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Il faut marier Jean!

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IL FAUT MARIER JEAN !

I

« Ma chère amie, je pense tout à fait comme vous, sans tarder il faut marier Jean. Cela ne vaut rien pour les jeunes gens de prendre des habitudes de célibataires qui les conduisent nécessairement à regimber devant le lien conjugal et ses belles obligations.

« Donc, comme je trouve votre Jean un garçon charmant, j’ai pensé pour lui à une très gentille enfant que vous avez peut-être rencontrée dans le monde et que j’ai moi-même beaucoup vue cet été, à Vichy, où sa mère prenait les eaux. Fille unique. Dot superbe. Famille des plus honorables. M. de Serves est conseiller-maître à la Cour des requêtes. Dix-huit ans ; jolie, avec la fraîcheur d’une églantine ; très bien élevée, selon les bons, les sages principes ; rien de ces abominables gamines vingtième siècle, dont vous et moi exécrons le genre. Éducation religieuse parfaitement comprise, sans excès mystiques. A suivi des cours de premier ordre ; pratique les sports, patine, danse à merveille le tango permis et autres danses modernes. Quelques phrases, incidemment jetées, m’ont révélé que Mme de Serves tenait votre fils en particulière estime et serait disposée à accueillir un projet le rapprochant de Madeleine.

« C’est pourquoi je veux vous entretenir d’une idée qui me semblerait de nature à vous agréer aussi. »

Dans le silence de son petit salon Directoire, Mme Dautheray a lu, bénévole, en personne habituée à de pareilles lettres. Puis, pensive un peu, elle appuie, au dossier de la bergère, sa tête de jeune douairière, très élégante, presque svelte encore. Sous ses cheveux de neige soyeuse, elle a la grâce d’un pastel aux yeux tout ensemble vifs et candides. Le visage a gardé un éclat juvénile. La vie a sûrement été indulgente à cette femme…

Encore une fois, elle parcourt la lettre.

Depuis que la fin de la guerre a fait jaillir le flot des mariages, Jean Dautheray est, sans relâche, assailli, en sa qualité de garçon très fortuné, par la vague matrimoniale qui s’abat sur la jeunesse masculine.

En effet, les Dautheray sont riches, terriblement riches ! et de vieille date ; non des « nouveaux riches » !

M. Dautheray, mort au début de la guerre, était le directeur et le plus gros actionnaire de la Société métallurgique du Val d’Or, créée par son père, dont la réputation est mondiale.

Jean est appelé à prendre sa succession. D’où la recherche dont il est l’objet de la part des mères de famille, en quête d’un gendre financièrement bien pourvu.

Mme Dautheray ayant fini la missive de sa vieille amie de la Vrillère, va vers le petit bureau où, dans un portefeuille spécial, voisinent les propositions qui s’accumulent. La brise printanière frôle les papiers qu’elle effleure d’un coup d’œil. La dernière lettre classée est celle de l’abbé Ouchy, qui lui présente une candidate de tout repos.

Mme Dautheray en est arrivée, peu à peu, à considérer comme un devoir strict, autant que comme une joie, de marier Jean. En communion avec l’Écriture, elle est convaincue qu’« il n’est pas bon que l’homme soit seul ». De plus, elle désire ardemment avoir des petits-enfants. La bru l’enchante beaucoup moins. Mais comme c’est une personne inévitable, il lui faut, tout au moins, l’avoir à son gré, autant qu’à celui de Jean.

Si absorbée, elle est par cette pensée de l’avenir de Jean, qu’elle ne voit même pas le joli matin d’avril qui nimbe de clarté blonde, les ramures, les pelouses, les massifs fleuris du parc Monceau, sur lequel s’ouvrent les fenêtres du somptueux hôtel Dautheray.

Tant de candidates parfaites, et si peu d’enthousiasme de la part de Jean ! Qu’il est donc difficile de le mettre en goût !… En principe, il ne repousse presque jamais les projets qu’elle lui communique, inlassable, sans se laisser désemparer par l’aimable force d’inertie avec laquelle il se prête à ses soins. Car il a l’horreur des discussions, des scènes de famille, menues et grandes. C’est pourquoi, sans nécessité absolue, il ne prononce pas le « non » péremptoire. Avec une souriante indifférence, il laisse les gens, sa mère en tête, aller et dire à leur guise… Puis, sans éclat, sans phrases, tranquillement, il fait ce que lui-même a décidé.

Pour l’instant, il est tout à fait résolu à reléguer le plus longtemps possible, dans les brumes de l’avenir, le jour de ses justes noces. Mais il écoute toujours les offres que sa mère lui présente, parce qu’il déteste la voir mécontente et a besoin, autour de lui, d’une quiète atmosphère. Même, de-ci de-là, il se prête aux entrevues qu’elle réclame de lui… Ce après quoi, il se dérobe quand, mise en goût par sa docilité, elle insiste pour accentuer les négociations ; il fait alors surgir, tels des diablotins moqueurs, des objections, des critiques, des fins de non-recevoir si justement trouvées qu’elle en demeure vaincue ; mais non abattue.

En effet, depuis son veuvage, elle éprouve une sorte d’ivresse à pouvoir faire librement tout ce qui lui plaît ; car, pour son sérieux et autoritaire époux, elle était une enfant très gâtée, mais qui ne devait avoir d’autre volonté que la sienne — et obéir toujours…

Donc, Mme Dautheray, encore une fois, considère la liste des propositions qui lui sont journellement adressées, quand elle est interrompue par un léger coup frappé à sa porte. Est-ce Jean qui vient lui faire la visite matinale à laquelle il l’a accoutumée ? Elle a un coup d’œil vers la pendule :

— Onze heures.

Trop tôt, pour qu’il soit rentré du Bois où il monte chaque matin. Et, désintéressée, elle répond :

— Entrez !

Lentement, les portières pékinées de jaune pâle et de bleu s’écartent devant son frère, M. Desmoutières, que le valet de chambre introduit ; le président actuel de la Société du Val d’Or, en remplacement de son beau-frère mort et de son neveu absent. C’est un vieux garçon d’une remarquable capacité en matières administratives — et qui ne l’ignore pas ; par suite, un peu pontifiant, toujours prêt à saupoudrer les gens de ses conseils, son neveu tout le premier. D’autant qu’il considère celui-ci comme le fils qu’il n’a pas eu. Il est encore très bel homme et se plaît à entendre dire qu’il ressemble à feu le comte de Chambord. Dans sa jeunesse, il a eu de nombreux succès qui l’ont détourné du mariage. Aujourd’hui, il est, en somme, un vieux monsieur sage, un brin maniaque, et un peu ennuyeux.

Il baise au front sa sœur et s’installe confortablement dans un fauteuil :

— Bon matin ! Marthe. Je passais tout près de chez toi, ce qui m’a incité à une petite visite. Rien de neuf ?… Jean est à la Société ?

— Pas à cette heure ! déclare Mme Dautheray, candide. Il monte au Bois.

— Vraiment !… C’est ainsi qu’il s’occupe des affaires de sa maison ? mais quand donc ce garçon prendra-t-il la vie par le côté sérieux !

— Quand il se mariera, prétend-il, glisse Mme Dautheray, contrite pour son fils bien-aimé.

— Alors… alors, Marthe, dépêche-toi de le mettre en ménage. A vingt-sept ans, il est grand temps !

— Mais, mon ami, je ne pense qu’à cela ! Sans succès, hélas ! Pourtant, les demandes pleuvent. Hier soir, j’en ai reçu une nouvelle de l’abbé Ouchy. Ce matin, une autre de ma bonne amie de la Vrillère, qui me plairait… Veux-tu voir la lettre ? Tu me donneras ton impression.

— Oui, montre-moi… Raconte-moi.

Il ajuste son lorgnon cerclé d’or, tandis que Mme Dautheray va quérir le portefeuille où s’abritent, pour Jean, les invites du Destin. Elle avance devant son frère une table volante, car elle sait qu’il tient toujours à être bien installé, et s’assied près de lui pour lui passer les diverses feuilles.

— Celle-ci est la dernière lettre reçue, ce matin, de Mme de la Vrillère.

— Bien… bien… Mais procédons par ordre. Ne sois jamais brouillonne, ma bonne Marthe ! Voici donc…

Méthodique, il se met à lire, prenant des notes, aussi précis qu’en son cabinet, alors qu’il vérifie les comptes qui établissent l’entrée, au Val d’Or, de nouveaux millions.

Puis, ayant lu et écouté les explications abondantes de sa sœur dont sa parole brève endigue le flot, il conclut, reprenant les deux missives de l’abbé et de Mme de la Vrillère :

— La proposition de l’abbé n’est pas à rejeter, vu la famille, la fortune, les qualités sérieuses de la jeune personne. Seulement, notre excellent ami termine son panégyrique en nous glissant que cette fille supérieure n’est pas jolie. Étant donnée son indulgence, je suis enclin à craindre qu’elle ne soit fort laide !

— Alors, il est inutile de la présenter à Jean, fait Mme Dautheray avec une spontanéité convaincue. Jamais il n’épousera une femme laide ou popote !… Il n’aime, malheureusement, que celles qui sont fringantes.

— Je le comprends ! marmotte M. Desmoutières, qui a gardé son faible pour les jolis visages. C’est pourquoi tu pourrais, d’abord, voir toi-même la jeune fille. En principe, j’opinerais plutôt pour le projet de la Vrillère. Les Serves appartiennent au meilleur monde… Je les connais bien… Mais je ne croyais pas que leur fille fût déjà en âge d’être mariée… Ah ! comme le temps passe ! Enfin, ma bonne Marthe, use de moi autant qu’il t’est nécessaire pour être renseignée, bien à fond, sur les partis présentés. Dans ces questions-là, l’expérience masculine est un facteur très important, que tu ne dois pas négliger.

Mme Dautheray incline la tête, sans songer même à se rebiffer. Depuis sa jeunesse, elle s’est entendu répéter, jusqu’à saturation, que la femme n’a qu’à se laisser guider par l’autorité de l’homme, devant laquelle, docile et reconnaissante, elle doit s’incliner. Et, n’ayant plus son mari pour remplir près d’elle cette mission de phare, elle s’attache à son frère, devenu sa lumière dirigeante.

— Oh ! je compte bien sur toi pour guider Jean dans son choix, mais je commence à désespérer qu’il le fasse jamais !

— Évidemment, il n’a pas l’air très pressé. Mais ne te lasse pas, Marthe, car plus tard, tu ne pourrais peut-être plus l’amener dans la bonne voie ! J’en sais, hélas ! quelque chose. Aux belles heures de la jeunesse, j’ai trouvé incomparable de rester la bride flottante sur le cou. Et maintenant, il est bien des jours où je me dis que mieux eût valu suivre le chemin traditionnel et ne pas finir dans un foyer solitaire !

— Tu n’es pas isolé, Charles. Nous sommes avec toi, Jean et moi ! s’exclame Mme Dautheray apitoyée.

— Oui, oui, je sais et vous en ai beaucoup de gratitude. Mais il ne s’agit pas de moi, seulement de notre garçon que je désire, autant que toi, voir heureux. Pressons-le, mais ne le bousculons pas pour entrer dans le mariage. Qu’il ne puisse nous considérer comme des empêcheurs de danser en rond. Après tout, nous ne voulons pas la mort du pécheur mais qu’il se convertisse.

M. Desmoutières, ici, regarde sa montre et se dresse aussitôt.

— Midi moins le quart ! Je te quitte bien vite, ma chère Marthe. Je vais être en retard, et que dira mon maître-queux dont j’exige tant de ponctualité ! A demain, ma bonne sœur.

— Tu dînes avec moi, n’est-ce pas ?

— Avec vous, j’imagine.

Elle a un sourire confus et ravi.

— J’espère que Jean sera là, mais je n’en suis pas sûre du tout. Il est si recherché ! Le monde l’accapare absolument.

— Pas d’excès en cela non plus, Marthe. Il faut qu’il s’habitue à mettre dans sa vie des heures de travail. Que diable ! son père et moi nous lui avons donné l’exemple ! Je pense que tantôt il sera à la Société ?

— Oh ! certes, affirme Mme Dautheray qui n’en sait rien du tout, mais sent la nécessité de relever la réputation de Jean.

— Veilles-y, Marthe. Il est tout à fait mauvais qu’un garçon de cet âge vive uniquement pour le plaisir. Le travail est l’indispensable contrepoids.

— Oh ! Charles, je t’assure que je fais tout ce que je puis, dans le sens que tu m’indiques.

— Oui… J’en suis persuadé… Tu es une femme de devoir. Je regrette de n’avoir pas vu Jean.

— Tu vas peut-être le rencontrer. Il ne saurait tarder à rentrer.

Tout en parlant, elle le reconduit à travers la galerie qui est une des beautés de l’hôtel Dautheray.

Mais Jean est encore invisible et Mme Dautheray revient seule dans le salon Directoire, qui est son séjour favori.

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