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Il faut marier Jean!

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XI

Hélène est toute seule à travailler dans le cabinet du quai Bourbon. Sa table, installée devant la fenêtre, est encombrée de papiers, de notes, de livres qui absorbent son attention — parce qu’elle est un secrétaire consciencieux, et aussi parce que son travail l’intéresse beaucoup… Ce qui ravit le professeur Barcane et l’amène, peut-être inconsciemment, à traiter un peu en collaboratrice cette aide qui le comprend, même le devine, traduit sa pensée, avec une justesse qui le stupéfie.

A son fils, il répète sans cesse :

— Cette jeune femme est d’une remarquable intelligence ; elle a un cerveau masculin avec des intuitions féminines. Elle prétend qu’elle doit sa logique, sa précision, à son père, qui l’a fait beaucoup travailler avec lui. Et puis, elle a eu de fortes études scientifiques, toujours sous la direction de professeurs hommes. Quoi qu’il en soit, elle est, pour moi, l’assistante rêvée. Je n’ai qu’une crainte, c’est qu’on me la souffle !

— Qui ? Un de vos confrères ?

— Eh ! non, mais quelque amoureux !… Une jolie créature, toute jeune ! Tu imagines, toi, homme d’expérience, qu’elle peut s’accommoder, pour toute distraction, du plaisir austère que lui offrent les littératures comparées. Ce serait bien étonnant !…

Raymond Barcane répond par un geste vague, et son père n’insiste pas, indifférent, en somme, à la vie privée de sa secrétaire.

Lui, Raymond, l’est beaucoup moins. Hélène Heurtal l’intrigue étrangement. Pas une seconde, il n’admet que cette jeune femme, faite pour l’amour, se confine dans la solitude du veuvage. Certes, un jour ou l’autre — si la chose n’est déjà accomplie, — elle prendra un amant ou trouvera un mari. D’autant qu’elle n’a pas dû être bien éprise du premier… Elle parle de la passion — quand, par exception, elle en parle, la conversation l’y amenant, — avec un détachement ironique et paisible qui, pour un connaisseur comme lui, est nettement révélateur. Elle semble une prisonnière libérée. Le mariage a-t-il donc été un joug à sa forte individualité ?

Il aimerait à causer avec elle, afin de poursuivre ses investigations. Mais elle ne s’y prête pas du tout ; ne bougeant pas de la tour d’ivoire où elle paraît garder sa personnalité intime, soigneusement enfermée. De telle sorte qu’il ne peut encore, avec certitude, discerner ce qu’elle est… Une coquette raffinée ?… Une féministe, heureuse en son indépendance ? Une pure cérébrale se confinant dans les jouissances de la pensée ?… Et pourtant, il a noté en elle une délicatesse tendre, un sens pénétrant des choses du cœur, un je ne sais quoi d’obscurément passionné… Ou bien est-elle, tout simplement, une honnête femme, très intelligente et point sensuelle, à qui la maternité suffit : à ce point qu’elle peut, sans effort, accepter sa destinée de solitaire ?

— Très originale en son genre, décidément, cette petite Heurtal… Si je pouvais l’attirer comme secrétaire… Mais elle n’a pas l’air très en confiance avec moi… Attendons l’occasion…

Et il attend avec une impatience que les jours qui passent rendent peu à peu frémissante. Chaque fois que les circonstances les ont rapprochés, il se demande, après l’avoir quittée, séduit, énervé et curieux, vers quel avenir s’en va cette indépendante ; charmeuse sans aucune coquetterie et dont, lui aussi, a vite constaté la supériorité intellectuelle.

....... .......... ...

Cependant, Hélène est si occupée par les documents qu’elle doit consulter, qu’à peine, à de rares instants, elle interrompt ses recherches pour contempler le décor charmant qu’elle aperçoit par la fenêtre entr’ouverte : la Seine nonchalante entre les arbres qui l’enserrent, au pied des maisons de jadis, sous l’ombre gothique de Notre-Dame. Parfois aussi, elle penche un peu la tête vers les quelques roses qu’elle a placées sur son bureau ; et elle en aspire le parfum, sans soupçon que sa jeune chair a l’éclat nacré des pétales qui l’embaument.

Le soleil d’été flambe sur les quais. Mais, dans le vaste cabinet, ombragé par les stores, la brise brûlante semble s’attiédir ; et Hélène, en sentant le frôlement sur son visage, pense, avec un plaisir presque physique, que Bobby est bien sous les arbres de la Muette… Tout à l’heure, elle le verra revenir, ses joues rondes, vermeilles comme un fruit mûr, l’ardeur de l’été bondissant en son jeune être qu’elle blottira contre sa poitrine. Ah ! comme elle l’adore, son tout petit !…

Décidément, sa pensée, pour un moment, vagabonde. Elle a repris sa plume, oui… mais elle n’écrit pas encore. Voici qu’elle songe à la bonne soirée — bien inattendue — qu’elle a passée la veille, justement à écouter la nouvelle pièce de Raymond Barcane, le plus gros succès de ce printemps.

Le matin, elle avait reçu un mot de Jean, qui lui envoyait des fauteuils pour la représentation du soir.

Il avait deux places ; et il terminait en demandant la permission d’occuper, près d’elle, le second fauteuil.

Comme une enfant, elle a été ravie par cette invitation imprévue, car elle avait bien fort le désir de voir ladite pièce ; et, d’autre part, son mince budget lui interdit les coûteuses soirées au théâtre. Pour faire honneur à Jean, habitué à n’accompagner que des femmes très élégantes, elle a apporté un soin extrême à s’habiller ; n’ayant d’ailleurs qu’une seule robe du soir, modernisée depuis son retour à Paris, noire et perlée, qui laisse nus, le cou, les épaules, les bras comme le commande la mode. Et vraiment, au premier regard que Jean a jeté sur elle, contente, elle a eu l’intuition que ses efforts n’ont pas été vains. D’autant qu’avec la franchise amicale qui caractérise leurs rapports, il s’est écrié tout de suite :

— Dieu ! que vous êtes jolie ! mon amie Hélène. Que ce ruban d’argent est bien dans vos cheveux !… Il vous fait ressembler à une petite statue grecque…

Gaiement, elle a répliqué :

— Tant mieux !… Je tenais fort à ne pas vous faire honte, à vous, habitué aux belles dames !… Oh ! Jean, que c’est gentil d’avoir pensé à moi ! Je suis ravie de voir cette pièce !

— Et moi, ravi de la voir avec vous…

Hélène ne se doute guère que Jean, à son intention, a pris les deux fauteuils qu’ils occupent, désireux de mettre dans la vie de cette travailleuse, une légère distraction que, par raison, elle ne s’accorderait pas.

Il est bien récompensé de cette charitable pensée, car elle jouit pleinement du spectacle qui lui est offert ; et lui, un peu blasé sur l’intérêt de la pièce, se délecte, discrètement, à contempler l’expression ardente que l’attention donne au délicat visage d’Hélène. De même, il jouit de l’échange de leurs opinions — parfois très divergentes — durant les entractes, qui, ainsi, s’écoulent avec une rapidité dont tous deux sont stupéfaits.

A peine, avant le dernier acte, la curiosité d’observatrice d’Hélène fait errer ses yeux sur la corbeille des loges ; et, tout à coup, elle s’exclame :

— Oh ! Jean, regardez cette superbe créature dans la loge, près des colonnes.

Il lève la tête vers la direction qu’elle indique, et réplique aussitôt :

— Très belle, en effet, je la connais… C’est Mlle de Champtereux.

— Votre flirt…

— Mon flirt ?… Comment savez-vous ?…

— Votre mère m’a dit…

Il a les sourcils un peu froncés, la mine impatiente.

— Ah ! elle a entendu parler du potin… Et elle s’agite…

— Une si jolie fille ne lui plairait pas pour vous ? fait, pensive, Hélène qui regarde toujours Sabine.

— Elle la jugerait sûrement… inquiétante… comme trop belle, d’abord !

— L’est-elle, inquiétante ?…

Un court silence.

— Que sait-on ?… C’est une femme qui n’ignore rien de ce qu’elle vaut… Et, en somme, elle est un peu… effrayante, par tout l’inconnu… d’âme… de pensée, que voile sa forme délicieuse.

Hélène devine que Jean vient de penser tout haut, habitué à toujours être sincère devant elle.

Tous deux, un instant, demeurent à contempler l’aristocratique visage dont la lumière caresse l’éclat. Sous les vaporeuses draperies du corsage, décolleté par un art savant, les épaules dévoilent leur impeccable pureté de lignes.

Derrière Sabine, un peu incliné vers elle, — pour mieux causer — se tient un homme de haute mine ; le duc de Bresmes, a reconnu Jean, tout de suite, compagnon de cercle de M. Champtereux, dont il est à peine le cadet.

Un pli a barré le front de Jean, tant il devine, admiratifs, l’attitude, la pensée, tout l’être masculin du duc de Bresmes. Hélène, très intuitive, a dû percevoir son impression, car elle dit aussitôt :

— Jean, à cause de moi, ne vous privez pas, je vous en prie, d’aller saluer ces dames…

— Merci… Elles ne m’ont pas vu ; et il y a dans la loge, des visiteurs avec qui je préfère ne pas me rencontrer… J’aime bien mieux causer avec vous, mon amie.

Est-ce par politesse qu’il parle ainsi ? Hélène n’a pas le loisir de tirer la chose au clair, car la sonnerie indique la fin de l’entr’acte et, tout de suite, reprise par le plaisir de lettrée qu’elle goûte intensément, elle oublie Sabine de Champtereux et le duc de Bresmes. Elle les aperçoit encore de loin, dans le tohu-bohu de la sortie, la jeune fille marchant auprès de son père. Mais Jean, cette fois encore, ne cherche pas à les joindre. Et ni lui ni elle ne font allusion au couple superbe que forment, l’un près de l’autre, Sabine et le duc ; pas même, dans l’intimité de leur retour, à travers la nuit d’été dans l’auto de Jean, qui n’a pas permis à la jeune femme de regagner seule Passy, un peu lointain.

Ah ! la bonne soirée qui lui a ainsi été donnée et lui fait encore une âme lumineuse où flotte, par instant, la vision d’un beau visage de sphinx !

....... .......... ...

Un coup de timbre à la porte d’entrée la fait tressaillir. Est-ce le professeur qui rentre ?… ou quelque fâcheux qui vient la déranger ?… Car c’est elle qui reçoit les journalistes, les curieux des idées du maître, les élèves, les vieilles dames, les étudiantes et étudiants étrangers…

Le domestique chenu va venir l’avertir.

Un doigt heurte la porte du cabinet.

— Entrez ! fait-elle, résignée à s’en aller répondre au visiteur importun.

Ce n’est pas le vieux Victor que laisse passer la portière écartée, mais Raymond Barcane qui entre de sa manière impérieuse et la salue courtoisement.

— Pardon, madame, de vous troubler dans votre travail. J’avais besoin de parler à mon père d’un vieil ouvrage qui est sûrement dans sa bibliothèque. Il est sorti ?

— Oui… M. Barcane est allé à la Bibliothèque nationale, où je lui ai trouvé des documents qui sont à consulter. Il ne peut tarder beaucoup à rentrer, maintenant.

— En ce cas, je vais l’attendre un moment… Si toutefois je ne vous dérange pas.

— Nullement. Je pense que vous me permettez de continuer à rédiger mes notes.

— Je vous permets, pour peu que vous y teniez absolument… Êtes-vous donc à ce point séduite par l’ouvrage de mon père et d’antiques conceptions littéraires si éloignées des vôtres ?… Car vous êtes une petite dame très moderne.

— Qu’en savez-vous ?

— Madame, vous me tenez donc pour un piètre psychologue ?

— Non ! mais vous, l’observateur clairvoyant que révèlent vos œuvres, vous devez vous être rendu compte que j’ai horreur de servir de pièce de dissection.

Elle sourit ; toutefois l’accent est net sous son enveloppe de badinage.

Barcane ne se laisse pas désarçonner. Lui aussi sourit ; et ses traits tourmentés ont, soudain, un charme presque caressant.

— Madame, ne soyez pas méchante, et faites-moi la grâce de quelques minutes de causerie, en attendant mon père « qui ne peut tarder », si j’en crois votre dire. Vous m’avez laissé voir qu’il est infiniment agréable d’échanger avec vous des aperçus sur la littérature et la vie… Or, il y a si peu de choses agréables dans l’existence, que j’ai pris la résolution de glaner sur mon chemin tout ce qui me tente…

Elle l’a écouté, les yeux brillant d’une flamme gaie, nuancée d’une sorte de malice qu’il ne s’explique pas. Sauf quand le souffle des idées l’enlève à sa réserve, elle est toujours distante avec lui, d’ordinaire. Elle réplique :

— Un autre jour, peut-être, je vous répondrais que je suis ici pour griffonner, non pour distraire un monsieur désœuvré… Mais aujourd’hui…

— Mais aujourd’hui ?… Un autre jour ?… Je ne comprends pas, madame.

— Voici, vous allez comprendre… J’ai passé, hier, une si bonne soirée, grâce à vous, que je serais ravie de vous être un peu agréable à mon tour.

L’expression dure s’adoucit de nouveau sur les traits de Barcane.

— Ah ! vous êtes allée voir Celle qui a menti ! Et la pièce vous a plu ?

— Elle m’a extrêmement captivée. Tour à tour, je vous ai admiré très fort ; vous m’avez exaspérée ; j’ai absolument pensé comme vous, en d’autres scènes…

— Lesquelles ?… Racontez !

— Ce serait trop long !… Si nous commençons à faire de la psychologie, je me laisserai aller à bavarder ; et votre père, en rentrant, ne trouvera pas ma besogne achevée…

— Eh bien ! il ne la trouvera pas, tant pis ! fait Barcane, impatient, avec un geste d’insouciance.

Il a avancé une bergère près de la table à écrire ; et, sans solliciter un nouvel acquiescement d’Hélène, il continue, avec son aisance autoritaire :

— Puisque vous avez tant de scrupule à distraire quelques moments, des heures que vous consacrez à mon père, vous me permettrez d’aller discuter mon œuvre chez vous, ne pouvant pas le faire ici…

Les paroles de Jean surgissent dans la mémoire d’Hélène : « Ne recevez pas Barcane », et, un peu lentement, elle articule, docile, sans en avoir conscience, au conseil :

— Je ne reçois personne. Je suis à peine installée et n’ai repris aucun semblant de vie mondaine…

Sous la moustache courte, les fortes dents de Barcane mordillent ses lèvres qui sont railleuses.

— Dites-moi, si vous êtes sincère, vous n’imaginez pas que c’est une visite à votre « jour » que je sollicite, pour bien causer, à mon gré, avec vous ? Préférez-vous que nous nous rencontrions dehors, à la face du ciel et de la terre, dans quelque exposition, par exemple, ou encore à Versailles que j’adore… Vous aussi, je suis sûr… De cette façon, ma mauvaise réputation ne vous effraiera plus !

Comment a-t-il si bien deviné l’opinion qu’on lui a donnée sur son compte ? Tout ensemble, elle est amusée et agacée. Mais elle ne se trahit pas et hausse légèrement les épaules :

— De quoi pourrais-je bien avoir peur, en vous recevant ?

— Du « qu’en-dira-t-on ».

— Oh ! il n’existe pas pour moi ! Grâce au ciel, je suis libre de préjugés ; je suis seule et n’ai à répondre de ma vie qu’à moi-même. Aucun être, d’ailleurs, n’a cure de mon humble personne.

— C’est vrai… Vous aussi, vous êtes une isolée dans cette lugubre farce de l’existence !

— Lugubre ?… Pas tout à fait, pour vous que le succès comble !… Vous êtes ingrat envers la destinée.

— Madame, fait-il ironiquement, est-il possible que vous, la femme lettrée, vous oubliiez vos classiques : « L’ambition déplaît quand elle est assouvie… J’ai souhaité l’« empire » et j’y suis parvenu… Mais en le souhaitant, je ne l’ai pas connu… », etc. Je vous affirme, croyez-moi sur parole, je vous prie, qu’il est amer, le triomphe que nul ne partage !… Autant que la solitude dans la foule.

— Vous êtes injuste envers votre père, dit-elle, douce à une détresse morale qu’elle sent sincère.

— Littérairement, en effet, mon père s’intéresse à mes pièces, quoiqu’elles soient souvent d’une forme et d’un esprit qui excitent sa critique… Mais, madame, vous êtes une tendre, j’en ai la certitude, quoique j’aie fort peu l’honneur de vous connaître, et je suis certain que vous comprendrez très bien ce que regrette une stupide sensibilité, toujours à vif chez moi. En vérité, sous mes dehors… rugueux, je suis une façon d’écorché.

Elle sourit.

— Malheureusement pour vous… et heureusement pour vos œuvres qui doivent, à cette pénible qualité, une vie dont la puissance est irrésistible…

Railleur, il murmure, tordant sa moustache :

— Toujours la vieille histoire du pélican ! Mais…

Et sa voix sonne, avec une âpre ironie :

— Mais pourquoi diable est-ce que je vous parle de ma misère ?… Sans doute, parce que vous sachant, vous aussi, une solitaire, j’ai pensé que vous y seriez pitoyable et que nous nous lamenterions en commun… Ce qui est une pauvre consolation !…

— Peut-être… Seulement, moi, je ne me lamente jamais !

— Parce que ?

— Je trouve que c’est bien inutile… Du moment que les lamentations ne peuvent rien changer à ce qui est…

— Évidemment, c’est le cas, neuf fois sur dix… Mais de crier qu’on a mal, c’est une détente pour les nerfs !… Et, nerveux, je le suis déplorablement, bien que je n’aie rien de l’apparence d’un freluquet. C’est pourquoi, sans doute, sauf pendant mes heures de travail, je hais la solitude, comme peut-être je vous l’ai déclaré déjà ; les minutes de tête-à-tête avec moi-même durant lesquelles ma terrible psychologie a le loisir de me juger, de faire le bilan de mon existence. Ah ! oui, elle m’est un supplice, la solitude !… Pas à vous ? Non ? Vous êtes une femme forte !

Moqueuse, elle sourit.

— Je voudrais bien mériter le qualificatif que vous m’octroyez, au hasard. Mais c’est vrai, la solitude me paraît… austère quelquefois, mais bienfaisante toujours !… Vous la calomniez… La solitude ? C’est l’indépendance, le droit de penser, d’agir, de vivre selon son seul gré !… Et c’est là un don si précieux qu’il lui faut beaucoup pardonner, parce qu’elle nous l’apporte !

— Vous parlez en femme ! réplique-t-il impatient. Cette liberté qui vous grise, nous autres hommes, nous y sommes trop habitués pour en avoir conscience même. Et elle ne nous console pas de ce qui nous manque. Ah ! je vous envie, enfant illusionnée… Que je voudrais donc pouvoir me réchauffer à la flamme qui brûle en vous !

Il a posé sur elle un regard qui enveloppe, avidement, la petite tête dont il aime le sourire et les yeux qui pensent ; comme il goûte la grâce souple du corps, l’harmonie des mouvements, l’éclat velouté de la chair dont le contact doit être adorablement doux. Et, brutale, la tentation jaillit en lui, de faire son bien de cette femme qui semble n’être à personne… Il a l’intuition, pourtant, qu’elle ne se donnera jamais sans amour… Mais il est déjà cabré contre la résistance qu’il redoute d’instinct… Bah ! fatalement, cette indépendante doit, comme les autres, subir l’ascendant du mâle, quitte à se rebeller dès qu’elle prendra conscience de son inévitable faiblesse. Il en a tant vaincu, de résistances féminines, que le prix de toutes ses victoires, c’est un incommensurable dédain de la femme, désormais pour lui, l’instrument de plaisir qu’il prétend goûter sous une forme ou une autre.

Violemment impérieux et passionné comme il l’est, il cède, sans hésiter, à l’impulsion qui l’emporte vers Hélène Heurtal.

Sans la toucher, toutefois, dans un inconscient respect de sa liberté, il prie, la voix sourde :

— Si vous étiez très charitable, jeune femme, savez-vous ce que vous feriez ?

— Non… dites.

Il se lève, se rapproche de la table où elle est accoudée et le contemple avec une interrogation où il entre un peu de surprise, au fond de ses prunelles.

— Ce que vous feriez ?… Vous me permettriez de vous aimer comme la compagne que je rêve depuis… depuis toujours ! Vous avez l’intelligence, le charme, l’adorable jeunesse… Vous êtes libre et seule… Moi aussi…

Il voit s’entr’ouvrir la bouche délicieusement fraîche qu’il veut sous la sienne, et une lueur envahir les yeux, devenus profonds, si profonds que le regard semble monter des plus secrets replis de l’âme.

Avant qu’elle ait parlé, il continue sourdement, la voix ardente :

— Oui, je devine… Vous allez me répondre que vous ne m’aimez pas du tout… Et je ne m’en étonne pas… Aussi, je ne vous demande que de vous laisser aimer, adorer, gâter autant que femme peut l’être… De me permettre d’aplanir devant vous, les difficultés de toute sorte, qui pèsent sur une femme isolée… Alors, peut-être, à votre tour, vous me donnerez un peu de tendresse…

Elle le regarde toujours avec la même expression profonde. Elle est très blanche et ses lèvres pâlies tremblent un peu, mais elle semble absolument calme. Jamais sa jolie tête fière ne s’est dressée plus droite.

Et elle articule avec une précision si nette, que les mots semblent cingler :

— C’est-à-dire que vous me proposez d’être votre maîtresse ?

Il a un sursaut devant la brutalité de l’expression.

— Je vous demande…

Il se penche vers elle.

— … de devenir, dans ma vie, une souveraine divinement bienfaisante, à qui je m’efforcerai, sans cesse, de rendre tout le bonheur qu’elle m’aura donné, en consentant à accepter mon amour !…

— Encore !… Mais écoutez ceci… Je ne suis pas même effleurée par la tentation de recevoir… tout ce que vous m’offrez… Tout à l’heure, vous m’avez proposé de m’aider… Je n’ai besoin ni d’aide… ni d’amour…

Elle parle avec un calme hautain. Mais sa voix est frémissante. Et un peu de rose est remonté aux joues décolorées. Droit devant elle, ses yeux regardent l’eau qui fuit, au dehors, sous les branches.

— Je vous remercie de votre sollicitude… Je n’en ai que faire. Je ne suis pas aussi isolée dans la vie que vous semblez l’imaginer… J’ai un petit garçon qui est, pour moi, un soutien moral très puissant.

Il l’interrompt, impérieux :

— L’amour maternel ne suffit pas à remplir un cœur de femme jeune, vibrante, comme vous l’êtes !

— Qu’en savez-vous ?… Oh ! je ne prétends pas être meilleure ni plus forte que les autres… Et je ne sais ce que l’avenir fera de mes résolutions… Pourtant, j’espère, j’ai toutes les raisons d’espérer que ma volonté m’aidera à être ce que je dois et veux être… Elle a déjà fait ses preuves, grâce à Dieu, et je sais ce que je puis attendre d’elle.

De nouveau, un éclair d’intense curiosité flambe dans les yeux de Barcane, qui écoute attentif :

— Maintenant, pour que vous ne conserviez pas un inutile espoir, j’ajouterai encore ceci : pour me garder mieux que tout, j’ai la résolution que, plus tard, mon fils ne soit jamais exposé — justement, — à entendre dire que sa mère n’a pas été une femme irréprochable… Afin d’être sûre de ne pas faiblir, si, comme bien d’autres, je connaissais un jour la tentation, je me le suis juré sur sa chère petite vie qui est ma joie…, sur le souvenir des disparus que j’ai aimés et qui m’estimaient… Et j’espère qu’ainsi, Dieu m’aidant, parce que, vous le savez, il est beaucoup promis aux êtres de bonne volonté, tout sera dans ma vie, comme j’ai résolu que ce soit. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

Il incline lentement la tête. La lueur violente et passionnée de ses prunelles s’est éteinte dans une expression grave. Avec une douceur que, certes, bien peu ont vue dans ses yeux, il plonge son regard dans le regard clair qui, bien en face, l’interroge.

— J’ai compris, madame, et je vous demande pardon de m’être, sans réfléchir, follement séduit par votre charme, comporté à votre égard avec une grossière insolence dont j’ai conscience trop tard… Mon excuse c’est que, dans le monde où je vis, je ne rencontre jamais de femmes comme vous…

Elle écoute, ses mains un peu serrées l’une contre l’autre. Ses lèvres tremblent et elle les mordille nerveusement ; mais elle ne répond pas, et les paupières abaissées voilent le regard.

Alors il continue :

— Si j’étais libre, madame, j’implorerais le très grand honneur que vous acceptiez mon nom… Mais je ne représente, en somme, qu’un prisonnier évadé qui traîne sa chaîne… Et puis, si je suis un amant possible, je serais, sans doute, un détestable mari… Pour vous, je ne puis donc rien regretter… Pour moi, c’est le bonheur entrevu qui m’échappe…

Il s’arrête, la voix sombrée… Elle est toujours immobile, ses mains jointes sur les papiers épars devant elle. Mais son regard s’est enfui loin, vers le ciel radieux. Un souffle rapide fait tressaillir les épaules sous l’étoffe légère du corsage. Un silence. Tous deux songent.

C’est lui qui reprend encore, et son accent a cette douceur grave, imprévue dans sa bouche railleuse :

— Est-ce que, par la suite, quand le souvenir de mon… erreur… se sera atténué en vous, alors vous voudrez bien croire que j’ai maintenant le seul, et très sincère, et très profond désir que vous voyiez en moi, dans l’avenir, un ami respectueusement dévoué, soucieux seulement de pouvoir, en quoi que ce soit, vous être bon à quelque chose.

Les yeux pastel le contemplent, une seconde, sérieux et pensifs. Vraiment, ils sont aussi sincères l’un que l’autre, et elle sent très bien que, dût-il en souffrir, jamais plus, il ne tentera de la séduire. Par son libre consentement, seul, elle serait à lui.

Alors, très simple, elle dit :

— Si votre… amitié est réellement telle que vous me l’offrez, je l’accepterai de grand cœur avec confiance… Et, sincèrement, elle me sera précieuse…

Une étrange clarté erre sur les traits durs de Raymond Barcane et lui donne un autre visage.

— Vous êtes bonne, madame, et je vous remercie, avec ce qui peut encore exister de moins mauvais en mon vieux cœur… Je me souviendrai toujours de ces quelques moments… Et maintenant, je n’ai plus qu’à me retirer — puisque mon père ne revient pas, — et à vous laisser enfin travailler… Mais, auparavant, voulez-vous me donner votre main, en gage de pardon ?

Elle a une visible hésitation, réfléchit une seconde ; puis, lentement, lui tend ses doigts où, seul, brille l’anneau du mariage.

Il se courbe très bas, les baise, enveloppe d’un regard le visage délicat, et sort.

Elle écoute le bruit des pas qui s’éloignent. Alors, un soupir d’allégement dilate sa poitrine… Mais maintenant qu’elle a vaincu, l’émotion domptée pendant tant de minutes, la domine souverainement, et des larmes roulent sur son visage, tandis qu’elle murmure :

— Oh ! Jean, si vous saviez…

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