Il faut marier Jean!
V
Chez Mme Dautheray, le déjeuner terminé.
Il est deux heures. Ce serait le moment d’une agréable flânerie. Mais Mme Dautheray ignore et ne prise pas — parce qu’elle ignore peut-être ? — les douceurs du farniente. Devant le bureau ancien de son petit salon, elle a déjà entrepris de revoir les comptes de l’œuvre des « Veuves isolées », dont elle est présidente ; et les sourcils froncés sous son lorgnon, elle s’applique dans ses additions, examinant le rapport que, dans la matinée, la secrétaire lui a apporté.
Jean, lui, installé dans le jardinet qui longe le Parc Monceau, parcourt les journaux, tout en fumant.
Un coup de timbre à la haute porte d’entrée qui grince un peu, en roulant sur ses gonds. Mme Dautheray et Jean, ensemble, dressent la tête, malencontreusement troublés par la crainte d’une visite ; et Mme Dautheray attend, la plume en l’air, impatiente et curieuse. Qui peut surgir si tôt ?
Une idée lui traverse la cervelle. Peut-être est-ce quelque intermédiaire dans les négociations matrimoniales, qui vient lui demander un renseignement, à cette heure où l’on est sûr de la rencontrer.
Un heurt discret résonne à la porte ; et la voix étouffée du valet de chambre explique :
— Mme Heurtal fait demander si madame pourrait la recevoir.
— Mme Heurtal !… Comment, Mme Heurtal ?… Comment, Hélène Heurtal serait à Paris ? Jean !
Il se montre au seuil du petit salon.
— Qu’y a-t-il ? mère. Que voulez-vous ?
— Hélène Heurtal demande à me voir. Savais-tu qu’elle était de retour en France ? Je suis stupéfaite !
Le valet de chambre attend toujours la réponse que, toute à sa surprise, Mme Dautheray oublie de lui donner. Jean intervient.
— Hélène est à Paris ?… Vite, mère, dites qu’on la fasse entrer. Elle va nous trouver bien peu accueillants !
Mme Dautheray, obéissante, répète aussitôt :
— Faites entrer, Victor.
Le domestique s’éclipse, tandis que Mme Dautheray ferme son livre de comptes. Il reparaît, s’effaçant pour introduire une très jeune femme qui, avec un sourire luisant sur des dents nacrées, demande :
— Je ne suis pas trop indiscrète en venant de si bonne heure ? madame. C’était pour avoir plus de chance de vous trouver.
Mme Dautheray attire la visiteuse et l’embrasse maternellement sur les deux joues.
— Tout d’abord, ne m’appelle pas ainsi « madame », de cette façon solennelle, mais « marraine », selon notre vieille habitude !… Mon enfant, je suis « syncopée » de te voir ! Quelle résurrection !
Ici, la seconde de silence qui surgit, fatalement, après le choc du rapprochement imprévu, quand les vies ont été longtemps séparées. Puis les questions jaillissent du cerveau de Mme Dautheray.
— Mais, Hélène, pourquoi ne m’avoir pas annoncé tes projets de retour ? Et ensuite, pourquoi ne m’avoir pas écrit que tu étais à Paris ? Je te croyais toujours en Alsace… sinon, repartie à New-York.
— Hélène, vous êtes une cachottière ! fait gaiement Jean qui s’est incliné sur la main très bien gantée qu’elle lui a tendue d’un geste amical. Je ne vous connaissais pas ce défaut, si mes souvenirs ne me trompent pas.
— Peut-être vos souvenirs sont si lointains que votre mémoire les a saupoudrés d’oubli.
Elle parle, en souriant, d’un ton léger, avec un imperceptible accent anglais ; mais une ombre a passé dans les larges yeux, d’un gris bleu de pastel, sous les cils très foncés, des yeux intensément lumineux et « pensants ».
— Enfin, Hélène, depuis quand es-tu à Paris ?
— Depuis trois semaines environ, marraine.
— Tu en avais assez de l’Alsace ? Tu désirais revoir Paris ?
— J’avais besoin de venir m’y réinstaller pour refaire ma vie, dit-elle simplement, avec une sorte de fermeté calme qui désoriente un brin Mme Dautheray.
Cette Hélène, soudain réapparue, lui semble toute différente de celle qu’elle connaissait ; et elle articule, traduisant ainsi son sentiment confus :
— Que de bouleversements depuis que nous nous sommes vues ! Cela fait des années, en somme. C’est inconcevable !
— Oui, je me suis mariée en avril 1914 et, tout de suite après, nous sommes partis pour New-York.
— C’est l’hiver suivant que tu as perdu ton mari ? ma pauvre petite.
— A la fin de février.
— Et si tragiquement ! Ah ! la guerre t’a bien atteinte, toi aussi !
— C’est vrai, marraine, j’ai traversé des heures très cruelles, fait brièvement Hélène qui voudrait laisser dans leur tombe, ces jours du passé.
Jean en a l’intuition. Mais il n’a pas le temps d’arrêter sa mère sur la pente délicate où elle s’aventure ; car, déjà, elle interroge, curieuse affectueusement :
— Vous étiez à peine installés aux États-Unis quand la guerre a éclaté ?
— Oui, à peine.
Et Hélène continue rapidement, sentant qu’elle n’échappera pas à la nécessité d’un récit :
— Marcel, à cause de son extrême myopie, appartenait au service auxiliaire, d’autant qu’il n’était pas robuste. Aussi il n’a pas été mobilisé tout de suite. Mais il n’avait qu’une idée, revenir en France pour se battre…
— Et tu n’as pas pu le retenir ?
— Oh ! madame, je comprenais trop bien son désir pour l’arrêter ; et je lui ai dit, au contraire, que j’étais toute prête à repartir avec lui le plus tôt possible.
— Pourtant, tu n’es pas repartie ?
— J’étais, à ce moment-là, rendue très souffrante par mes espérances de maternité, et Marcel n’admettait pas que je risque la vie de notre enfant dans une traversée que les mines, les torpilles rendaient très dangereuse. Vous savez qu’il avait une volonté que rien ne faisait fléchir… Quand il a appris que la scierie de son père, près de Lauterbach, avait été brûlée par les Boches, que son père était mort d’émotion, il a décidé de partir sans plus attendre ; et malgré mes supplications pour qu’il m’emmène, après m’avoir confiée à de bons amis que nous avions là-bas, il s’est embarqué.
Hélène s’arrête.
Le reste, Mme Dautheray le sait. Pourquoi ressusciter des heures cruelles ? Mais, sans réfléchir, impulsive, elle continue :
— Et ce que le pauvre garçon redoutait pour toi est arrivé. Son navire a été torpillé, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et… et… il a été noyé ?
Mme Dautheray ne se rappelle plus bien les détails du drame.
— Non, explique vite Hélène, pour en finir. Non, il ne s’est pas noyé ; nageant très bien, il a pu se soutenir et être recueilli dans une barque. Mais, délicat des bronches comme il l’était, il avait été saisi par le froid glacial de l’eau… et… il est mort, sans avoir repris connaissance, heureusement… sur le navire où il avait été transporté.
— Ma pauvre, pauvre petite ! s’exclame Mme Dautheray, très émue.
Jean intervient résolument :
— Mère, vous oubliez qu’il doit être pénible à Hélène de vous parler de cette catastrophe… Aussi…
— Hélène sait bien que c’est par affection que je la questionne ! proteste Mme Dautheray. Nous avons eu si peu de détails sur son malheur ! Tu n’as rien écrit à tes vieux amis, Hélène.
— Marraine, j’étais trop bouleversée pour le faire…
— Tu avais appris… tout de suite ?
— Oui, très rapidement.
— Et alors, tu t’es décidée à rester en Amérique ?
Un sourire un peu amer effleure les lèvres de la jeune femme.
— Où serais-je allée ? Je n’avais plus d’asile en France… Mes amis m’ont gardée.
— Des Français ?
— Oui. Le mari dirigeait les usines où Marcel était ingénieur. C’était un camarade d’enfance à lui ; la femme s’est montrée, pour moi, une vraie sœur aînée… Près d’eux, j’ai eu mon petit garçon ; et je suis restée jusqu’au moment où l’armistice m’a permis de rentrer en France…
— Oui… oui…, fait Mme Dautheray, qui, pleine de sympathie, a attiré dans les siennes la main de la jeune femme.
Pendant la guerre, absorbée par ses personnelles inquiétudes, elle n’a guère pensé à s’inquiéter du sort d’Hélène Heurtal et ignore complètement ce qu’il est advenu de l’enfant, né en ces tragiques circonstances. Aussi, elle ose à peine demander :
— Ton fils… tu as pu l’élever… sans trop de peine ?
Un sourire éclaire le visage d’Hélène.
— Bobby est très robuste, par bonheur. Il a hérité de ma santé ; de plus, il a reçu l’éducation fortifiante des petits Yankees ; et depuis notre retour en France, il s’ébroue comme un poulain, en pleine liberté, dans le jardin de sa tante.
— De sa tante ?
— La vieille sœur de mon beau-père qui vivait près de lui et avait élevé Marcel…
— Mais tu ne te plaisais pas en Alsace ?
— Oh ! si ! marraine. Je viens d’y passer des mois… bienfaisants, auprès d’une femme exquisément bonne… Mais il fallait bien penser à l’éducation de mon petit boy. Vous savez que ma fortune était très mince. Marcel avait un superbe avenir, mais encore peu d’acquis. Et la destruction de la scierie de Lauterbach avait tout à fait ruiné mon beau-père… Alors, étant donnée la cherté terrible de la vie, il faut bien que je me crée des ressources pour élever Bobby.
Elle n’a d’ailleurs pas l’air autrement effrayée de la perspective. Jean le constate ; et, de nouveau, Mme Dautheray considère, étonnée, cette veuve de vingt-quatre ans, qu’elle a connue gamine — puisque son père était le docte professeur qui avait pour mission de donner à Jean le goût de la science. Hélène et Jean sont de vrais camarades d’enfance ; car la fillette étant orpheline de mère, Mme Dautheray s’est beaucoup occupée d’elle ; d’où le nom de « marraine » qu’elle se faisait donner par l’enfant, sans que le sacrement y fût pour rien.
Elle s’intéressait d’autant plus à Hélène qu’elle lui voyait, sur son fils, une salutaire influence de sœur aînée, très raisonnable ; encore qu’en réalité Hélène fût de trois ans la plus jeune. Mais, grandissant solitaire, très développée intellectuellement par son père qu’émerveillait l’avidité de son cerveau, elle était une petite créature sérieuse et sage, ne craignant pas de dire son fait à l’écolier joueur qui l’avait adoptée comme confidente.
Il ont ainsi « poussé » l’un près de l’autre. Puis la destinée les a séparés ; si radicalement qu’aujourd’hui, remis tout à coup en présence, ils se regardent avec une même curiosité de comprendre ce que la vie a fait d’eux.
Tandis que Mme Dautheray interroge la jeune femme, pêle-mêle, sur son garçonnet, sur l’Amérique, sur l’Alsace, lui l’observe, cherchant à retrouver sa sérieuse petite amie, d’une réserve presque sauvage, dans cette Hélène inconnue qui cause devant lui avec une aisance de femme habituée à ne compter que sur elle seule.
Physiquement aussi, elle est tout autre.
La figure était blanche et mince, si mince que les yeux y semblaient immenses. Et voici que l’ovale trop effilé s’est délicatement arrondi. La peau a maintenant un éclat doré qu’avivent la lueur des joues, la fraîcheur des lèvres.
Intrigué, Jean se demande tout bas :
— Regrette-t-elle son mari ? Le mariage, en général ? Ou s’accommode-t-elle de son indépendance ? A-t-elle remplacé le mari par un amant ?
Mais cette dernière hypothèse, émise par sa cervelle masculine, il la rejette aussitôt. Il y a dans le regard, le sourire, l’attitude d’Hélène, un je ne sais quoi qui rend impossibles, les suppositions injurieuses sur l’emploi qu’elle fait de sa vie. Seulement, elle lui apparaît indéfinissable dans son expression de vaillante qui, malgré sa jeunesse, connaît déjà bien la vie.
Rien non plus d’une veuve accablée. Pas même, l’uniforme de deuil. Elle porte un tailleur de forme impeccable, d’un gris cendré très doux comme la toque faite de plumes lisses et soyeuses, sous laquelle ondulent les cheveux mordorés.
Jean cherche à se rappeler le mari, un ingénieur du Val d’Or, sensiblement plus âgé qu’Hélène, qu’il a tout juste entrevu au moment du mariage. Un garçon long et maigre, la physionomie froidement intelligente, des yeux autoritaires derrière un lorgnon. Très ambitieux, avec un « vouloir de fer », disait M. Dautheray qui l’appréciait fort. A une soirée chez sa femme, Marcel Heurtal avait rencontré Hélène dont la jeunesse avait instantanément conquis ses quarante ans. Et, encore qu’elle n’eût qu’une bien faible dot, il l’avait épousée. Depuis un an, elle était orpheline, sans famille proche et, toute seule désormais, ne pouvait qu’accepter le mari, pourvu d’évidentes qualités, que lui présentait, presque lui imposait sa « marraine ».
Soudain, Jean, qui regarde dans le passé, la revoit en mariée, singulièrement grave, si pâle. A peine, elle lui a dit au revoir ! Un rapide serrement de mains. Un bref « Adieu, Jean ! »
Il lui en a un peu voulu de cette brusque séparation. Est-ce que de bons amis comme elle et lui se quittent ainsi, tels des indifférents ?
Il ne l’a pas revue depuis ce jour-là. Il était en Angleterre quand elle a quitté la France aussitôt son mariage.
Jean est si absorbé par ses souvenirs et ses observations qu’il tressaille d’entendre la jeune femme s’exclamer :
— Jean, que vous êtes donc silencieux !
— C’est que… c’est que je suis très occupé à vous regarder, Hélène… pour vous reconnaître.
— Ai-je donc tant changé ? demande-t-elle sans un brin de coquetterie, une simple interrogation dans les yeux.
— Oh ! oui, vous avez beaucoup changé. Vous n’avez plus du tout votre air de petite fille très sage.
— Quel compliment à rebours ! fait-elle amusée. De qui donc ai-je l’air ? D’une femme écervelée ?
Mme Dautheray intervient, scandalisée :
— Jean, tu es très malhonnête pour Hélène.
— Je n’en ai guère l’intention ; vous le savez bien, n’est-ce pas ? Hélène. Non, vous n’avez rien d’une femme écervelée ! Tout bonnement, vous êtes devenue une femme… Le papillon est sorti de sa chrysalide !
— Quelle jolie comparaison ! La simple vérité, c’est que j’ai vieilli. A mon âge, les années commencent à compter double.
— Vieilli ? Ah ! Dieu non, vous n’avez pas vieilli ! Vous vous êtes épanouie… merveilleusement. Ce que l’Amérique et l’Alsace vous ont réussi ! Mère, vous êtes de mon avis, n’est-ce pas ?
Avant que Mme Dautheray ait répondu, Hélène a détourné la conversation. De toute évidence, il lui déplaît d’être un sujet d’analyse.
— Nous ne parlons que de moi ! Passons un peu à vous, Jean, s’il vous plaît. Marraine, je m’attendais à le retrouver marié, peut-être même déjà père de famille.
— Ah ! tu vois bien ! Jean, s’exclame Mme Dautheray triomphante. Tu vois ce que pense Hélène, comme tout le monde !
— Hélène, aurais-je jamais soupçonné que vous vous attaqueriez à ma liberté ? Je vous croyais pourtant mon amie.
— Marraine, il est rebelle au mariage ?
— Mon enfant, il me navre ! Tous ses camarades trouvent des épouses charmantes. Lui continue « à chercher », prétend-il… C’est-à-dire qu’il refuse tout ce qui lui est présenté.
Jean, flegmatique, laisse aller sa mère. Hélène l’enveloppe de son regard si profondément intelligent où luit un éclair de malice.
— Tant difficile que cela ? ami Jean.
— Oh ! oui, il est difficile ! Puisque te voilà à Paris, Hélène, je compte sur toi pour le chapitrer. Tu lui donneras de bons conseils, comme autrefois, quand tu arrivais à le décider au travail.
— Hélène, je vous en supplie, ne faites rien de pareil ! riposte Jean mi-fâché, mi-gamin, car je ne veux pas me brouiller avec vous. Ne devenez pas, comme maman, hypnotisée par cette idée : « Il faut marier Jean ! »
— Oh ! mon enfant, que tu es dur !
— Hélène, j’attends l’étincelle, mais le bois est sec. Un jour ou l’autre, il s’allumera. Maintenant, parlons de choses plus intéressantes. Il y a un instant, vous disiez à maman que vous désiriez vous occuper, à l’intention de votre fils. Que voulez-vous donc faire ?
Une flamme gaie palpite dans les yeux de la jeune femme :
— Oh ! cela, je n’en sais rien encore. D’abord, il faut que je trouve un gîte.
— Pour le moment, où es-tu donc ?
— Dans une pension de famille à Neuilly que je connaissais par mes amis américains. Mais c’est une organisation qui ne peut se prolonger, toutes mes humbles économies y passeraient.
— C’est cher ? interroge Mme Dautheray qui jamais n’a pu connaître la valeur de ce qualificatif.
— Très cher, pour moi tout au moins.
— Et tu ne trouves pas d’appartement qui te convienne ?
— Dites, marraine, que, je ne trouve rien du tout. Je ne me doutais pas à quel point un logis pouvait être un mythe à Paris. Il y a des minutes où, devant l’inutilité de mes recherches, je me sens envahir par le désir aigu de refiler vers l’Alsace et d’abandonner tous mes projets d’avenir.
— Où as-tu cherché ?
— Dans tous les quartiers, beaux et laids. D’abord, bien entendu, je suis retournée dans la bonne vieille île Saint-Louis, qui a vu mon enfance, où j’aurais voulu retrouver, pour être moins isolée, les visions familières sur la Seine, Notre-Dame…
— Et tu n’y as rien découvert ?
— Mais non, ni là ni ailleurs. Pas un écriteau… seulement des concierges narquois. C’est affolant !
Jean a écouté, intéressé, parce qu’il est serviable et qu’Hélène est tout ensemble son amie d’enfance et une jolie créature. Il se tourne vers Mme Dautheray :
— Mère, dans vos maisons, vous n’auriez pas quelque chose pour Hélène ? Voyons, cherchez.
— Tous nos appartements ont des locataires qui ne veulent pas bouger. Tu le sais bien, Jean.
— Oh ! non, je ne sais pas. C’est vous qui êtes au courant. Moi… un zéro !
— Vos appartements, marraine, seraient d’ailleurs bien trop somptueux pour ma bourse ! remarque Hélène en riant. Il me faut un modeste petit trou pour Bobby, la vieille Odile, qui servait mon beau-père, et moi…
— Vraiment, insiste Jean, vous vous contenteriez d’un home exigu ?
— Certes oui… et pour cause…
— Eh bien !… Eh bien ! alors, je crois que j’ai votre affaire !
Une surprise joyeuse monte dans les yeux de la jeune femme.
— Jean, ce serait trop beau !… Vous plaisantez, avouez.
— Mais, pas du tout.
— Toi, Jean, tu vois quelque chose à offrir ?…
— Hélène, je puis vous céder le gîte, très restreint, où j’ai mon atelier, dans notre maison du boulevard Émile-Augier.
— Ah ! Mais… Jean, je ne veux pas vous déloger.
— N’ayez aucun scrupule à mon endroit. Je trouvais cette installation beaucoup trop lointaine. Je la conservais, par habitude, sans l’utiliser, en souhaitant une autre que je viens de dénicher, tout à mon gré… Donc, je puis bien aisément vous obliger…
Mme Dautheray est un peu effarouchée de la proposition de Jean et de l’idée d’introduire Hélène dans cette garçonnière, où elle estime qu’il a dû se passer des choses… peu propres à mener Jean vers le mariage.
Hélène, elle, est ravie de la chance imprévue et n’ose encore en croire possible la réalisation.
Elle écoute Jean lui expliquer de quoi se compose le menu appartement, tout voisin de la Muette, ce qui serait parfait pour Bobby.
— Hélène, venez le visiter… Aujourd’hui ?… Demain ?…
— Mais… mais les conditions n’en conviendraient peut-être pas du tout, à mon budget, remarque-t-elle, hésitante.
— Oh ! je suis certain que nous nous arrangerons toujours, mère et moi étant vos propriétaires.
De cela, Hélène n’est que trop sûre ; et sa fierté est troublée quelque peu. Mais comment repousser une proposition qui l’enlève à la double perspective ou de retourner à Colmar, ou d’en être réduite à « coucher sous les ponts », comme elle dit en riant ?
Et elle prend rendez-vous.