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Il faut marier Jean!

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VIII

— Hélène, je ne vous dérange pas ? Je puis entrer ?

Jean est sur le seuil du petit logis où Hélène a fini, à peu près, de s’organiser. C’est elle-même qui est venue lui ouvrir, car la vieille Odile a emmené Bobby s’ébattre sur les pelouses de la Muette.

Hélène a une robe de maison, d’un mauve de Parme, très souple, qu’une haute ceinture ajuste à la taille. Avec ses manches au coude, son cou nu sous les cheveux mordorés, et surtout avec l’éclat de sa peau fraîche, elle ressemble à une vraie jeune fille.

Et Jean, de nouveau, son œil de peintre charmé, se sent agréablement surpris devant cette Hélène inconnue qui lui donne l’impression d’une fleur soudain épanouie.

Elle lui a tendu la main d’un geste amical et l’introduit en souriant :

— Vous ne me dérangez pas du tout. Au contraire, vous me faites très grand plaisir. C’est gentil à vous d’avoir trouvé le temps d’une visite à votre vieille amie !

Il la sent si sincère qu’il en éprouve une impression très agréable.

— Cela n’est pas gentil du tout, puisque je m’offre ainsi une vive satisfaction. Et ne croyez pas que je parle de la sorte par politesse. C’est la vérité vraie que je vous dis. Je vous ai si mal vue, c’est-à-dire pas du tout, le jour de votre réapparition chez mère ! J’avais, depuis lors, la tentation très forte de venir vous trouver, pour renouveler connaissance… Et puis…

— Quoi ?

— Et puis, je craignais d’être indiscret, de vous gêner dans votre installation. Mais, hier, mon architecte m’a demandé si j’étais content des travaux effectués chez vous. Alors, comme j’avais une raison pour le faire, je suis venu… Voilà !

Il raconte, avec une vivacité gamine qui amuse Hélène.

— Ainsi, vous venez en propriétaire scrupuleux ? Eh bien ! j’espère que vous allez être ravi autant que je le suis moi-même.

— Vous l’êtes ?… Oh ! tant mieux ! Comme vous avez bien arrangé votre « home » ! C’est charmant, chez vous !

— Réellement ?… Vous trouvez ?

Elle a l’air enchanté. Et avec autant de sympathie que Jean, elle regarde l’atelier qu’elle a tendu de voiles indiens et décoré de meubles anciens, bahut, crédence, fauteuils et chaises d’antan qui, jadis, étaient chez son père et qu’elle a conservés, au moment de son mariage. Près du piano à queue, au-dessus du long divan, courent des rayons de livres. Sur la dernière planche, quelques bibelots de choix, statuettes de Saxe et de Tanagra ; vases divers, cristaux, grès flammés, cuivres où le soleil printanier allume des éclairs. Devant la baie de l’atelier, à demi entr’ouverte sur l’horizon vert du Bois, la table à écrire, fleurie de quelques roses ; des livres, des revues, des papiers ; le buvard ouvert où le porte-plume est demeuré posé sur la page que raye la haute écriture d’Hélène, nette et ferme. La jeune femme devait écrire quand il est arrivé.

Avec conviction, Jean répète :

— Oui, c’est charmant ! Comme vous avez su tirer parti de ce gîte microscopique ! Vraiment, vous pouvez tous y tenir ?

— Mais, très bien… Bobby et moi nous avons la chambre. La petite pièce attenante me sert de cabinet de toilette ; et, pour l’instant, j’ai mis ma vieille Odile dans la deuxième chambre. On vous montrera cela un jour.

— Mais… mais vous n’avez pas de salle à manger ? remarque Jean, habitué à un somptueux confort.

Hélène rit gaiement :

— Ce coin de l’atelier, où vous voyez une table, représente notre salle à manger. Vous pensez bien que Bobby et moi n’avons pas besoin de grand’place et… je ne suis guère en état d’avoir des réceptions.

— Hélène, vous êtes toujours la personne ingénieuse que j’ai connue jadis… Ah ! cela me fait un plaisir plus vif encore que je ne le supposais, de vous retrouver ! C’est vrai que depuis ma prime jeunesse, j’étais accoutumé à voir en vous une chère petite amie !

Elle répète :

— « J’étais… » Mais il ne faut pas parler au passé. Maintenant que je suis toute seule, plus que jamais, j’ai besoin de savoir que je puis, à l’occasion, m’appuyer sur une amitié sûre.

Elle sourit. Mais il y a quelque chose d’un peu triste dans l’accent et d’indéfinissable — Jean en a l’impression — au fond des yeux qui se posent sur lui bien franchement, sans coquetterie aucune. D’un élan, il saisit la main appuyée sur le bras du fauteuil.

— Certes, oui, Hélène, autant que vous voudrez bien me le permettre, je demeurerai votre ami très dévoué.

— Toujours alors ! jette-t-elle, le ton mi-plaisant, mi-sérieux.

— Toujours, c’est cela. Comme au temps où je me laissais gronder par votre jeune sagesse…

— Vous lui faisiez bien de l’honneur !

— C’était instinctif ! Les vertes semonces de père, les lamentations de maman me laissaient tout à fait froid ou m’exaspéraient… Mais votre blâme, à vous, m’était insupportable !… Car…, ne riez pas, Hélène, je vous estimais très fort ! Vous aviez un petit air sage, un peu grave, une expression de droiture qui me donnaient, je m’en aperçois maintenant…, une façon de respect pour vous…

— Rien que cela ?… Oh !… oh !…

Elle rit. Mais, décidément, au fond de ses yeux, l’ironie est mélancolique.

— J’espère que cette flatteuse impression va subsister !

— Je le crois… Je suis sûr… à peu près… que vous êtes toujours vous, au fond…; quoique vous ayez beaucoup changé !

— Encore cette idée ?… Je ne suis plus une gamine, mais une femme… Voilà tout !

— Peut-être, oui, c’est cela…

Malgré lui, son regard glisse vers le portrait de Marcel Heurtal posé sur le piano, en vis-à-vis de celui de Bobby. C’est donc cet homme, au masque volontaire, qui a eu le don de créer la femme charmante qu’est aujourd’hui Hélène ?

Ce disparu déplaît soudain à Jean aussi fort que s’il vivait encore, et ses yeux courent vers la figure ronde de Bobby, campé les mains derrière le dos, dans une attitude drôle de vieux philosophe qui réfléchit… Alors, sans prendre garde à l’absence de transition, il s’exclame :

— Hélène, il faudra que vous me fassiez faire la connaissance de Bobby. Quand vous l’avez amené à mère, j’étais naturellement absent…

— A vos affaires ! glisse-t-elle, taquine.

Il se met à rire.

— Maman vous a gratifiée de ses doléances. Pour être honnête, elle aurait dû ajouter que je lui avais déclaré ma sincère résolution de devenir un homme d’affaires quand j’entrerai en ménage.

— Est-ce pour cette raison que vous montrez si peu d’empressement à convoler ? Avouez !

— Mais je n’ai rien de pareil à avouer. La très simple vérité est qu’il me paraîtrait impossible de perdre ma précieuse liberté en l’honneur d’une créature qui me serait indifférente.

Une ombre passe dans les yeux bleu pastel, et un peu railleuse, une imperceptible amertume dans la voix, elle interroge :

— Vous voulez le grand amour ? Que vous êtes exigeant ! Ça n’existe guère que dans les romans, le grand amour ! Dans la vie, on l’espère, on l’entrevoit un instant parfois…, ou du moins on croit l’apercevoir. Vite, on approche. Et alors on constate qu’on a couru après une bulle de savon qui ne laisse aux doigts qu’un peu de mousse quand on veut la saisir, c’est-à-dire… rien !

Il la contemple, surpris :

— Hélène, que vous êtes décevante… et déçue !

— La vie m’a appris qu’en matière de bonheur, le conseil de la sagesse est celui-ci : « Bienheureux ceux qui n’espèrent rien de bon, car leur attente ne sera pas trompée ! » Mais, après tout, il y a toujours des privilégiés. Je désire pour vous, Jean, que vous soyez une heureuse exception.

— Pourquoi aurais-je pareille chance ? Que faites-vous de la justice ?

— Oh ! la justice de ce monde ! Mais je me souviens que, pour votre compte, vous en aviez un souci extrême. Aujourd’hui, il y a encore en vous du petit garçon qui voulait toujours partager avec ses camarades, moi y comprise…; et d’où est sorti le grand garçon qui, pendant la guerre, n’acceptait de sa mère, paquets et douceurs, qu’à la condition de recevoir assez, pour partager avec les camarades moins gâtés.

Fugitive, une flamme monte et disparaît sur le visage de Jean dont les sourcils se sont rapprochés.

— Vous trouvez cela extraordinaire ? Hélène. A moi, cela paraît si naturel que je ne conçois même pas la possibilité d’agir d’autre manière. Mère a la manie de me jucher sur une façon de piédestal qui me rend ridicule. J’aurais pensé, puisqu’elle ne peut s’empêcher de parler de moi, qu’elle se bornerait à vous répéter son refrain : « Il faut marier Jean ! »

— Bien entendu, elle m’a entretenu de ses désirs à ce sujet et de ses efforts pour vous découvrir la fiancée rêvée.

— Oui, elle cherche ! approuve Jean philosophiquement.

— Et vous n’avez pas du tout envie qu’elle trouve ?

— Ah ! fichtre non ! Je souhaite du moins qu’elle trouve le plus tard possible !… A l’heure présente, j’ai une si agréable existence !

Il n’a pas achevé sa phrase qu’il en éprouve un regret aigu.

Ce n’étaient pas là des paroles à prononcer devant une femme pour qui la vie est sévère. Mais elle ne paraît pas avoir remarqué l’égoïsme inconscient de ce garçon fortuné, et répond amicale :

— Mon ami Jean, profitez de votre bon temps. C’est très sage… Mais, tout de même, ne repoussez pas, en principe, les jeunes personnes que votre mère vous découvre… Peut-être, dans le nombre, se trouve l’élue…

— Hélène, je vous assure que je n’ai pas de parti pris… Je mets même une admirable complaisance à voir les fiancées possibles qui, par la grâce de maman, se présentent successivement, nombreuses comme les vagues de la mer. Ça ne m’ennuie pas autrement, d’ailleurs… Je suis le spectateur qui regarde un défilé au fond de son fauteuil, et j’attends le jour où apparaîtra celle qui me donnera envie de me lever pour courir à elle et la retenir à jamais…

Il s’interrompt une seconde, puis achève gaiement :

— Remarquez-vous, Hélène, comme, vite, nous revenons à nos habitudes d’autrefois ? Tout de suite, je me reprends à vous conter mes petites affaires ! Je le sentais bien que vous alliez redevenir ma confidente.

Au fond des prunelles de la jeune femme, il y a une expression tout ensemble moqueuse et désabusée. Mais elle sourit :

— C’est convenu. Vous viendrez me confier vos projets matrimoniaux. Nous en causerons ensemble et ma vieille expérience vous dira ce qu’elle en pense, si vous le souhaitez… Du moins, j’espère que j’en aurai le loisir.

— Pourquoi ne l’auriez-vous pas ?

— Tout dépendra des occupations que je vais trouver.

— Des occupations ? Est-ce que vraiment, Hélène, vous ne pouvez vivre tout à votre guise, chez vous, avec Bobby ?

Elle rit de la mine presque anxieuse de Jean. Elle s’est levée pour abaisser un peu le store et arrêter l’entrée éblouissante du soleil printanier. Debout, elle est droite et fine, avec un air de tranquille indépendance. Et Jean a l’intuition qu’il y a des trésors d’énergie dans cette délicate créature.

Elle revient s’asseoir, tout en répondant alertement :

— J’ai mon boy à élever, donc il me faut me débrouiller.

— Oui, je comprends, oui…, dit-il embarrassé de sa luxueuse existence devant cette jeune femme sur qui pèse impérieusement la loi du travail. Mais que croyez-vous pouvoir faire ?

— Je cherche de quel côté m’orienter pour le mieux. J’ai déjà revu de vieux amis de mon père, particulièrement l’un d’eux qui a beaucoup de relations dans le monde littéraire, pour les prier de me dénicher, si possible, quelque poste de secrétaire m’occupant quelques heures par jour. C’est ce qui me conviendrait surtout, à cause de Bobby que je veux quitter le moins possible.

— Et vous pensez que vous trouverez ? insiste-t-il, impatient de ne pouvoir rien.

— Je l’espère bien ! fait-elle avec son joli sourire résolu. Jean, n’ayez pas cet air consterné ! Très sincèrement, cela m’intéresse bien plus de travailler, que de mener une existence vide de belle dame… J’adore le travail… Et je serais bien ingrate s’il en était autrement… Lui seul, Bobby excepté, m’a donné le courage de me reprendre à vivre.

— Ma pauvre Hélène !

— Ne me plaignez pas !… Vous vous souvenez peut-être…, j’ai toujours eu un esprit avide d’aliments, sans doute parce qu’il était très curieux et avait reçu le don sans prix de découvrir partout des sources d’intérêt…

— Une fière chance, en effet.

— Pour moi, c’est un plaisir toujours renaissant d’observer, de voir, de lire, de comprendre, de faire de la musique, d’en entendre. Aussi je suis bien certaine que ma modeste vie, même chargée de vilaines difficultés matérielles, sera riche en fêtes, car je me les donnerai à moi-même. Donc, je finis mon petit discours comme je l’ai commencé. Mon ami Jean, je ne suis pas à plaindre !

— Quelle vaillante vous êtes ! Hélène.

Elle a un léger haussement d’épaules et un sourire détaché.

— Je suis comme je suis ! Il m’est impossible de me passer d’une vie très remplie ! Vous y viendrez aussi, Jean… Je suis sûre que vos seules distractions de clubman finiront par vous lasser.

Il la regarde, la mine contrite et gamine.

— Peut-être !… mais je n’en suis pas encore là, madame mon confesseur ; si vous saviez comme j’ai envie de m’amuser encore, avant d’être englobé dans la phalange des gens sérieux qui, fatalement, m’absorbera !

— Eh bien ! amusez-vous, bébé…

— Je vous parais tout à fait gosse, n’est-ce pas ? sage petite madame. Je suis en retard pour mon âge, c’est vrai… Mais songez que je viens de guerroyer quatre ans, juste à l’âge où les jeunes ont, le plus aigu, l’appétit du plaisir.

— Oui… oui… Vous avez des circonstances atténuantes !… Allez en paix, mon enfant, finit-elle d’un ton de joyeux badinage. Et…

— Et, filez vite !… Hélène, je ne comptais rester qu’un instant. Et… je n’ose penser aux minutes que je viens de vous faire perdre…

Les prunelles lumineuses se posent sur lui.

— N’ayez pas de remords ! J’ai trouvé une douceur extrême à bavarder avec vous, comme au temps jadis… C’était une résurrection de ma jeunesse.

— Alors… alors… je pourrai revenir ?

— Si vous n’êtes pas trop gourmand… oui, de temps à autre… Et toutes les fois où je pourrai vous être bonne à quelque chose…

— Ah ! Hélène, j’avais bien deviné, vous êtes toujours la même… Vous ne pensez qu’aux autres !

— Eux seuls m’intéressent. Moi, je ne compte plus !

Elle a parlé, simple, comme énonçant une chose toute naturelle ; et il la sent si sincère qu’il ne relève pas ses paroles.

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