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Il faut marier Jean!

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XXI

A Versailles.

Lentement, Hélène avance sur la terrasse de l’Orangerie, parmi les massifs charmants en leur floraison d’automne. Elle est venue à Versailles, déjeuner aux Réservoirs, avec une amie américaine qui y réside pour octobre et voulait la présenter au directeur d’un important magazine, à New-York, en quête d’une collaboratrice pour une chronique parisienne.

Elle est encore toute rose de l’animation de la causerie dont le résultat semble devoir être favorable. Et maintenant, avant de reprendre son train pour Paris, elle a voulu revoir le parc de Versailles qu’elle adore. Sous le soleil qui sable d’or les allées, peintres et promeneurs abondent.

Mais elle ne voit que le lumineux paysage. Tout de suite, parce qu’elle est seule, lui est remontée au cœur, la pensée qui ne la quitte plus. Jean n’a pas répondu à sa lettre. Sans doute, comme elle l’y engageait, il a accepté la sagesse de son refus. Bien facilement ! En a-t-il été blessé ? Ou, sentant qu’elle avait raison, a-t-il choisi la fiancée qui doit être la sienne ?

C’est bien, très bien ainsi. Sans pitié, avec une volonté résolue, elle se le répète quand le sentiment de ce qui aurait pu être lui broie le cœur. Mais que le sacrifice est cruel !

Si elle n’avait pas repoussé Jean, peut-être, par cette idéale journée d’octobre, ensemble, avec le même enthousiasme, ils regarderaient les nobles lignes du palais et la patine blonde des pierres ; le ciel d’un bleu tendre, à travers la brume diaphane ; le velours des ifs, dans le jardin à la française, les formes blanches des nymphes et des faunes, sous les branches rougies par l’automne ; le miroir d’argent des bassins où l’eau dort, scintillante.

Ah ! quelle ivresse, c’eût été d’admirer avec lui, dont elle ne sait plus rien… Lors de son retour à Paris, elle a trouvé une carte de lui, avec ces mots griffonnés au crayon : « Regrets de trouver la maison vide. Prière d’écrire aussitôt la rentrée accomplie. »

Mais elle n’a pas écrit. A quoi bon réveiller l’acuité d’une blessure qu’il lui est si difficile d’engourdir ? Et Dieu sait pourtant qu’elle s’y applique, se refusant même la douceur de relire la lettre chère ! Elle s’efforce de s’oublier toute ; d’être heureuse, — sans autre désir, — d’abord, de la guérison de Bobby, qu’une violente angine a atteint au moment même où elle allait rentrer à Paris et qui l’a tourmentée absurdement. Heureuse, aussi, que sa première « nouvelle » publiée, ait reçu un accueil assez favorable, pour qu’une autre plus importante lui soit demandée…

C’est pourtant bon, tout cela !… Pourquoi a-t-elle tant de peine à se contenter de ces joies qui lui eussent paru si précieuses, quand l’éblouissante vision ne l’avait pas effleurée ?

— Oh ! Jean, mon Jean, que votre amour m’a fait de mal !… Pourquoi m’avoir parlé !

En son cœur, elle murmure sa plainte, les yeux errant sur les bouquets mauves d’asters, sur les chrysanthèmes, sur les roses d’automne qui embaument avant de mourir. Au passage, elle a cueilli quelques branches d’or éclatant, et les pose sur la balustrade, où elle s’accoude, son regard triste enfui vers les lointains boisés, vers la pièce d’eau où luit le soleil.

Une voix derrière elle la fait tressaillir toute.

— Alors, il faut venir ici pour vous retrouver, méchante bien-aimée, qui n’envoyez même pas une ligne, pour dire votre retour, comme on vous en a priée !

Elle se retourne, si saisie, qu’elle devient blanche autant qu’un pétale de magnolia. Jean est là, qui la contemple radieux, aussi frémissant qu’elle-même. A quelques pas, son attirail de peintre qu’il a repoussé, dans la seconde où le hasard lui a fait apercevoir Hélène devant la balustrade de pierre.

D’un geste impérieux, comme s’il avait peur qu’elle ne lui échappe, il a saisi les deux mains jointes sur le feuillage d’or. Mais elle ne songe guère à fuir, brisée par la divine allégresse de la rencontre imprévue. Ah ! sûrement, Jean n’est pas encore fiancé !… Car, alors, il ne la regarderait pas ainsi.

Inconsciemment, elle murmure :

— Jean, est-il possible que vous soyez là !… Vraiment !…

Il est effrayé de la voir à ce point bouleversée.

— Chérie, je vous ai abordée trop brusquement !… Pardon…

Sans lui répondre, elle dit encore presque bas, comme si elle parlait pour elle-même :

— Oh ! que c’est bon de vous revoir !

Mais, déjà, elle commence à se ressaisir et, machinalement, elle continue :

— Vous travailliez… et je vous interromps. Votre aquarelle sera gâchée.

Il a un rire heureux :

— Oui, parlons-en, de mon aquarelle !

En une minute, il a fermé le portefeuille, la boîte de couleurs et il est revenu à elle, l’entraînant vers l’extrémité déserte de la terrasse, où il la fait asseoir, devant le somptueux paysage qui enveloppe la pièce d’eau des Suisses.

Lui reste debout, la brûlant de son regard qui rayonne ; car de la voir ainsi troublée, il ne doute plus d’elle.

— Hélène, bien-aimée, vous n’aurez donc pas un mot d’accueil pour votre ami qui, si ardemment, appelait le bienheureux instant de vous retrouver !

Elle frissonne. Encore lutter contre lui, contre elle-même… Il lui semble que, jamais, elle n’en aura le courage…

— Oh ! Jean, il ne fallait plus penser à moi !

Le visage de Jean devient très sérieux, presque grave. Et, à son tour, elle, aussi, a l’impression qu’il est, aujourd’hui, un homme, dans la pleine possession de son vouloir.

Impérieux et tendre, il interroge :

— Il ne fallait pas… Pourquoi ?… Dans la sincérité de votre cœur, vous ne m’aimez pas assez pour consentir à devenir ma femme… moi qui vous aime tant !

— Oh ! je vous en supplie, ne me le répétez pas ! Ayez pitié de moi… Ne me tentez plus !

Il a une exclamation de joie triomphante.

— Je vous ai tentée ?… O mon amour, mon cher amour… Le mot béni que vous venez de prononcer là !… Ah ! je le jure bien, que je ne vous laisserai plus m’échapper ! Tentée !… Si vous l’étiez, pourquoi m’avez-vous repoussée ? C’est tellement doux de céder à la tentation ! Vous me jugiez indigne de vous ?… Trop inférieur ?… Un pauvre homme du monde ?… Répondez, cruelle Hélène, qui refusez de me donner le bonheur… immense que j’attends de vous !… Pourquoi ?…

— Parce que vous êtes trop riche ! jette-t-elle désespérément, sentant bien qu’elle n’évitera pas l’aveu de la vérité… Parce que je sais la terrible déception que j’apporterais à votre mère… Parce que je devine son indignation contre moi… Parce que je sais ce que dirait le monde !… Et pour mon honneur, je ne veux pas m’y exposer !

— O petite femme orgueilleuse qui avez pensé à tous, sauf à moi, le principal intéressé, avouez-le… Qu’est-ce que nous font les autres ?… Il y a seulement vous et moi que votre unique volonté peut séparer… Toutes les créatures ont le droit de chercher leur bonheur où elles le voient… Et mon bonheur, c’est vous, Hélène ! Ah ! j’en suis bien certain maintenant !

Elle a une question dans les yeux, tandis qu’elle répond, avec une sincérité ardente :

— J’ai pensé, Jean, que je devais accepter de vous voir heureux par une autre que moi…

— Ah ! c’est votre sagesse qui vous a inspiré ce beau raisonnement ?… Eh bien ! écoutez ceci : Vous m’aviez, dans votre cruelle lettre, impitoyablement assuré que mon amour pour vous était une fantaisie passagère… Si bien que, habitué à la clairvoyance de vos jugements, j’ai, un moment, presque douté de moi et voulu m’éprouver… Je me suis imposé la loi… oh !… combien dure !… de vivre, quelques semaines, sans le secours de votre chère pensée, auprès des femmes qui pouvaient le plus me séduire… Et maintenant, Hélène…

— Maintenant ? répète-t-elle, parce qu’il s’arrête un peu.

— Maintenant, j’ai la certitude immuable que mon amour n’est pas une passionnette, mais l’élan de mon « moi » tout entier, vers vous, bien-aimée… J’ai vu Sabine résolue à rompre ses fiançailles avec le duc de Bresmes, si je l’en priais… J’ai vu s’offrir le cœur innocent de Madeleine… J’ai vu d’autres encore prêtes à me faire l’honneur de me donner leur vie et…

Il sourit joyeusement :

— … j’ai gardé l’insensibilité de la pierre. J’avais trop bien compris que vous étiez désormais l’unique pour moi, Hélène. Et j’ai attendu avec foi l’heure de vous conquérir…, celle que nous vivons en ce moment, qui m’apporte la victoire, n’est-ce pas ?

Ce sont les yeux qui répondent, avant que les lèvres aient articulé une parole.

Il semble à Hélène qu’elle soit vivifiée par cette flamme qui brûle près d’elle et pour elle. Même la pensée de Mme Dautheray ne l’effraye plus. Pourtant, elle répond d’une voix qui tremble :

— Oui, ce sera oui… si votre mère consent… Mais il faut ce consentement !

Il la connaît trop bien pour n’avoir pas la certitude qu’elle n’accepterait pas de devenir sa femme contre le gré de Mme Dautheray.

— Ce consentement, vous allez l’avoir, mon précieux trésor ! s’exclame-t-il, sûr de lui. Bien entendu, je ne m’illusionne pas. Maman, qui est habituée à faire ses trente-six volontés et à les imposer aux autres, sera un peu… esbrouffée de voir que je me marie sans son secours… Mais comme elle est très bonne, elle acceptera vite un mariage qui me rend follement heureux !… Soyez en paix, Hélène chérie, je vais tout arranger… Mon Dieu, que je suis donc content d’avoir eu le désir de faire aujourd’hui une aquarelle à Versailles !… Bienheureuse aquarelle ! Mais vous, comment vous trouvez-vous, ici ?

Elle explique brièvement.

— Je comprends pourquoi vous êtes une si jolie dame, si élégante !

Et il la contemple avec ravissement, comme s’il ne pouvait se rassasier de la regarder ; fine dans le tailleur d’un brun fauve ; des plumes de faisan sur le chapeau qui ombre les yeux. Dans le duvet du col de fourrure blonde, entr’ouvert autour du cou, la délicate figure a un prodigieux éclat… Car c’est le bonheur même qui l’illumine.

— Je suis sûre que vous avez subjugué ce directeur américain… Lui aussi !… Je vous préviens, madame, que je serai très jaloux de vous !… Et d’abord, vous ne reverrez plus Barcane.

Les yeux pastel retrouvent une expression gamine.

— Mais si, je le reverrai, parce que vous aurez certainement autant de confiance en moi que j’en aurai en vous !… Et puis, songez qu’il a voulu absolument emporter ma pièce pour la lire… J’en frémis !… Quelle humilité, je vais acquérir !

— Il l’a emportée ?… Vous l’avez donc vu ? questionne-t-il, tout de suite hérissé.

Elle penche la tête, un peu malicieuse devant sa mine.

— Oui, à Colmar. Il m’a fait une très correcte visite. Je l’ai reçu dans le jardin. Bobby jouait près de nous et nous n’avons parlé que de littérature. Êtes-vous tranquille ? mon Jean. Oui ?… Eh bien ! ne nous occupons plus de lui… et venez me conduire à la gare… Tant pis pour l’aquarelle !

— Comment, vous prétendez partir ? Et seule ?

— Il faut que j’aille retrouver Bobby. Je l’ai quitté de bonne heure, ce matin.

— Hélène, vous allez me faire détester le cher Bob ! Il vous a eue à lui seul, tout l’été, c’est mon tour ! Je prends ma revanche. Il n’est pas malade, que diable !

— Non, mais il l’a été sérieusement, il y a trois semaines.

— Je comprends pourquoi vous avez une petite figure amaigrie !

Elle pense que, pour une autre raison encore, elle a changé. Mais elle se tait sur ce point. Le présent est si beau qu’il refoule victorieusement le souvenir des tristes jours.

— Soit, puisque vous le souhaitez, nous allons repartir… mais par le chemin des écoliers… Vous pouvez bien me faire cette petite concession ! C’est trop tentant de marcher un peu, avec vous, dans ces admirables allées, sous ce feuillage de légende !

Elle ne résiste pas. Faire ce qu’il veut lui est une telle joie ! Et puis, l’un comme l’autre, ils sont insatiables de connaître les plus petits incidents qui ont traversé leurs deux vies, depuis la journée à Metzeral.

Et leur promenade est un songe éblouissant dans le parc aux arbres d’or, sur le tapis mol et bruissant que foulent leurs pas. Un songe dont ne les réveille même pas le retour dans un wagon que des fâcheux ont envahi à la dernière minute ; tout comme la vieille dame dans le train, vers Colmar.

Mais, quand ils sortent de la gare, Jean, cette fois, ne demande pas à l’accompagner, si violent qu’il en ait le désir. Il veut, sans retard, parler à sa mère. Seulement quand il pourra dire à Hélène qu’elle sait et a consenti, il sera sûr que la bien-aimée ne le fuira plus.

— A ce soir, Mienne, lui murmure-t-il après l’avoir mise en voiture. Je viendrai vous apporter les paroles que votre orgueil et votre délicatesse veulent entendre. A bientôt ! mon cher amour. Ah ! que c’est donc bon d’être heureux !

Sûrement, Madeleine de Serves trouverait que Jean a repris son air d’aimer la vie !

....... .......... ...

Quand Hélène arrive chez elle, au premier regard, sur son bureau, elle aperçoit une lettre dont elle connaît bien, maintenant, l’écriture tourmentée, celle de Barcane.

Encore lui ! Est-ce le jugement sur son audacieux essai qui arrive ? Ah ! que ce jugement lui paraît, tout à coup, indifférent !

Elle plane en plein ciel, si haut dans la lumière, qu’elle en arrive à ne plus redouter, presque, la décision de Mme Dautheray ; la confiance de Jean l’a gagnée.

Tout en pensant à lui, elle arrange ses cheveux, revêt une neigeuse robe de maison ; et alors, sa toilette finie, elle se souvient de la lettre encore fermée. Un sourire court sur ses lèvres devant la perspective des critiques que le maître a dû déverser sur ses errements d’auteur dramatique ; et elle revient, pour s’en pénétrer, dans le studio où Bobby joue à ses pieds, sur le tapis ; si content de la retrouver, qu’à tout instant, il embrasse sa robe, la voyant occupée.

Elle lit :

« Comment diable ! jeune femme, — pardon ! — madame, votre inexpérience a-t-elle pu concevoir une œuvre comme celle que vous m’avez soumise avec une modestie dont je demeure ahuri et admiratif ? Pourtant, il n’est pas possible que vous n’ayez pas conscience de la valeur réelle de votre pièce ; mis en dehors, les défauts, gaucheries, taches inévitables dans une œuvre de débutante !

« Je dis « débutante », parce que vous m’avez affirmé — et vous semblez d’une adorable sincérité ! — que jamais, vous n’aviez essayé d’écrire pour le théâtre. Il faut, vous m’entendez, il faut que nous causions ensemble de votre travail pour la mise au point. Je serai… sage autant que dans votre jardin, à Colmar, et votre petit gosse pourra jouer près de nous. Mais ce serait impardonnable à vous — si bonne mère, — de ne pas tirer parti de la chance de réussite qui vous échoit ! Pour mettre tous les atouts dans votre jeu, voulez-vous m’accepter pour collaborateur ? Je vous montrerai ma pièce, à moi, vous verrez comment, parti du même point que vous, j’ai construit scènes et personnages ; et, si vous y consentez, nous pourrons mettre en commun nos idées qui, tour à tour, se joignent, divergent, se complètent. C’est très curieux !

« Vos bonshommes sont absolument vivants. Vous avez un sens épatant du dialogue, de l’optique du théâtre, de la langue qu’il y faut parler…

« Est-ce un hasard ou le sujet qui vous a inspirée, et seriez-vous capable d’écrire d’autres œuvres valant quelque chose ? Ça, je n’en sais rien, ni vous non plus. L’avenir nous le dira. Avec le tour d’esprit humoristique que révèlent vos « nouvelles américaines », comment pouvez-vous devenir aussi empoignante que vous l’êtes dans certaines de vos scènes !… Ah ! mon enfant, vous intéressez rudement le vieux routier que je suis… »

Hélène a fini de lire. Les idées, dans son cerveau, tourbillonnent en une sarabande folle. Elle ne peut encore croire qu’elle a bien compris cette lettre stupéfiante. Elle la recommence une fois, deux fois, trois fois… Vraiment non, il ne se moque pas d’elle, quand il lui offre sa collaboration…

Et soudain, alors, une double impression fait sourdre en elle une joie éperdue, encore bien plus intense que le jour où Dubore lui a annoncé son premier succès : l’intuition que son humble plume de femme peut assurer son indépendance et, ainsi, la rendre, selon le monde, moins indigne de Jean… Du moins, elle ne viendra plus à lui, les mains à peu près vides, et ne sera pas toute dénuée devant Mme Dautheray…

Sur elle, sur son talent, révélé par un maître expert comme Barcane, elle n’a pas un retour. Elle souhaite uniquement, pour Jean, que le merveilleux espoir qui vient de lui être apporté ne soit pas une fugitive illusion.

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