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Il faut marier Jean!

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XVI

Les Trois-Épis.

Un beau matin de septembre, à peine brumeux, sur le lointain bleu des Vosges.

Les sapins, que brûle le soleil, distillent leur arome et embaument les quelques hôtels qui forment le nid de la civilisation sur le sommet riant et agreste. A travers la forêt, le petit train est monté, haletant, de Turkheim ; et il s’arrête devant le groupe des promeneurs qui flânent, en cheminant vers les bois.

Hélène, prête à emmener Bobby jouer sous les arbres, s’est immobilisée pour lui faire plaisir, afin qu’il regarde, tout à son gré, les évolutions de la machine. Il a sa menotte blottie dans celle de sa mère et s’exclame sur tout et sur rien, pendant qu’elle contemple la vallée, les crêtes arrondies, vêtues de verdure, avec une sorte de jouissance extasiée…

Il fait beau ! Il fait bon ! Son petit a une mine resplendissante. Elle-même savoure sa pleine liberté, sans souci de l’avenir dont l’inconnu ne lui fait pas peur… Que les jours de halte sont donc bienfaisants ! A pleines lèvres, elle aspire le souffle chaud qui sent la résine…

— Maman, oh ! maman, voici Jean !

Elle a un sursaut et cesse de voir l’horizon lumineux. Incrédule, d’ailleurs. Une ressemblance doit tromper Bobby. Cependant, elle regarde.

Bobby lui arrache sa main et bondit vers les touristes que déverse le train.

Tout de même… cette haute silhouette, cette allure souple, ces yeux rieurs et gamins… Bobby a bien vu : c’est Jean !

Le voici. Il est devant elle et lui tend la main avec un sourire radieux, et aussi une malice amusée devant sa stupéfaction.

— C’est bien moi, Hélène, non pas mon ombre, s’écrie-t-il gaiement, baisant la main qui, accueillante, est venue dans la sienne.

— Jean, je crois que je rêve ! Comment… pourquoi êtes-vous ici ?

— Comment ? Parce que j’ai pris le train pour monter… Pourquoi ? Parce que la générosité du hasard a exigé, à nos usines du Val d’Or — pas très loin d’ici, vous savez, — la présence de mon oncle ou la mienne… Alors, comme j’avais une envie folle de vous voir, à la profonde stupéfaction de mon oncle, j’ai réclamé le voyage obligatoire. Je suis sûr qu’il n’est pas encore remis de sa surprise. Ce zèle inattendu !… En conscience, j’ai commencé mes pérégrinations par le Val d’Or et, ma tâche accomplie, je me suis accordé le plaisir de vous faire une petite visite avant de regagner Deauville… Je ne suis pas indiscret en venant ainsi vous surprendre ? La tentation était si forte !… Je n’ai rien d’un ascète pour résister !

— Non, rien, je sais… Mais que c’est donc imprévu, votre apparition !

— Elle ne vous ennuie pas ? Dites…

— Elle me fait un très vif plaisir ! déclare-t-elle si spontanément qu’il se sent ravi. Mais où voulez-vous aller ? A l’hôtel ?

— Emmenez-moi où il vous plaira ! Je suis venu bavarder avec vous ! Et, tout d’abord, parlez-moi vite de la bonne nouvelle… Alors, vous voilà sacrée auteur et vous allez paraître ! C’est un brave homme, que Dubore, décidément…

— Oh ! oui, cet homme austère est adorable ! Il m’annonce qu’à l’automne, sans doute, je serai publiée… Je n’y crois pas encore ! Ah ! Jean, c’est à vous que je le dois… Comme je suis contente de pouvoir vous remercier autrement que par lettre. Aussi vous devinez avec quel cœur, je travaille maintenant…

— A votre pièce ?

Les lèvres d’Hélène prennent une expression moqueuse.

— Elle est finie !

— Ah ! vous allez me la lire !

— Certes, non, vous m’intimideriez autant que Barcane lui-même… Et puis, nous avons mieux à faire. Vous avez tant à me raconter !

— Et j’ai, hélas ! si peu de temps ! A une heure, je redescends pour aller voir les ruines de Metzeral. Je me suis battu par là et je veux y retourner après la victoire.

— C’est un pèlerinage que j’aurais bien aimé faire… Mais je ne sais s’il me sera possible avant de quitter l’Alsace !

— Eh bien ! Hélène, il faut l’accomplir aujourd’hui, en même temps que moi ! s’exclame Jean, enthousiasmé de la perspective. Quelles bonnes heures de bavardage, nous aurons ainsi !… C’est convenu, je vous enlève.

— Nous verrons cela, dit Hélène, étrangement tentée ; si fort, qu’elle sent la nécessité de faire appel à toute sa sagesse pour ne pas dire « oui », tout de suite, à la prière de Jean.

Sous les pins, dans le sentier qui surplombe la forêt, dont les somptueuses frondaisons emplissent la vallée jusqu’à l’horizon, Bobby galopant devant eux, ils marchent ; leurs pieds, sans y prendre garde, foulent les aiguilles rousses, détachées des branches, et leur causerie est aussi riche de récits que si une foule d’événements avaient occupé leurs deux mois de séparation.

Jean, sollicité par son amie, raconte avec une vivacité colorée, en peintre ; de sorte que, bientôt, Hélène connaît toute la colonie de Deauville, parmi laquelle, pour obéir au vœu maternel, Jean devrait choisir la femme idéale. Mais qu’il paraît donc loin encore de la décision ! Et, tout bas, Hélène s’aperçoit que, égoïstement, elle ne regrette pas qu’il en soit ainsi… Jean marié ne sera plus son ami, son seul ami…

Malgré elle, de le voir à ses côtés, affectueusement confiant et gai, elle se sent envahie par une allégresse aussi lumineuse que les flèches de soleil qui filtrent à travers les sapins.

Jean la regarde avec un plaisir retrouvé. Lui, si difficile à satisfaire en matière de toilette féminine, il est content de la voir harmonieusement habillée, avec un soin extrême, en sa simplicité… Une robe de voile blanc, rayée de mauve, des souliers immaculés, une grande capeline de paille, fleurie de larges narcisses au cœur d’or.

Le tout doit être de mince valeur. Et cependant comme elle paraît élégante ! Vraiment, même auprès de Marise, de Sabine, de toutes les autres, en leurs robes coûteuses, elle serait à la hauteur… Et de le constater, il en éprouve une puérile satisfaction, et lui en sait un gré instinctif !… Convaincu, il s’exclame :

— Oh ! Hélène, comme les Trois-Épis vous font du bien !… Vous avez l’air d’une gamine, toute rose, et Bobby de votre jeune frère.

Elle se met à rire ; ses dents nacrées luisent entre les lèvres.

— Rien que cela !… Mais vous avez raison, j’ai très bonne mine… Mon visage fané est resté à Paris. Et les Trois-Épis me comblent de forces pour l’avenir ! Quel dommage de n’y pouvoir rester plus de quelques jours !

— Pourquoi si peu, puisque vous vous y plaisez tant ?

Elle lui jette un coup d’œil amusé :

— Monsieur l’homme riche, mes capitaux ne sont pas inépuisables. Notre séjour, ici, représente une fugue que j’ai offerte à tante et à Bobby avec mes premiers droits d’auteur. Et, dame ! ils ne sont pas considérables ! Mais une grande semaine, en ce merveilleux nid d’aigle, c’est déjà une faveur de la destinée ! Ensuite, nous redescendrons à Colmar, et, à l’automne, je regagnerai Paris pour reprendre une vie laborieuse. Je crois que mon « vieil oiseau » me réclamera de nouveau. Il m’a déjà envoyé du travail ces jours-ci.

— Hélène, laissez-le ! décrète Jean impétueusement.

— Mais je n’en ai pas la moindre envie. Quelle étrange idée vous avez là ! Mes occupations chez lui ne sont ni fatigantes ni ennuyeuses, au contraire.

— Soit. Mais votre vieil oiseau a un fils qui rôdaille autour de vous. Cela m’exaspère dans mon amitié.

— Vous avez peur que le loup ne croque le petit Chaperon rouge ? Pas de danger qu’il réussisse. En l’occurrence, le petit Chaperon rouge est une femme très avertie.

— Et très tentante pour son avidité. Savez-vous que l’on parle de son divorce avec Félice Merval ?

— Eh bien ?

— Eh bien ! s’il divorçait pour vous épouser ?

Elle a un éclat de rire si sincèrement moqueur qu’il est, pour le moment du moins, délivré de la crainte qui l’a lanciné… Pourquoi ? Car Hélène n’est pas désormais condamnée au célibat.

— Jean, que vous êtes donc romanesque et moral ! On voit bien que vous vivez dans une atmosphère matrimoniale ! Que votre sollicitude se rassure, je ne serai ni la femme ni la maîtresse de Barcane ! Et là-dessus, allons déjeuner. Entendez-vous la cloche qui sonne pour avertir les promeneurs désireux de prendre le train d’une heure vers Metzeral ?

— Alors, c’est pour nous qu’elle sonne !

Hélène n’a pas le courage de corriger « pour vous »… Sa raison est décidément en déroute. Cette éblouissante matinée la grise.

Bobby, toujours en avant, se précipite dans le jardin de l’hôtel vers une vieille dame qui tricote dans son fauteuil.

— Bonne maman (c’est le nom d’amitié qu’il lui donne), voulez-vous venir déjeuner tout de suite, parce que maman va à Metzeral avec l’ami Jean !

Mme Hatzfeld embrasse tendrement la petite figure ronde, toute brûlante de soleil, et interroge, ne comprenant pas :

— Mon Bobby, qu’est-ce que tu me racontes là ? Qui est l’ami Jean ? Le petit garçon avec qui tu jouais hier ? Ta maman part avec lui ?…

Bobby éclate de rire.

— Mais non ! bonne maman. L’ami Jean n’est pas un petit garçon ! C’est un grand, un monsieur ! Tenez, regardez, le voilà qui arrive avec maman !

Mme Hatzfeld laisse tomber son tricot, et, stupéfaite, contemple Hélène qui traverse la pelouse, flanquée d’un compagnon très chic que, curieusement, considèrent les flâneurs, dans le jardin.

— Tante, je vous présente mon ami d’enfance, Jean Dautheray, qui est grimpé jusqu’ici pour nous faire une petite visite.

Jean s’est découvert et salue profondément. Mme Hatzfeld l’accueille plutôt désorientée, quoiqu’elle réponde, avec son bon sourire :

— C’est bien aimable à vous, monsieur, d’être monté si haut voir des amis !

— Madame, pour une amie telle qu’Hélène jusqu’où n’irait-on pas !

— Tante, apprenez ce à quoi ce monsieur prétend m’entraîner… Aller voir Metzeral, comme je le désirais depuis si longtemps… Ce n’est pas bien raisonnable, mais si tentant !

Mme Hatzfeld regarde la jeune femme, un peu surprise, et demeure frappée de l’éclat du fin visage.

— Mais… mais, Hélène, est-ce qu’il vous sera possible de revenir pour le dîner ?

— C’est justement le point qui m’inquiète !… Mais j’ai toujours la ressource de coucher à Colmar dans notre home et de remonter demain matin, par le premier train.

— Et… et M. Dautheray ? interroge Mme Hatzfeld, imperceptiblement pensive. Ses yeux attentifs enveloppent le jeune couple.

Jean explique bien vite :

— J’ai ma chambre au Terminus, madame.

— Bien, bien. Hélène, vous êtes assez raisonnable pour voir ce que vous devez faire.

Mais, tandis qu’en chemin pour la salle à manger, Jean, discret, marche en avant avec Bobby, elle demande à la jeune femme :

— Vous ne craignez pas qu’à l’hôtel, l’impression ne soit pas bonne de vous voir partir avec un beau cavalier comme M. Dautheray ?

Mais Hélène est trop Américaine, en son indépendance, pour attacher la moindre importance à une simple promenade en compagnie masculine ; et, très sincèrement, elle n’a cure des réflexions que pourrait susciter ladite promenade. Cependant, affectueuse, elle répond :

— Tante, si cela vous contrarie que je fasse cette course avec Jean, bien entendu, j’y renoncerai. Mais, qui pourrait l’incriminer, puisque c’est à votre connaissance !… Et que nous importent les réflexions de tous ces inconnus !

Mme Hatzfeld pense, qu’en somme, Hélène a raison et n’insiste plus.

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