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Jean Sbogar

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Ch. II

II

Ce sont des hommes redoutables que le désir de voir du sang tient éveillés pendant les plus longues nuits d’hiver, et qui égorgeraient une jeune mariée pour avoir son collier de perles.

CONDOLA.

L’Istrie, successivement occupée et abandonnée par des armées de différentes nations, jouissait d’un de ces moments de liberté orageuse qu’un peuple faible goûte entre deux conquêtes. Les lois n’avaient pas encore repris leur force, et la justice suspendue semblait respecter jusqu’à des crimes qu’une révolution pouvait rendre heureux. Dans les grandes anxiétés politiques, il y a une sorte de sécurité attachée à la bannière des scélérats; elle peut devenir celle de l’État et du monde, et les hommes mêmes qui se croient vertueux la respectent par prudence. La multiplicité des troupes irrégulières, levées au nom de l’indépendance nationale et presque à l’insu des rois, avait familiarisé les citoyens avec ces bandes armées qui descendaient à tout moment des montagnes, et qui se répandaient de là sur tous les bords du golfe. Presque toutes étaient animées des sentiments les plus généreux, conduites par le dévoûment le plus pur; mais par derrière elles se formait du rebut de ces hommes violents, pour qui les désordres de la politique ne sont qu’un prétexte, une ligue redoutable à tous les gouvernements et désavouée de tous. Ennemie décidée des forces sociales, elle tendait ouvertement à la destruction de toutes les institutions établies. Elle proclamait la liberté et le bonheur, mais elle marchait accompagnée de l’incendie, du pillage et de l’assassinat. Dix villages fumants attestaient déjà les horribles progrès des Frères du bien commun. C’est ainsi que s’était nommée d’abord, avant de se mettre au-dessus de toutes les convenances et de violer toutes les lois, la troupe sanguinaire de Jean Sbogar.

Les brigands avaient paru à Santa-Croce, à Opschina, à Materia; on assurait qu’ils occupaient même le château de Duino, et que c’était du pied de ce promontoire qu’ils se jetaient, à la faveur de la nuit, comme des loups affamés, sur tous les rivages du golfe, où ils portaient la désolation et la terreur. Les peuples épouvantés se précipitèrent bientôt sur Trieste. La casa Monteleone surtout était loin d’être un asile sûr. Un bruit s’était répandu qu’on avait vu Jean Sbogar lui-même errer, au milieu des ténèbres, sous les murailles du château. La renommée lui donnait des formes colossales et terribles. On prétendait que des bataillons effrayés avaient reculé à son seul aspect. Aussi n’était-ce point un simple paysan d’Istrie ou de Croatie, comme la plupart des aventuriers qui l’accompagnaient. Le vulgaire le faisait petit-fils du fameux brigand Sociviska, et les gens du monde disaient qu’il descendait de Scanderberg, le Pyrrhus des Illyriens modernes. Les hommes simples, qui sont toujours amoureux de merveilles, ornaient son histoire des épisodes les plus singuliers et les plus divers; mais on s’accordait à avouer qu’il était intrépide et impitoyable. En peu de temps, son nom avait acquis le crédit d’une tradition des temps reculés, et dans le langage figuré de ce peuple, chez qui toutes les idées de grandeur et de puissance se réunissent dans celle d’un âge avancé, on l’appelait le vieux Sbogar, quoique personne ne sût quel nombre d’années avait passé sur sa tête, et qu’aucun de ses compagnons, tombé entre les mains de la justice, n’eût pu donner sur lui le moindre renseignement.

Madame Alberti, qu’une imagination facile à ébranler disposait à accueillir les idées extraordinaires, et qui s’était occupée de Jean Sbogar depuis le moment où le nom de cet homme avait frappé ses oreilles pour la première fois, ne tarda pas à sentir la nécessité de quitter la casa Monteleone pour Trieste; mais elle cacha ses motifs à Antonia, dont elle redoutait la sensibilité. Celle-ci avait entendu parler aussi des Frères du bien commun et de leur capitaine; elle avait pleuré sur des crimes dont ils se rendaient coupables, quand le récit lui en était parvenu; mais cette impression laissait peu de traces dans son esprit, parce qu’elle comprenait mal les méchants: il semblait qu’elle évitât de penser à eux, pour n’être pas forcée de les haïr. Ce sentiment passait la mesure de ses forces.

La position de Trieste a quelque chose de mélancolique qui serrerait le cœur, si l’imagination n’était pas distraite par la magnificence des plus belles constructions, par la richesse des plus riantes cultures. C’était le revers d’un rocher aride, embrassé par la mer; mais les efforts de l’homme y ont fait naître les dons les plus précieux de la nature. Pressé entre la mer immense et des hauteurs inaccessibles, il offrait l’image d’une prison; l’art, vainqueur du sol, en a fait un séjour délicieux. Ses bâtiments, qui s’étendent en amphithéâtre depuis le port jusqu’au tiers de l’élévation de la montagne, et au delà desquels se développent, de degrés en degrés, des vergers d’une grâce inexprimable, de jolis bois de châtaigniers, des buissons de figuiers, de grenadiers, de myrtes, de jasmins, qui embaument l’air, et au-dessus de tout cela la cime austère des Alpes illyriennes, rappellent aux voyageurs qui traversent le golfe l’ingénieuse invention du chapiteau corinthien: c’est une corbeille de bouquets, frais comme le printemps, qui repose sous un rocher. Dans cette solitude ravissante, mais bornée, on n’a rien négligé pour multiplier les sensations agréables. La nature a donné à Trieste une petite forêt de chênes verts, qui est devenue un lieu de délices: on l’appelle, dans le langage du pays, le Farnedo, ou le Bosquet. Jamais ces divinités champêtres, dont les heureux rivages de l’Adriatique sont la terre favorite, n’ont prodigué, dans un espace de peu d’étendue, plus de beautés faites pour séduire. Le Bosquet joint souvent même à tous ses charmes celui de la solitude; car l’habitant de Trieste, occupé de spéculations lointaines, a besoin d’un point de vue vaste et indéfini comme l’espérance. Debout sur l’extrémité d’un cap, et sa lunette fixée sur l’horizon, son plaisir est de chercher une voile éloignée, et depuis le Farnedo on n’aperçoit pas la mer. Madame Alberti y conduisait souvent son Antonia, parce que là, seulement, elle trouvait le tableau d’un monde étranger à celui où sa pupille avait vécu jusqu’alors, et capable d’exciter dans sa jeune imagination le désir des sensations nouvelles. Pour une âme vive, le Farnedo est à mille lieues des villes; et madame Alberti cherchait à développer en Antonia cet instinct de l’immensité qui atténue les impressions locales, et qui les rend moins durables et moins dangereuses. Elle avait déjà assez d’expérience de la vie pour savoir qu’être heureux ce n’est que se distraire.

La fête du Bosquet des chênes avait d’ailleurs le charme le plus piquant pour madame Alberti. Élevée comme un homme dont on veut faire un homme instruit, elle connaissait les poètes, et avait rêvé souvent ces danses d’Arcadie et de Sicile, qui ont tant d’agréments dans leurs vers. Elle se les rappelait, au costume près, en voyant le berger istrien dans son habit flottant et léger, chargé de nœuds et de rubans, sous son large chapeau couronné de bouquets de fleurs, soulever en passant et remettre sur le gazon la jeune fille qui lui échappe, la tête voilée, sans avoir été reconnue, et qui se perd, dans un autre groupe, au milieu de ses compagnes, semblables entre elles. Souvent une voix s’élève tout à coup parmi les danseurs, celle d’un aventurier des Apennins, qui chante quelques strophes de l’Arioste ou du Tasse: c’est la mort d’Isabelle ou celle de Sophronie; et chez cette nation qui jouit de toutes ses émotions, et qui est fière de toutes ses erreurs, les illusions d’un poète sont des autorités qui demandent des larmes. Un jour, comme Antonia pénétrait à côté de sa sœur au milieu d’une de ces assemblées, elle fut arrêtée par le son d’un instrument quelle ne connaissait point: elle s’approcha et vit un vieillard qui promenait régulièrement sur une espèce de guitare, garnie d’une seule corde de crin, un archet grossier, et qui en tirait un son rauque et monotone, mais très bien assorti à sa voix grave et cadencée. Il chantait, en vers esclavons, l’infortune des pauvres Dalmates, que la misère exilait de leur pays; il improvisait des plaintes sur l’abandon de la terre natale, sur les beautés des douces campagnes de l’heureuse Macarsca, de l’antique Trao, de Curzole aux noirs ombrages; de Cherso et d’Ossero, où Médée dispersa les membres déchirés d’Absyrthe; de la belle Épidaure, toute couverte de lauriers roses; et de Salone, que Dioclétien préférait à l’empire du monde. A sa voix, les spectateurs d’abord émus, puis attendris et transportés, se pressaient en sanglotant; car dans l’organisation tendre et mobile de l’Istrien, toutes les sympathies deviennent des émotions personnelles, et tous les sentiments des passions. Quelques-uns poussaient des cris aigus, d’autres ramenaient contre eux leurs femmes et leurs enfants; il y en avait qui embrassaient le sable et qui le broyaient entre leurs dents, comme si on avait voulu les arracher aussi à leur patrie. Antonia surprise s’avançait lentement vers le vieillard, et en le regardant de plus près, elle s’aperçut qu’il était aveugle comme Homère. Elle chercha sa main pour y déposer une pièce d’argent percée, parce qu’elle savait que ce don était précieux aux pauvres Morlaques, qui en ornent la chevelure de leurs filles. Le vieux poète la saisit par le bras et sourit, parce qu’il s’aperçut que c’était une jeune femme. Alors, changeant sur-le-champ de mode et de sujet, il se mit à célébrer les douceurs de l’Amour et les grâces de la jeunesse. Il ne s’accompagnait plus de la guzla, mais il accentuait ses vers avec bien plus de véhémence, et rassemblait tout ce qu’il avait de forces, comme un homme dont la raison est dérangée par l’ivresse ou par une passion violente; il frappait la terre de ses pieds, en ramenant vivement vers lui Antonia, presque épouvantée:

« Fleuris, fleuris, — s’écriait-il, — dans les bosquets parfumés de Pirano, et parmi les raisins de Trieste qui sentent la rose! Le jasmin lui-même, qui est l’ornement de nos buissons, périt et livre sa petite fleur aux airs, avant qu’elle se soit ouverte,dans les plaines empoisonnées de Narente. C’est ainsi que tu sécherais, si tu croissais, jeune plante, dans les forêts qui sont soumises à la domination de Jean Sbogar. »


Ch. II fin
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