Il faut marier Jean!
IV
L’auto les emmène. Les femmes papotent gaiement, Marise ne pense plus du tout à ses soucis. Sabine écoute surtout, répond un peu, son regard indéchiffrable errant volontiers au dehors.
Et Jean est, de nouveau, envahi par une intense satisfaction de la vie. Il jouit d’être jeune, d’avoir, devant lui, deux très jolies femmes et, autour de lui, l’atmosphère lumineuse d’une fin d’après-midi printanière qui sent les violettes dont il a fleuri ses deux compagnes.
L’auto monte l’avenue des Champs-Élysées, d’une allure à écraser les plus prudents, puis stoppe devant le Palace où les équipages, allongés en une file imposante, annoncent la réunion select qu’abrite la coupole.
Jean saute à terre, fait descendre les jeunes femmes ; et tous trois, le majestueux escalier étant gravi, pénètrent dans le hall où, parmi les plantes vertes et les fleurs, au son d’une voluptueuse musique, devant les spectateurs immobilisés aux petites tables de thé, des couples très nombreux ondoient lentement avec cet air d’application qui caractérise les danses actuelles.
Les hommes, pour la plupart, sont très jeunes ; les plus âgés, de toute évidence, appartiennent à la phalange des inoccupés, parmi les gens du monde. Quelques uniformes évoluent avec une conviction recueillie. Mais jeunes femmes et jeunes hommes semblent accomplir une fonction sérieuse ; le plus grand nombre, avec infiniment de grâce et une sensibilité extrême du rythme suggestif de la musique.
Le tango triomphe pour l’instant.
Jean a introduit ses compagnes dans leur loge où, lentement, elles écartent leur manteau et attirent regards, saluts, sourires de bienvenue.
Ce dancing est devenu une sorte de cercle, à l’usage des femmes du vrai monde qui tiennent à s’amuser et y viennent, à l’heure du thé, se retrouver, se recevoir, s’offrir les tours de tango et autres danses qui les tentent ; voire aussi se critiquer, se jalouser et flirter, oh ! combien ! A cet effet, le hall du Dancing-Palace est le temple même de la coquetterie.
De la main, Marise répond à des amies qui lui font signe, tandis que l’orchestre répand le flot d’une harmonie grisante et berceuse qu’accompagne la voix passionnée d’un chanteur tonitruant.
— Ce n’est pas mal, ce qu’ils jouent là ! remarque Jean.
— Oui, c’est tentant, approuve Sabine. Voulez-vous que nous le dansions ?
Marise, un brin gourmande, proteste :
— Mais… mais nous allons goûter d’abord. Il est tard. Je meurs de faim. Vous, pas ? Sabine.
— Chère, le plateau n’est pas encore apporté. Nous avons le temps de faire un tour, n’est-ce pas ? monsieur Dautheray… Et voici justement Givres qui vient vous faire sa cour. Vous n’allez pas vous ennuyer !
En effet, un garçon plutôt laid mais infiniment chic, est au seuil de la loge, tout souriant d’arriver bon premier auprès de la jolie baronne de Lacroix. Il s’assied à la place laissée vide par Sabine ; cependant que les deux danseurs descendent les quelques degrés qui les amènent au parquet où glissent les couples.
Et, tout de suite, ils s’enlacent étroitement, comme l’exige le tango ; également souples pour suivre le dessin de la musique, sur laquelle, en perfection, se modèlent leurs mouvements.
La main de Jean s’appuie sur l’étoffe soyeuse et mince sous laquelle il sent le jeune corps autant que si Sabine était nue. Contre sa poitrine d’homme, frôle la délicate poitrine, libre de l’étreinte du corset. Les visages sont si proches qu’un imperceptible mouvement mettrait, sous les lèvres de Jean, la peau fraîche qui fleure le muguet, et dont un rose plus vif aux joues, souligne le triomphant éclat.
Ils n’échangent pas une parole, tout au plaisir des mouvements rythmés qu’ils goûtent intensément, l’un comme l’autre… A ce point qu’ils ne remarquent même pas l’attention flatteuse qui les suit, car ils sont, certes, parmi les meilleurs des danseurs de tango présents. Harmonieusement, ils déroulent leur marche lente, la jupe étroite de Sabine attachée à la silhouette masculine. Un étrange sourire erre sur sa bouche un peu entr’ouverte ; l’expression est lointaine des noires prunelles de velours…
Et lui, Jean, se livre tout entier à la jouissance de tenir entre ses bras une forme charmante et de s’abandonner au rythme d’une musique qui agit sur lui à la manière d’un parfum, violent et doux.
Au passage, son regard, un peu voilé, effleure le drap bleu pâle d’un uniforme. Et, soudain, un bizarre réveil se fait brutalement, une seconde, en son cerveau, des jours tragiques qu’il a vécus pendant plusieurs années…
Ces jours — dont il ne parle jamais — ont-ils vraiment existé ?… Y a-t-il si peu de temps qu’il se battait sans penser à rien d’autre, qu’il a connu les souffrances de la captivité, pendant sept longs mois ?… Dans cette atmosphère de plaisir, tout ce passé lui paraît invraisemblable… A ce point, qu’il secoue la tête, comme pour écarter un cauchemar…
Et la sombre vision disparaît.
Cependant, l’orchestre jette ses derniers accords. La voix du chanteur se tait sur une note ardente comme un appel.
Alors, Jean et Sabine s’arrêtent lentement, à regret, encore grisés un peu, reconnaissants du plaisir qu’ils viennent de se donner l’un à l’autre.
Une seconde, leurs prunelles se confondent ; mais déjà, ils reprennent l’entière possession d’eux-mêmes. Et Jean s’exclame, avec sa vivacité joyeuse :
— Oh ! Sabine, c’est un rêve du paradis de Mahomet de danser avec vous !
Elle rit un peu, écartée de lui, revenant vers la loge de Marise.
— Le compliment peut vous être renvoyé. Oui, nous venons de goûter des minutes charmantes que nous retrouverons tout à l’heure…
— Pourquoi pas tout de suite… Entendez-vous ? l’orchestre reprend déjà !
— Oui, mais Marise nous attend pour goûter !… Vous êtes insatiable de danse ! J’ai très soif de mon thé…
— Et moi, j’ai soif de vous, Sabine…
Sans répondre, moqueuse, elle hausse un peu les épaules ; mais son sourire est caressant et une lueur, discrètement triomphante, luit au fond de ses prunelles.
Jean la suit, l’œil charmé par son allure de nymphe qu’aurait habillée un couturier parisien.
Littéralement, ce qu’il lui a dit est la vérité. Elle le grise par sa beauté dont elle distille le charme avec une coquetterie savante. Et il y a plus d’un moment où il se demande, presque surpris, pourquoi il ne prononce pas les paroles décisives qui lui donneraient, il le sent, cette patricienne exquise.
Peu lui importe que les Champtereux dissipent avec insouciance leur patrimoine familial ; — le père au jeu, surtout ; la marquise, la belle marquise de Champtereux, par ses toilettes et ses réceptions ; leur héritier, Hugues, dans les plaisirs de toute sorte qu’il s’accorde sans compter, certain que le jour où il voudra, son nom et sa personne lui apporteront la dot réparatrice.
Pour Jean, la question d’argent n’existe pas. Jamais il n’a eu à en tenir compte, et il l’ignore.
Alors quoi ?… Comme flirt, il goûte infiniment la belle créature qui a l’art d’exaspérer son attrait vers elle, en accordant peu… très peu.
Mais, il s’agit d’épouser ?… Aussitôt, surgissent, en lui, d’obscures et singulièrement fortes résistances. En somme, il ne connaît d’elle que la mondaine dont la hautaine liberté d’allures le charme et — en son for intérieur — le choque. Avec son injustice masculine, il condamne tout bas ce qu’il est ravi de recevoir. En vain, il cherche à pénétrer ce qu’elle est. Sa personnalité intime demeure invisible… Quelle est la qualité de son cœur ? Quelle somme de délicatesse, de générosité, de droiture renferme son âme, dont les replis sont jalousement voilés ? Jusqu’à quel point a-t-elle les préjugés, les idées de sa caste ?…
Pas un brin poseuse, si intelligente soit-elle, naïvement, elle est snob. Elle a une façon de dire : « Il ou elle n’est pas de notre monde », que Jean note comme une faiblesse amusante et imprévue, à une époque de démocratie, mais qui met entre elle et lui, une imperceptible distance que son orgueil d’homme lui a, jusqu’alors, rendu impossible de franchir. Tenace, il a l’intuition que, s’il n’était pourvu d’une fortune considérable, Sabine de Champtereux, quoiqu’il lui plaise, qu’elle le tienne pour un garçon chic, s’arrêterait devant son nom sans titre qui le met, lui aussi, en dehors de « son monde »…
Et aussi fier qu’elle-même, il garde son entière liberté, tout en jouissant des avantages du flirt.
— Eh bien ! Dautheray, vous venez de faire un tour de tango ? jette une voix masculine.
Jean cesse de contempler Sabine. C’est Hugues de Champtereux qui l’interpelle, la main tendue, aussi séduisant que sa sœur.
Et tous trois, devisant, regagnent la loge où Marise grignote des gâteaux avec son cavalier servant et ses amies.