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Jean Sbogar

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Ch. V

V

O mon Dieu! vous ne confondrez pas dans les rigueurs de votre justice l’innocent avec le coupable! Frappez, frappez cette tête depuis longtemps condamnée! elle se dévoue à vos jugements; mais épargnez cette femme et cet enfant que voilà seuls au milieu des voies difficiles et périlleuses du monde! N’est-il point parmi ces pures intelligences, premier ouvrage de vos mains, quelque ange bienveillant, favorable à l’innocence et à la faiblesse, qui daigne s’attacher à leurs pas, sous la forme du pèlerin, pour les préserver des tempêtes de la mer, et détourner de leur cœur le fer acéré des brigands?

PRIÈRE DU VOYAGEUR.

A cette époque, des affaires très importantes, que leur père avait laissées à régler à Venise, y demandèrent la présence de madame Alberti. Elle regarda cette circonstance comme la plus heureuse qui pût arriver dans l’état d’Antonia, et se persuada de nouveau que les impressions fâcheuses qui avaient altéré son jugement, et qui paraissaient dépendre de l’influence des lieux et des souvenirs, céderaient enfin à un changement total d’habitude et de genre de vie. La grande fortune dont elles jouissaient leur permettait de se procurer, dans cette ville opulente et magnifique, tous les plaisirs que le luxe et les arts y réunissent de tous les points du monde; et cette nouvelle espèce d’émotion, qui s’adresse plus à l’imagination qu’à la sensibilité, offrait infiniment moins de danger pour une âme irritable que celles qui résultent de la contemplation des beautés naturelles de l’univers, dont la grandeur imposante accable la pensée. Le voyage de Venise fut donc résolu, et jamais Antonia n’avait reçu aucune nouvelle avec plus de joie. Trieste était devenu pour elle un palais magique, où, sans cesse observée par des espions invisibles, elle vivait à la merci d’un tyran inconnu, maître absolu de sa liberté et de sa vie, qui, plusieurs fois, avait balancé à l’enlever du milieu des siens, pour la transporter dans un monde nouveau, dont elle ne se faisait pas d’idée sans frémir, et qui était peut-être à la veille d’accomplir cette funeste résolution, si la Providence ne la dérobait à ses yeux. L’espérance de se voir délivrée de ce sujet de terreur agit promptement sur elle, et lui rendit en peu de jours cette fraîcheur et cette grâce de jeunesse que l’inquiétude avait longtemps flétrie. Le sourire reparut sur ses lèvres, la sérénité sur son front; une confiance plus expansive, un abandon plus doux régna dans ses discours, et madame Alberti, enchantée que la seule approche du départ produisit des effets si propres à justifier ses conjectures, ne négligea rien pour le hâter encore davantage. Le défaut de sûreté des chemins publics exigeait cependant qu’il fût remis à un jour fixe où se réunissaient tous les voyageurs qui se dirigeaient vers un même point, pour se servir réciproquement d’escorte. La voiture de madame Alberti se trouva la neuvième au rendez-vous, sur la plateforme sablonneuse d’Opschina, d’où l’œil embrasse au loin le golfe et les dunes inégales dont son long circuit est hérissé. Antonia et sa sœur étaient accompagnées d’un aumônier, d’un homme d’affaires, d’un vieux domestique de confiance, et de deux femmes. Il restait une place vacante dans l’intérieur. La journée était déjà avancée, parce que la bora, qui avait soufflé le matin, avait fait craindre un de ces ouragans qu’on ne brave jamais impunément sur les côtes élevées de l’Istrie, d’où ils enlèvent les charges les plus pesantes, qu’ils roulent jusqu’au fond des abîmes. Cette caravane était d’ailleurs assez nombreuse pour qu’il n’y eût pas de crainte raisonnable à concevoir des brigands, même quand on se trouverait surpris par la nuit la plus obscure; et on ne devait coucher qu’à Montefalcone, qui est à quelques lieues de là, sur les bords poétiques du Timave. La soirée s’était tout à coup embellie, l’air était frais et pur, le ciel sans nuages. Les équipages se suivaient lentement dans les pentes raides et raboteuses du revers des montagnes de Trieste, à travers de vastes halliers semés de rochers qui lèvent çà et là leurs crêtes aiguës et sourcilleuses dans une mousse courte et aride. La seule verdure qu’on y remarque est celle de la feuille lustrée du houx, et de quelques ronces qui traînent leurs bras épineux sur le sable. Au pied de la côte on aperçoit un groupe de maisons de l’aspect le plus triste, dont les toits, chargés de pierres énormes, attestent les ravages de la bora, par les obstacles souvent inutiles qu’on multiplie contre elle, dans tous les lieux où elle a coutume de se déchaîner. C’était le hameau de Sestiana, peuplé de mariniers et de pêcheurs.

Pendant que les chevaux se délassaient du long effort qu’ils avaient opposé au poids qui se précipitait sur eux, dans un chemin glissant et rapide, le vieil hôte de Sestiana s’appuya à la portière de la voiture de madame Alberti, et la pria, au nom de la charité chrétienne, de recevoir jusqu’à Montefalcone un pauvre voyageur accablé de fatigue, qui ne pouvait continuer sa route. C’était un jeune moine du couvent arménien des Lagunes de Venise, qui revenait de la mission, et dont la figure douce et honnête lui avait inspiré le plus vif intérêt. Cette prière était de celles que madame Alberti et sa sœur n’auraient jamais repoussées, quelque raison qu’elles eussent pour le faire. La portière s’ouvrit, et l’Arménien, soutenu par le bon vieillard qui l’avait présenté, mit le pied sur les marches du carrosse, après avoir balbutié quelques mots de remerciement, et se souleva péniblement vers la place qui lui était destinée. Sa main blanche et douce comme celle d’une jeune fille s’appuya par mégarde sur la main de madame Alberti, mais il la retira précipitamment; et, reconnaissant que la voiture était presque entièrement occupée par des femmes, il rabattit sur son visage les ailes démesurées de son feutre rond, avant d’avoir été aperçu. Bientôt après on se remit en marche. La nuit était alors tout à fait tombée.

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