Il faut marier Jean!
II
A peine, elle a attiré son tricot qu’elle le laisse retomber. Dans la cour de l’hôtel, a sonné un sabot de cheval. Et bientôt, derrière la porte, une voix interroge joyeusement :
— Je puis entrer ?… Je ne vous dérange pas ? mère…
La portière est soulevée. Et Jean apparaît, encore en tenue de cheval, un peu poudreux, mais tout de même très élégant, comme un garçon habillé par le premier tailleur en renom, mince et robuste, ainsi que l’a fait son métier d’aviateur. Il est grand, souple, rasé à l’américaine, des yeux rieurs, couleur de noisette, la bouche ferme et câline, les cheveux châtains, coupés court. En résumé, donnant l’impression d’un beau garçon, très chic.
L’admiration de sa mère ne s’égare pas.
Il se penche vers Mme Dautheray et, tendrement, embrasse son front, tandis qu’elle s’exclame, l’attirant :
— Bonjour, mon grand. Quelle belle mine tu as ! Tu n’as pas rencontré ton oncle ?
— Non.
— Il sort d’ici. Et… il n’est pas très content d’apprendre que tu n’avais pas été à la Société ce matin…
— Par cet admirable temps ?… Il ne pensait pas sérieusement que j’aurais la stupidité d’aller m’y enfermer !… Mais, ma scrupuleuse maman, soyez rassurée. Je ne mérite pas les foudres de mon oncle. J’ai paru à la Société. J’y ai signé au moins quatre lettres préparées par son secrétaire. J’en ai lu un nombre à peu près égal, intéressantes particulièrement, arrivées par le courrier de ce matin. Puis, ayant, une fois de plus, constaté que ma présence ne servait à rien du tout, le torrent des affaires coulant à merveille sans moi, j’ai annoncé que je reviendrais tantôt. Et j’ai filé vers mes propres occupations. Je ne tenais pas à jouer la mouche du coche.
— Jean, oh ! Jean… Si ton père t’entendait !
— Il est vrai que je recevrais un abattage. Père avait le culte des Affaires, avec majuscule. Le Val d’Or était son paradis. Le mien, à cette heure, est perché ailleurs, c’est positif ! Si vous saviez, comme le matin était adorable au Bois, vous comprendriez que j’ai regretté de n’avoir pas abandonné le cheval pour l’aquarelle.
Jean a toujours eu le goût passionné de la peinture. Professionnels et simples connaisseurs s’entendent à dire qu’il est remarquablement doué, mais son père s’est — avec son inflexible volonté — refusé à le laisser orienter vers les beaux arts, lui permettant tout juste d’acquérir un joli talent d’amateur — seul autorisé pour le futur directeur du Val d’Or. D’ailleurs, depuis qu’il est libre de ses actions, il succombe sans scrupule à toutes ses tentations en peinture.
— Beaucoup de monde au Bois, ce matin ? interroge Mme Dautheray, qui le contemple extasiée.
Il a pris possession du fauteuil douillet où, une demi-heure plus tôt, trônait M. Desmoutières, et, par la fenêtre ouverte, contemple, d’un œil d’artiste, dans le ciel printanier, la course des frêles nuages, ourlés d’argent.
— Oui, beaucoup de monde ! Des poignées de jolies femmes, entre autres Marise de Lacroix qui montait avec son mari et son amie Mlle de Champtereux. Nous avons fait un temps de galop. C’était exquis ! Dieu ! que la vie est bonne en terre de France, et que vous avez eu raison de m’en faire le don ! maman.
Mme Dautheray est enchantée de cette joie juvénile. Mais elle se souvient des recommandations de son frère, et, en écolière docile, elle répond :
— Mon grand, je suis bien aise que tu sois ravi ! Mais, tout de même, tu ne dois pas oublier que la vie ne peut être une fête perpétuelle. Le travail doit y jour un rôle de contrepoids.
— Oh ! mère, que ce « contrepoids » est donc lourd ! Sûrement, ce n’est pas vous qui l’avez mis en branle !
— Mon Jean, tu n’es jamais sérieux ! Pourtant, j’aurais grand besoin que tu le sois, au moins un moment… J’ai à causer avec toi…
— De…? questionne-t-il distraitement. Il étudie un jeu de lumière sur la branche que la brise agite devant la fenêtre.
— De…
Elle s’aventure avec précaution.
— De nouveaux projets matrimoniaux qui viennent de m’être soumis pour toi…
— Ah ! encore ! Mais pourquoi diable l’humanité s’acharne-t-elle ainsi contre ma liberté, à peine reconquise ? Pourtant, après quatre années de guerre, j’ai bien le droit de vivre un peu à mon gré !
Il a l’air sérieusement révolté, et Mme Dautheray se sent toute contrite. Sa mine est si malheureuse que l’impatience de Jean s’évanouit ; d’autant qu’elle questionne, timide :
— Alors, tu ne veux pas savoir ?…
— Mais si, mère, je veux bien savoir tout ce que vous avez envie de me faire savoir ; dites, de quoi s’agit-il ?… Vous avez encore preneuse pour votre fils ?
— Preneuse ! Oh ! Jean, quel langage !… J’ai reçu ce matin une lettre de ma bonne amie de la Vrillère, qui me parle d’une jeune fille me donnant, ce me semble, toutes les garanties de bonheur pour toi !
— Comme les autres, marmotte-t-il. Et alors ? mère.
— Alors, je voudrais… je désirerais que tu la voies… pour commencer… avant les autres, nouvellement présentées…
— Les autres !… Comment, il y en a encore d’autres ?
Jean a l’air horrifié.
— Oui… hier, l’abbé Ouchy m’a soumis un projet…
Cette fois, Jean se dresse hors de sa bergère et se met à marcher, tel un lion en cage, que l’on a irrité. Puis il vient se camper devant Mme Dautheray.
— Écoutez-moi, maman ; expliquons-nous une bonne fois. En toute occasion, je vous entends déclarer : « Il faut marier Jean !… » Donc, il m’est impossible d’oublier l’avenir qui m’attend fatalement. Et que je ne repousse pas, en principe… Seulement, je suis bien résolu à ne devenir prisonnier du mariage que le jour où j’aurai rencontré la femme qui me plaira assez pour que la prison me paraisse charmante. Voilà tout !… Et c’est moi qui la choisirai !
Mme Dautheray n’ose pas protester.
Quand elle entend Jean s’exprimer, par exception, avec cette nette et ferme décision, elle a l’impression que son mari est ressuscité ; le maître absolu en ses volontés, devant qui tout et chacun devaient plier.
Jean, étonné de ne recevoir aucune réponse, regarde Mme Dautheray, ne pouvant croire à une si facile victoire. Elle paraît tellement consternée qu’il regrette un peu sa sortie. Il s’approche d’elle, prend sa main et la porte tendrement à ses lèvres.
— Maman, n’ayez pas cet air désespéré. On dirait qu’une catastrophe vient de s’abattre sur votre tête. Soyez tranquille, un jour ou l’autre, vous me verrez arriver chez vous, flanqué de la fiancée que vous me souhaitez si fort ! Vous le savez, je pratique le monde éperdument. J’accepte les thés, je joue la comédie, je danse avec nombre de jeunes personnes dont quelques-unes sont certainement charmantes… Vous-même, en avez une légion en réserve. Par conséquent, il est impossible que l’étincelle ne jaillisse pas à son jour.
— Tu crois ? Jean.
— Mais oui, je crois. Mère, ne vous désolez pas et soyez patiente, je vous en supplie. Si vous voulez bien avertir honnêtement les mères qui me pourchassent que je ne me sens pas du tout mûr pour le sacrement, je verrai vos protégées puisque vous en avez très fort envie. Êtes-vous satisfaite ?
— Oh ! oui, s’exclame Mme Dautheray avec effusion. Quand tu le veux, mon Jean, tu es un amour de garçon ! C’est vrai, je dois fort t’ennuyer… et pourtant ton oncle me recommandait tout à l’heure de bien m’en garder.
— Vraiment !
Jean est stupéfait de cette mansuétude imprévue dans la sentencieuse cervelle de M. Desmoutières et en cherche, une seconde, la raison, tandis que Mme Dautheray continue :
— C’est que je voudrais tant ne pas mourir sans avoir vu ta femme et mes petits-enfants !
— Mais pourquoi, mère, ne les verriez-vous pas ? Il n’est nullement question, pour vous, de mourir !
— Cela peut m’arriver.
— Naturellement, comme à tout le monde… Ma maman, que votre imagination ne complique donc pas à plaisir, pour vous et pour moi, l’existence qui ne se montre pas trop dure pour nous, reconnaissez-le. Profitons des bonnes heures qui nous sont accordées par la destinée.
Pieusement, elle corrige :
— Par Dieu !
— Et soyez bien gentille… Ne me tarabustez pas pour entrer dans la sage confrérie… Comprenez-moi bien…
Elle l’écoute, ses yeux candides redevenus un peu effrayés.
— Qu’est-ce que tu vas encore me dire ?
— Rien de terrible ! Ceci, tout simplement… Quand la guerre a éclaté, je n’étais qu’un gosse qui commençait à bien s’amuser. Pendant quatre ans, j’ai peiné comme les camarades et, par conséquent, je n’ai pas joui du tout de ma belle, de ma précieuse jeunesse… Eh bien, maintenant, il faut que je me rattrape. Mettez que je suis un vieux jeune homme. Je reprends ma vie, au point où je l’ai laissée en 1914… Je vous assure qu’après avoir vécu pour les autres pendant ces lugubres années, j’ai besoin de vivre un peu pour mon agrément personnel, avant de m’enserrer dans les devoirs… Je croyais qu’il vous était agréable d’avoir retrouvé votre grand garçon… Et vous ne pensez qu’à le donner à une autre ! Je suis froissé, mère.
— Mon chéri, tu ne parles pas sérieusement, n’est-ce pas ?… Je ne songe qu’à ton bonheur et à mes devoirs envers toi… L’abbé Ouchy me le répétait encore ces jours-ci : « Ma chère fille, il faut marier Jean ! »
— Bon Dieu ! maman, laissez, je vous en supplie, les conseils de l’abbé Ouchy au fond de son confessionnal. Ma pauvre maman, vous avez la rage de l’obéissance ! Je suis sûr que si l’abbé vous commandait de vous asseoir sur un poêle à pétrole en fonction, immédiatement, vous vous croiriez obligée de le faire !
— Oh ! Jean, peux-tu dire de pareilles insanités ! s’exclame Mme Dautheray, scandalisée. Mais, tout de même, elle rit, tant l’idée lui paraît bouffonne.
— Et, là-dessus, est-ce que nous ne déjeunons pas ?… J’ai une faim de cannibale… Je vais me mettre en tenue. A tout à l’heure, mère.
Et il disparaît, au moment même où le maître d’hôtel annonce :
— Madame est servie !