Il faut marier Jean!
XX
Le lendemain matin, comme Jean revient par les hauteurs de la côte, d’une longue course pédestre pour briser l’énervement de la nuit d’insomnie, il se trouve, soudain, devant Madeleine de Serves, qui sort de la chapelle de Bénerville.
Elle a dû y entrer seulement pour dire une prière matinale ; car elle est en costume de tennis, sa raquette à la main.
La vue de Jean fait courir une onde rose sur son visage, où les yeux rayonnent aussitôt.
Lui, correct, salue froidement. Mais son œil de peintre note que cette petite fille en blanc, si fraîche sous sa « charlotte » de linon, est la personnification même du printemps, en cette large prairie herbue qui domine la mer, miroitante jusqu’à l’horizon. Ce jour de septembre est lumineux et chaud, ainsi qu’un jour d’été.
Comme ils sont face à face dans le sentier, Madeleine demande, son clair sourire voilé de timidité :
— Vous venez au tennis ?
— Non, pas ce matin. Je rentre.
— Décidément, vous nous abandonnez ? remarque-t-elle d’un ton qui étonne Jean.
Bref, il explique :
— J’ai eu des… préoccupations qui m’ont absorbé, ces jours-ci.
Elle incline sa tête blonde où les yeux ont pris soudain une gravité pensive et ardente. En ce moment, elle n’a plus du tout son air d’enfant.
— C’est cela que, depuis quelques jours, vous n’êtes plus vous !
Il mord sa lèvre, furieux contre lui-même. S’est-il donc dominé si mal ? Ou bien une intuition a-t-elle éclairé Madeleine ?
Pour savoir, il répète :
— Je n’étais plus moi ?
Toute rougissante, elle dit, n’osant se dérober à la question :
— Non, vous n’aviez plus votre air de tant vous amuser dans la vie. Et cela me semblait triste de penser que je ne pouvais rien pour que vous le repreniez et soyez de nouveau heureux !
— Oh ! non, rien, en effet.
— Seulement prier pour que vos soucis disparaissent. Je l’ai fait et je le ferai encore ! finit-elle avec une simplicité candide, comme si elle énonçait la chose la plus naturelle du monde.
Jean la considère effaré. Il est touché, en même temps que confus, se souvenant qu’il a souhaité au diable cette enfant qui a prié pour que la peine s’éloigne de lui.
Les paroles de sa mère surgissent en son souvenir, et il a la certitude qu’elle a dit vrai. Cette fillette, encouragée par les agissements maternels, s’attache à lui, bien inutilement.
Et parce qu’il n’ignore plus, maintenant, ce que c’est d’espérer en vain, il se sent pris de compassion pour elle qui suit une chimère.
Toujours, il lui a été insupportable de sentir ou de voir souffrir un être ; et il est navré du chagrin que l’imprudence des deux mères va causer à ce jeune être.
Tout à coup, comme un devoir, s’impose à lui la nécessité qu’elle apprenne la vérité pour ne pas se leurrer plus longtemps.
Ils marchent lentement à travers la prairie ensoleillée où leurs ombres s’allongent toutes bleues. Résolu, avec une douceur amicale et sérieuse, il reprend :
— Vous avez bien deviné, petite fille. J’ai été triste car je viens d’éprouver une très cruelle déception.
— Oh ! Jean, que je suis désolée ! dit-elle passionnément.
— Parce que vous avez un cœur exquis. Aussi je vais vous confier quelque chose que je n’ai dit à personne et dont je vous prie de me garder le secret… absolu. Mais je crois qu’il vaut mieux que vous sachiez, pour vous expliquer ma conduite envers vous.
Elle est devenue toute blanche et ses prunelles interrogent intensément. La brise soulève les cheveux dorés autour du visage qu’ils nimbent. Il l’entend murmurer :
— Oh ! Jean, qu’allez-vous donc m’apprendre ?
Il continue, quoique la pensée lui soit horriblement désagréable que, peut-être, il va lui faire mal :
— Ce que je vais vous apprendre ? Une chose bien simple, mais qui vous fera comprendre, petite amie, pourquoi je n’ai pu être tout à fait le même ces jours-ci. Je souhaite, de toute mon âme, épouser une personne qui m’est très chère depuis bien longtemps. Et j’ai été amené à craindre que mon désir ne se réalise pas.
Il voit Madeleine tressaillir toute et il songe avec terreur :
— « Pourvu qu’elle ne pleure pas, grand Dieu ! »
Mais non, elle ne pleure pas, toujours blanche autant que sa robe, et ses lèvres, qui tremblent un peu, articulent :
— Mais elle ne vous aime donc pas ? Est-ce possible ?
— Elle m’aime, seulement… en amie, j’en ai peur, et veut rester libre, pour différents motifs sérieux, à son point de vue.
— Ah ! oui…
— Vous comprenez maintenant que j’aie été un peu… « autre » ces jours-ci. C’est le bonheur que j’ai vu fuir.
Cette fois, de la tête seulement, elle fait « oui », car elle sent que des sanglots lui serrent la gorge. Pourtant, elle n’est pas désespérée, puisque l’inconnue repousse la prière de Jean. Il demeure libre. Peut-être, il se consolera, il se laissera consoler… par elle qui le désire de tout son cœur.
Une seconde, tous deux demeurent silencieux, regardant le radieux horizon de la mer… Puis elle interroge, sa réserve brisée par une curiosité douloureuse :
— Dites-moi comment elle est… Très jolie, n’est-ce pas ?…
Jean répond, la voix lente, regardant en lui-même :
— Elle est mieux que jolie, le charme même ; car l’expression de son visage est le reflet de son intelligence… supérieure, de son cœur qui est fait de dévouement, de loyauté, de bonté…
— Oh ! que vous l’aimez !… Comment peut-elle dire « non », à l’homme qui la juge ainsi que vous venez de le faire !
— C’est qu’elle a des raisons que je devine peut-être…
— Et que vous ne pouvez vaincre ?
— J’essaierai, tout au moins ! Mais je ne suis pas sûr de réussir. Elle a une forte volonté, si droite, qu’elle ne fait que ce qui lui semble devoir être fait !
— Que c’est bien ! Je l’admire… Et je comprends qu’une insignifiante créature comme moi n’existe pas pour vous, qui pouvez comparer !
Jean proteste sincèrement.
— Madeleine, ne soyez pas injuste envers vous-même ! Vous savez maintenant pourquoi je voulais rester libre. Quand on a le cœur plein d’un être on ne peut songer à aucun autre, si charmant soit-il…
Un sourire sceptique effleure les lèvres qui n’en ont jamais connu de pareil. Elle répond, et son jeune visage est si sérieux qu’elle semble une nouvelle Madeleine :
— Vous avez bien raison d’être fidèle… malgré tout !… C’est seulement malheureux pour moi que nos mères aient ignoré… ce qui était… La manière d’être de maman m’avait accoutumée à la pensée que vous seriez… celui qui m’apporterait le bonheur que, toutes à nos âges, nous attendons avec tant de foi ! Et maintenant, c’est dur de renoncer à un espoir qui… était bon !
Elle s’arrête, mordant ses lèvres qui se contractent un peu, comme celles d’un enfant prêt à pleurer.
Jean est au supplice et stupéfait de l’entendre parler de la sorte. Jamais elle ne s’était révélée telle. Il voudrait lui dire les mots qui consolent, qui, tout au moins, engourdissent l’angoisse de la déception. Mais ceux-là mêmes, il ne peut les prononcer… Et, en son for intérieur, il est exaspéré contre l’imprudence de Mme de Serves et l’égoïsme de sa mère, qui, toutes deux, pour réaliser leurs projets, ont joué la paix de ce cœur d’enfant…
Alors, affectueux, il reprend :
— Petite Madeleine, je suis navré d’être pour vous la cause d’un moment de tristesse. Ne me faites pas regretter de vous avoir dit la vérité, parce qu’il me semblait plus… loyal que vous ne l’ignoriez pas…
— Oui, c’est mieux ainsi… Car, n’est-ce pas ?…
Elle s’arrête, regardant la prairie ensoleillée où elle a tant de chagrin ; puis les yeux levés vers Jean, elle interroge :
— … car, n’est-ce pas, je n’ai plus rien à espérer ?… Jamais je ne pourrai vous la faire oublier, elle ?…
Il prend la main qui chiffonne fiévreusement la robe blanche.
— Quand serai-je capable d’oublier !… Petite Madeleine, pour votre bonheur, que je désire bien fort, il ne faut plus penser à ce qui, sans doute, restera irréalisable… Sûrement, un autre viendra bientôt, qui vaudra beaucoup plus que moi ; et, libre de son cœur, vous aimera comme vous méritez si bien de l’être !… Nous deux, nous demeurerons de très bons amis, confiants l’un dans l’autre, heureux de tout ce qui nous arrivera de bon à l’un ou à l’autre… Toujours, Madeleine, je me souviendrai, moi, que vous vouliez bien me donner un trésor… Mais il ne m’était pas possible de le recevoir.
Elle l’écoute immobile. Une désolation infinie l’écrase et l’affole tout bas. C’est la première fois, dans son existence d’enfant gâtée, qu’elle voit son affection repoussée ; et elle s’étonne, en son inexpérience, qu’une épreuve si cruelle puisse l’atteindre, sans qu’elle l’ait méritée…
Elle sent aussi que Jean voudrait lui faire du bien ; et si elle s’abandonnait au mouvement qui frémit en elle, comme un bébé, elle se jetterait dans ses bras, pour qu’il berce sa peine… Mais elle est beaucoup trop bien élevée pour se conduire aussi ridiculement et elle sait très bien que, seule, elle doit porter son chagrin.
Dans leur distraite promenade, ils ont atteint la grand’route qui va la ramener chez elle, à Blonville. De sa raquette pendante, elle frôle les herbes qui bordent le sentier. Une dernière question s’échappe de ses lèvres :
— Est-ce que vous allez la revoir, elle ?
— Sûrement, oui.
— Bientôt ?
— A l’automne, quand je serai de retour à Paris.
— Et vous recommencerez à plaider votre cause ?
— Peut-être.
— Certainement ! corrige-t-elle de sa jeune voix sérieuse.
A son tour, il secoue les épaules.
— Aujourd’hui, je ne sais pas bien ce que je ferai alors !
Elle ne répond pas. Une résolution s’implante en son cœur. Elle n’acceptera d’épouser personne avant que Jean ait revu l’inconnue qu’il aime et soit fiancé, lui arrachant l’espoir — bien frêle ! — qui s’obstine à vivre encore en elle.
Ils sont sur la route où, pêle-mêle, bicyclettes, autos, charrettes filent vers Trouville et Villers. Le soleil de midi ruisselle sur les villas fleuries, sur les bois que cuivre l’automne, sur la mer éblouissante où la brise fait palpiter les voiles rousses.
— Au revoir, Jean, et merci d’avoir eu confiance en moi. Je garderai bien votre secret, dit Madeleine, très simple.
Elle lui a tendu la main. Doucement, il la porte à ses lèvres.
— J’en suis sûr. Au revoir, ma chère petite amie !
Et c’est vrai qu’il éprouve maintenant pour elle une sorte de fraternelle amitié.
Une clarté humide passe dans les yeux de Madeleine. Puis, sage, elle se détourne et s’en va, la tête penchée, tandis qu’un soupir d’allégement s’échappe de la poitrine de Jean.
— Ah ! Quelle matinée !