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Il faut marier Jean!

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XVII

Le train s’enfonce dans la vallée ruisselante de clarté ; et, à mesure qu’il avance, les ruines se font plus nombreuses, plus lamentables : maisons calcinées, écroulées, pans de murs éventrés. Les toitures pendent. Les arbres sont déchiquetés, ou rasés tout près du sol labouré par les obus, que voile maintenant la splendeur de l’été.

Jean et Hélène regardent par la portière et ne causent plus. Jean se souvient… Et la pensée intuitive d’Hélène devine ce que les jours passés là furent pour lui et tant d’autres qu’elle ignore, qui luttèrent, souffrirent, moururent sur cette terre d’Alsace.

Le train est arrivé au terminus et s’arrête devant le baraquement qui représente un semblant de gare.

Sous l’éblouissante lumière, la vallée, en ce jour d’été, est radieusement fraîche et verte, mais de ce qui fut une minuscule cité, il ne reste rien. Pas une maison ne demeure debout. Autour de l’église écrasée, les ruines se pressent, brûlantes de soleil, derniers vestiges des logis qui abritaient des vies humaines, aujourd’hui dispersées ou disparues. Des ouvriers, habitués au lugubre spectacle, déblaient paisiblement les monceaux de pierres : et leurs voix — sans tristesse — résonnent dans le morne silence de cette solitude.

Parmi les éboulis, à travers de vagues chemins qui furent des rues, Jean et Hélène avancent ; lui, devenu grave ; elle, étreinte par l’émotion qui s’abat sur elle devant cette désolation. Ah ! quand elle souhaitait voir Metzeral, elle ne soupçonnait pas à quel point le spectacle en était poignant !

Inconsciemment, elle murmure :

— Ah ! Jean, que c’est triste !

Il incline la tête sans un mot.

Elle demande encore, presque bas, comme on parle devant les morts :

— C’est près d’ici que vous vous êtes battu ?

— Dans toute cette région, oui… Oh ! Hélène, vous ne pouvez sentir ce que c’est de retrouver ce pays si paisible ! N’était sa dévastation, ce serait à se demander si vraiment nous y avons vécu les jours de cauchemar dont les souvenirs me reviennent, ici, comme des fantômes.

— Oui, je comprends…

— C’est vrai, vous avez une pensée, un cœur qui comprennent tout !… Ah ! je n’étais pas le même qu’aujourd’hui, en ce terrible temps !… L’insignifiant clubman que je suis redevenu, me semble n’avoir rien de commun avec le soldat qui a furieusement combattu ici !

— Jean, vous vous méconnaissez !

— Oh ! non… En toute simplicité, je me juge ; maintenant, je ne suis plus le Jean de Metzeral, mais le Jean de Deauville !

Il a soudain, dans la voix, une sorte d’amertume dédaigneuse qu’Hélène n’y a jamais entendue ; et, doucement, elle répond :

— Ce n’est pas vous qui avez changé, ce sont les circonstances. S’il le fallait, vous vous retrouveriez, tout de suite, le soldat de Metzeral. Si cela ne vous est pas trop pénible, parlez-moi un peu de ce que vous avez vu ici… Où étiez-vous ? dites.

Elle l’interroge aussi de ses yeux lumineux où il lit un intérêt si profond et grave que lui qui, jamais, ne dit un mot de ce moment de sa vie dont les souvenirs demeurent en lui comme des reliques, soudain il commence à se rappeler tout haut.

De la même voix assourdie, elle questionne ardemment. Et comme si le sceau s’était brisé, qui ferme d’ordinaire la bouche de Jean, il raconte, revivant un passé qui, dans ce village détruit, s’est refait proche.

Ce sont des épisodes qu’il évoque ; des silhouettes de camarades, même des impressions qu’il livre, devenu inconscient qu’une autre pensée recueille la sienne. Hélène et lui, en ce moment, n’ont vraiment qu’une âme.

Pas une fois, jusqu’ici, ils n’avaient ainsi parlé de la vie de guerre de Jean. Elle a seulement entendu dire qu’il s’était supérieurement conduit. Mais lui, toujours sur un ton de blague, détournait résolument la conversation dès que sa personnalité entrait en scène.

A mesure qu’il parle, elle aperçoit en lui, un Jean qu’elle ignorait ; que, seuls, ont connu ses chefs et ses camarades. Aujourd’hui, son existence d’homme riche l’a ressaisi et il en jouit pleinement. Mais pendant quatre années, lui que la fortune avait comblé, il s’est exposé autant que les plus gueux ; plus même que le devoir ne l’exigeait. Sans faiblir, il a supporté les heures affreuses du camp de représailles, le froid, la faim, la fatigue, l’épreuve des tranchées…

Comment n’avait-elle pas encore pensé cela ?

Bouleversée, elle l’écoute… Mais lui, brusquement, tout à coup, s’aperçoit qu’elle a les yeux brillants, comme s’ils étaient embués de larmes ; et il s’arrête tout court, avec une exclamation :

— Hélène, ma chère petite amie, je vous attriste ! Pardon ! Ce pauvre diable de pays m’avait envoûté. Pourquoi m’avez-vous laissé remuer bien inutilement ce tragique passé ? Ce qui est fini est fini. Venez, petite Hélène. Pour nous remettre d’aplomb, vite, allons goûter ! J’imagine qu’au voisinage de la gare, nous trouverons bien quelques provisions à nous placer sous la dent !

Il a repris le ton de gaieté légère qui lui est familier. Mais simplement, elle dit, encore sérieuse :

— Ne regrettez pas, Jean, de m’avoir raconté… Je vous estime tant d’avoir été ce que je devine…

Une imperceptible contraction durcit une seconde le visage du jeune homme :

— J’ai été comme les autres ; je n’ai fait ni plus ni moins, soyez-en sûre.

— Peut-être, mais je ne croyais pas mon élégant ami capable de tant supporter !

— C’est-à-dire que vous me jugiez une espèce de poule mouillée ! fait-il en plaisantant.

— Dites que je ne vous connaissais pas encore tout à fait. Je suis très fière de vous ! Jean.

— Oh ! il n’y a pas matière, je vous assure, petite amie chère. Ne parlons plus de ces mauvais jours et allons chercher du thé, si possible.

Docile, elle s’est levée du talus où il l’avait fait reposer et ils reviennent vers l’échoppe que Jean avait remarquée au passage, près de la gare. Volontairement, ils ont repris leur gaieté et ils causent comme, ensemble, ils aiment à le faire ; mais, par une sorte d’accord tacite, ils n’ont pas une allusion à l’émotion qui les a, un moment, étrangement rapprochés. Ni l’un ni l’autre, ils n’oublieront leur pèlerinage à Metzeral, et lui, autant qu’elle, regrette de le voir achevé. Combien vite les heures fuient ! Encore quelques instants et puis la vie va les séparer.

Dans le train qui les ramène vers Colmar, après un goûter joyeux à l’orée de la radieuse vallée, Jean a tout à coup une question imprévue :

— Est-ce que vous êtes gourmande ? Hélène.

Elle le regarde, stupéfaite et rieuse :

— Je ne le crois pas. Mais pourquoi cette question… indiscrète ?

— Parce que j’ai une envie folle que nous dînions en tête-à-tête à Munster… Ne soyez pas fâchée, mais j’ai regardé l’indicateur et vous ne pouvez vraiment rentrer ce soir aux Trois-Épis, à une heure raisonnable.

— Oh !

— Il va vous falloir dîner et coucher à Colmar. Alors, soyez très bonne et consentez à dîner à Munster où nous serons bien tranquilles. Mais, sûrement, vu la dévastation de la ville, le repas ne sera sans doute pas trop bon. C’est pourquoi je vous demande si vous êtes gourmande.

Elle sourit malgré elle de la câlinerie suppliante qu’il met à l’implorer. Est-il ainsi avec Sabine ?… La tentation de consentir la domine soudain, irrésistible. Cette journée lui est d’une douceur ardente, tellement autre que celles dont est faite son existence quotidienne, qu’elle en perd un peu la notion de la réalité… Il lui semble se mouvoir dans un rêve merveilleux. Pour une fois, par hasard, elle ne pense pas du tout à être sage. Il n’y a plus en elle, semble-t-il, que l’impérieux désir d’être heureuse encore un moment, comme elle l’a été en cet éblouissant jour d’été — heureuse, sans chercher pourquoi elle l’est.

Le train approche de Munster.

— Vous consentez, n’est-ce pas ? Hélène. Vite, nous voilà arrivés, descendons.

Elle ne résiste pas et saute à terre, sa main posée sur celle qu’il lui a tendue.

Ils sont comme des écoliers en escapade.

— Venez par ici ! chérie.

L’appellation tendre lui a échappé, et les fait sourdement tressaillir tous les deux. Mais ni l’un ni l’autre ne la relève.

Comme à travers Metzeral, ils vont côte à côte, dans la petite ville ravagée où, péniblement, un peu d’animation essaie de reprendre. Quelques magasins sont rouverts, offrant d’humbles étalages. Et, par delà les maisons éventrées, comme à Metzeral, dans la campagne qui cerne la ville, c’est la fête splendide de l’été, la verdure triomphante des arbres qui ont supporté la tourmente de feu. Çà et là, des grappes de roses retombent sur les pierres calcinées. Ils arrivent devant la haute masse de la cathédrale qui, elle, a résisté… Et Jean, alors, a une exclamation contente :

— Hélène, voyez ce modeste petit restaurant ; il a l’air très propre. Ne pensez-vous pas que nous pourrions y chercher une modeste pitance ?

— Faites ce qui vous paraît bien, Jean, dit-elle, goûtant la douceur de s’abandonner à la volonté affectueuse.

Tandis qu’elle regarde la place balafrée par les obus, Jean parlemente avec la propriétaire du restaurant et revient radieux :

— Ce sera très bien. Dans un quart d’heure, nous allons être servis dehors, sous la tonnelle, devant la maison. En attendant, reposez-vous un peu dans le jardinet. Nous avons tant arpenté, vous devez être lasse !

Oh ! non ; elle n’est pas lasse. D’abord, elle n’a guère plus de vingt ans. Et puis, elle est si contente de sa journée ! Jamais dans sa courte vie, nul ne s’est ainsi occupé d’elle… Non pas en maître autoritaire et jaloux, comme l’était son mari, mais en ami affectueux, fraternel qui respecte son indépendante personnalité.

Elle attend sur l’humble terrasse où la femme met le couvert pendant que Jean tâche de découvrir des cigares et quelques « douceurs » pour compléter le menu improvisé.

Elle voit vite qu’il a commandé tout ce que le modeste restaurant a pu lui offrir de meilleur. Aussi elle a un sourire de gratitude quand il lui demande, assis devant elle, montrant la soupière qui fume encore, auprès des roses dont leur table a été décorée :

— Vous ne trouvez pas trop mauvaise cette soupe aux choux ?

— Elle est très bonne. Et puis j’ai si faim !

— Ma pauvre Hélène ! Maintenant que j’ai obtenu ce que je voulais, je me trouve un affreux égoïste de vous avoir demandé cet arrêt à Munster… Vous auriez bien mieux dîné à Colmar.

— Je ne pense pas !… En tout cas, ç’aurait été beaucoup moins agréable !

— Vous êtes satisfaite ? madame.

— Oh ! oui, Jean.

Ah ! c’est vrai, il y a longtemps qu’elle n’a éprouvé ainsi une grisante allégresse. Demain, ce soir, elle redeviendra la femme qui vit pour les autres, la raisonnable Hélène qui n’est qu’une travailleuse, une mère, une veuve… Mais, aujourd’hui, elle n’est plus qu’une jeune créature jouissant, quelques heures, de vivre pour elle-même… Car elle sait que Bobby ne souffre pas de leur brève séparation, couvé par la tendresse de Mme Hatzfeld. Les jours noirs reviendront fatalement… Mais elle n’y veut pas penser et se montre gaie comme l’est Jean lui-même… Ses joues sont toutes roses d’avoir été brûlées par le soleil, et ses yeux, un peu cernés par un soupçon de lassitude — quoi qu’elle prétende — étincellent, tout ensemble profonds et passionnés. Elle et Jean causent… Comment peuvent-ils avoir encore tant à se dire ?… Depuis leur jeunesse, il en a été ainsi ; Jean, comme toujours, a confié idées, impressions, sentiments à l’âme compréhensive d’Hélène. Il a l’air ravi de leur dînette.

C’est elle qui demande, voyant bleuir le crépuscule d’or :

— Jean, vous n’oubliez pas l’heure de notre train ?

— Oh ! nous sommes si bien ici ! Ne pensons pas au départ !

— Mon grand, vous parlez comme un bébé. Regardez votre montre, voulez-vous ? pour savoir combien il nous reste encore à flâner…

Il obéit et s’exclame ravi :

— Encore plus d’une demi-heure, prudente madame ! Oh ! quelle incomparable journée vous m’avez fait passer, la meilleure depuis deux mois !… C’est désolant qu’elle finisse !… Je suis comme les petits. Je voudrais arrêter le temps !

— Vous vous blaseriez vite sur un si mince plaisir, soyez-en sûr !

— Hélène, que vous êtes méchante !

Dans le crépuscule qui s’assombrit, elle a une toute petite figure blanche, où les yeux semblent immenses.

— Je ne suis pas méchante, mais je vois clair… Voilà tout. Bientôt vous regretteriez Deauville, les belles dames, les dancings, les courses… et le reste !

— Qu’est-ce que vous avez ? Hélène, demande-t-il, surpris de l’amertume mélancolique qu’il a perçue dans la voix de la jeune femme.

Elle secoue la tête, comme pour chasser l’étrange tristesse qui, avec la nuit, s’abat sur elle ; et elle avoue, drôlement :

— Je crois bien que j’ai, autant que vous, le regret de voir terminée, notre jolie fugue… Jamais plus, sans doute, nous n’en recommencerons une semblable… Et ce sera mieux pour moi, en somme… Je m’habituerais trop bien à être protégée, au lieu de protéger, comme c’est mon rôle…

— Votre rôle ?… Mais peut-être, vous vous remarierez…

L’accent de Jean est singulier, un peu.

Elle secoue la tête avec un indéfinissable sourire, tout en penchant son visage vers une rose, qu’elle semble respirer.

— Je ne crois pas que jamais, je me remarie… Cependant, tout peut arriver. Qui sait, en effet, si un jour, je ne m’apercevrai pas du poids de la solitude et ne souhaiterai pas d’en être déchargée ! Mais, sûrement, cette heure-là n’est pas encore venue !

La jolie tête s’est dressée. Jean songe que cette heure-là peut venir. Hélène est aujourd’hui une créature délicieuse. Celui-là est peut-être bien proche qui s’en apercevra et la voudra sienne, sans souci de sa pauvreté, de son veuvage, de son petit garçon… Et en bon ami, il doit souhaiter qu’il en soit ainsi. Tout haut, il pense :

— Que je voudrais, Hélène, que vous soyez heureuse enfin, comme vous le méritez tant !… comme jamais vous ne l’avez été…

— Cela, qu’en savez-vous ?

— Rien, puisque vous étiez au loin pendant vos quelques mois de mariage et que, jamais, vous ne parlez de vous. Mais…

— Mais quoi ?

L’ombre les enveloppe.

— Mais, finit-il, sans réfléchir, mais vous ne donnez pas l’impression d’une femme qui, ayant connu l’amour, le regrette désespérément ; en garde la nostalgie, tout au moins !

Vivement, elle interrompt :

— C’est là mon secret.

Un silence. Puis elle finit :

— Mais vous avez raison, je ne regrette ni ne désire ce que vous appelez l’amour.

— Parce que vous ne l’avez pas connu !

Dans le crépuscule, il voit luire les larges prunelles qui regardent au loin.

— Vous parlez de ce que vous ignorez, Jean.

— Et je suis indiscret. Je vous demande pardon. Vous ne pourriez m’en vouloir si vous saviez combien sincère, est mon souci de votre avenir.

Il y a dans la voix de Jean quelque chose de si vibrant et de si chaud qu’elle tressaille. Elle dit lentement :

— Je ne suis pas malheureuse du tout ; surtout quand je sens de l’affection autour de moi…, pour moi !

— Hélène, vous n’en doutez pas, que je vous aime ?

Il a dit les mots étourdiment, sans penser au sens qui peut leur être donné. Mais Hélène ne s’y trompe pas une seconde. Jean l’aime en ami, comme un grand frère, ainsi qu’il le lui a dit bien des fois. Pas plus, il ne songerait à faire d’elle sa femme que sa maîtresse. Tout de même, sans y prendre garde, il est un peu cruel de lui faire respirer ainsi l’enivrant parfum d’une fleur qui n’est pas pour elle.

Brusquement, elle se lève :

— Non, certes, je ne doute pas de votre affection, mon ami. Merci de m’en assurer encore. Allons, il est l’heure de partir.

Debout devant la glace, elle arrange ses cheveux sous la toque de paille, met un peu de poudre sur ses joues brûlantes, glisse les roses dans son corsage.

Puis ils s’en vont dans les rues muettes qui s’embrument. Le jardin public est un gouffre d’ombre. Des sonneries de clairons jaillissent des casernes. Par instants, quelques voix, le rire d’un gamin qui joue. Dans la nuit transparente, des silhouettes se profilent, gens qui vont vers la gare, passants attardés, poilus casernés à Munster qui déambulent nonchalamment ou se distraient, faute de mieux, à contempler le ciel qui s’étoile.

Il fait complètement noir quand Hélène et Jean atteignent la gare, si à point qu’il a juste le temps de faire monter la jeune femme dans un wagon qu’il a aperçu vide. Mais, comme il saute derrière elle, surgit une vieille dame, chargée de paquets, suivie d’une femme de chambre non moins encombrée.

— Monsieur, je crois qu’il y a de la place dans votre wagon ! crie-t-elle, haletante.

Jean étouffe une exclamation de colère. Mais force lui est bien de laisser monter la vieille dame. Elle s’installe bruyamment, au milieu de ses abondants colis ; puis, ayant repris haleine, se confond en remerciements, parce que les deux jeunes gens, vu son âge, l’ont aidée à ranger ses paquets. Elle se tourne vers Hélène :

— Ah ! madame, je vous félicite d’avoir un mari si complaisant pour les vieilles femmes !

Hélène a un tressaillement, et répond par un mot vague. Ni elle ni Jean ne disent plus rien ; ils regardent la nuit, la vitre abaissée, laissant monologuer la voyageuse.

Jean observe le visage d’Hélène, grave et passionné. A quoi songe-t-elle ? Quel supplice de ne pouvoir l’interroger pour pénétrer, peut-être, sa pensée close. Il n’y tient plus et s’exclame à demi-voix :

— Est-ce que vous avez fait vœu de silence ? mon amie.

— Non !… Ne me trouvez pas malhonnête, je vous en prie. Je me repose. C’est bon aussi, le silence et l’ombre !

Il n’ose insister, et continue à regarder le visage, qu’elle tient tourné vers la nuit. L’incertaine clarté de la lampe le caresse de reflets mouvants ; et, de nouveau, il est surpris de l’expression ardente et mélancolique du regard, qui le fait penser à une flamme voilée par un vase d’albâtre…

La bouche est entr’ouverte — comme pour le baiser, — tandis qu’elle respire l’air tiède, odorant les foins. Si l’odieuse vieille dame n’était là, il sait qu’il irait à elle et ne résisterait pas à la tentation de prendre sous ses lèvres — n’osant plus ! — la main qui froisse distraitement les pétales de rose effeuillés sur ses genoux…

Mais des points lumineux piquent la nuit, grandissant de seconde en seconde. C’est Colmar, le réveil !

Ils mettent à terre leur encombrante compagne. Enfin, ils sont seuls ! Hélas ! c’est dans la cohue de l’arrivée. Devant la gare, Hélène s’arrête. Elle a repris son sourire clair et résolu, et tend la main à Jean :

— Alors, ici l’on se dit adieu…

— Vous n’imaginez pas, Hélène, que je vais vous laisser rentrer seule…

— Oh ! je suis très habituée à circuler sans protection !

— Bien entendu ! Mais, par la faute de cette insipide vieille femme, j’ai perdu la fin de notre voyage. Alors, pour me dédommager, il faut me permettre de vous conduire jusqu’à votre porte… Dieu sait maintenant quand nous nous retrouverons ! Et comment ! Nos milieux respectifs vont nous ressaisir…

— Naturellement ! répond-elle d’un accent qu’il trouverait étrange s’il n’était préoccupé de son désir de l’accompagner. Puisque vous voulez bien prendre la peine de m’escorter, allons vite !

— La peine relative ! Si je vous gêne, partez seule. Je ne veux pas être indiscret ! s’exclame-t-il, presque fâché.

Elle hausse les épaules.

— Mon grand, ne dites pas de sottises ! A moi aussi, cette dernière course fera plaisir !

— Vrai ? Bien vrai ?… Sûrement, pas autant qu’à moi !

Elle sourit, ne répond pas… Et ils s’en vont silencieusement, comme si leur pensée les absorbait. Hélène marche très vite. Jean le remarque et reproche :

— Comme vous avez l’air pressée de vous débarrasser de moi !

— Il est plus que l’heure de rentrer ! Je devrais être aux Trois-Épis !

Dans la vieille rue, où resplendit l’argent du clair de lune, apparaît, toute proche, la maison d’Hélène. Encore quelques pas et elle s’arrête.

Sur le pavé clair, le logis dessine sa silhouette d’antan. Au-dessus du mur, jaillissent les branches de l’acacia qui tremblent à l’air du soir.

Rapidement, Hélène prend une clef dans son petit sac et ouvre la porte.

Il demande :

— Vous n’allez pas avoir peur de coucher là toute seule ?

— Je n’ai jamais peur !… Adieu, Jean, et merci de… de tout ce que je vous ai dû aujourd’hui… Bon retour à Deauville ! Si votre avenir s’y décide, écrivez-moi vite… Surtout, choisissez bien !… Je crois vraiment que, autant que votre mère, je désire votre bonheur ! Adieu…

— Chère petite Hélène ! Quel cœur vous avez !…

Il tient toujours dans les siennes la main qu’elle lui a tendue. Avec une sorte d’avidité ardente, il regarde le blanc visage dont les yeux ont la même expression que dans le wagon, — grave et passionnée.

En eux, peut-être, la vie éveille, au plus intime de leur être, la conscience qu’ils sont jeunes, libres de disposer d’eux-mêmes, seuls pour la nuit, dans une ville étrangère !…

Peut-être, obscurément, grisés par leur communion d’âme et de pensée, durant le jour qui meurt, ils sentent ce qui pourrait être… s’ils étaient autres ! Dans ses yeux à elle, il y a tout à coup une sorte d’ironie frémissante… En lui, qu’étreint un sourd désir, passe en torrent la vision d’elle dévêtue, blottie entre ses bras, tandis que sa bouche baise les paupières abaissées, les lèvres qui s’entr’ouvrent… Une prière folle supplie en son cœur : « Hélène, laissez-moi vous suivre !… »

Le devine-t-elle ?

D’un geste brusque, elle, toujours si harmonieuse de mouvements, elle reprend sa main, murmure encore une fois :

— Adieu ! Jean…

… le regarde. Et jette, derrière elle, la porte qui les sépare.

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