cœur et me sera un viatique.
« Jean, vous vous illusionnez en croyant que, seule, je puis vous donner le bonheur. Cherchez-le, ce bonheur que je vous veux et qui sera le mien aussi, auprès d’une jeune créature chez qui vous trouverez une jolie âme neuve. Son juvénile amour vous fera bien vite oublier le cœur attristé de votre compagne d’enfance, qui ne doit plus être qu’une veuve fidèle et une mère.
« Merci encore, Jean, et toujours à vous, fidèlement, mon inaltérable affection.
« H… »
Elle a écrit d’un jet et signé. Puis elle laisse tomber la plume. Brisée, elle murmure :
— Il me semble que je viens de m’arracher le cœur ! Mais il le fallait.
Elle en est certaine. Et pourtant, comme il lui paraît monstrueux de repousser le bonheur venu à elle, pour de misérables questions de dignité, d’orgueil, si vaines ! N’est-ce pas fou ce qu’elle fait là ?
Sur le bureau, traîne la lettre de Barcane. Elle n’a guère pensé à y répondre. Par hasard, elle l’aperçoit. Alors, d’une impulsion irraisonnée, elle prend une carte et commence :
« Oui, venez me voir, nous causerons… »