Jean Sbogar
— De Jean Sbogar, — reprit Antonia en reculant, comme si elle avait marché sur une vipère... — Cela est probable! »
Il était impossible, d’après cela, de retourner au Farnedo. Antonia ne sortait presque point de la maison; seulement quand son esprit plus calme n’avait pas été troublé par quelques-unes de ces terreurs dont l’objet passait pour imaginaire, elle allait, seule, respirer sur le port la brise fraîche du soir. Quelquefois elle s’arrêtait sous les murs du palais Saint-Charles, et elle cherchait à découvrir, de là, ce château de Duino, dont son père et sa sœur lui avaient parlé si souvent. Arrivé au môle qui s’en rapproche, elle s’avançait machinalement le long de la chaussée, jusqu’à l’endroit où elle se termine par un petit ouvrage élevé, revêtu, du côté de la mer, d’un banc étroit, qui ne peut recevoir commodément qu’une seule personne. Cette solitude, placée entre une ville habitée et la mer déserte, plaisait à son imagination et ne l’effrayait pas. Elle aimait à voir, après une journée nébuleuse, le flux sensible du golfe, quand sa face ardoisée se rompt tout à coup d’espace en espace, que les bancs écumeux se précipitent l’un sur l’autre vers le rivage, que la vague monte, blanchit et retombe sous la vague qui la suit, qui l’enveloppe et l’entraîne dans une vague plus éloignée; tandis que les goélands s’élèvent à perte de vue, redescendent en roulant sur eux-mêmes, comme le fuseau d’une bergère échappé à sa main, effleurent l’eau, la soulèvent de l’aile, ou semblent courir à sa surface. Un soir qu’elle y avait demeuré plus longtemps que de coutume, retenue par le charme de la nuit, qui n’avait jamais été d’une sérénité plus pure et qu’éclairait une lune resplendissante, elle prenait plaisir à voir la lumière de cet astre paisible s’étendre du haut des montagnes en nappes argentées, lavées d’une légère teinte bleuâtre, et marier la terre, la mer et le ciel, inondés de sa clarté immobile. Le silence de la côte, interrompu seulement d’heure en heure par les signaux des gardes-marine, laissait entendre le frémissement de l’eau qui venait mourir devant Antonia, et le battement d’une petite barque attachée à l’extrémité du môle, que le flot repoussait à intervalles égaux contre le pied de la chaussée. Sa pensée, plongée dans un vague infini, comme l’élément qui s’offrait à ses yeux, avait perdu de vue le monde, quand une subite impression d’effroi la rendit à toutes ses alarmes. Cette sensation, rapide comme l’éclair, déterminée par une liaison inexplicable d’idées, c’était le souvenir de ce qui lui était arrivé dans sa dernière promenade au Farnedo, de l’incompréhensible apparition de cet homme qui s’était arrogé un pouvoir absolu sur sa vie. Tel est l’empire de l’imagination, qu’elle se représenta sur-le-champ cette scène, et qu’au bout d’un montent, tous ses sens, également trompés, se livrèrent à l’illusion la plus complète. Elle crut encore voir et entendre. Une vive lumière, partie de Duino, et suivie d’une explosion sourde, détruisit le prestige, mais l’impression subsistait. Le cœur d’Antonia battait avec violence; une sueur froide coulait sur son front; son regard inquiet cherchait à droite et à gauche un objet qu’elle craignait de voir; son oreille écoutait dans le silence, et s’impatientait de sa continuité désolante. Elle aurait voulu être distraite de cette terreur sans objet par une cause raisonnable de crainte. A force d’attention, elle crut remarquer qu’on parlait à demi-voix auprès d’elle: elle se leva et se rassit; ses jambes tremblaient. Les voix prirent un peu plus de force; mais elles s’approchaient davantage. Elle crut reconnaître l’accent de ce Ragusain qui avait proposé de l’enlever de la forêt: Où voulez-vous que je porte cet enfant? et au même instant il lui sembla qu’on prononçait à peu près les mêmes paroles. Elle avait peine à se persuader elle-même que ses sens ne fussent pas trompés par un songe: elle se pencha pour entendre mieux; ces mots n’étaient pas achevés, ou bien on les répétait. Ils frappèrent distinctement son oreille.
« Plutôt mourir! » répondit une voix plus élevée, qui était d’ailleurs plus rapprochée d’elle. Elle jugea qu’elle n’était séparée de l’homme qui parlait que par l’angle étroit que la muraille projetait sur la chaussée: un peu plus, elle aurait senti l’air agité par son souffle. Elle se reporta rapidement à l’autre extrémité du banc; et, pendant ce mouvement, elle vit deux hommes qui s’élançaient dans la petite barque, et qui s’éloignaient à force de rames. La lune était cachée derrière des nuages d’un gris-perle, qui se déchiraient peu à peu en épais flocons. Un de ses rayons tomba sur la nacelle, et éclaira une plume blanche abandonnée aux vents, qui ombrageait le chapeau d’un des voyageurs. Antonia ne distinguait presque plus rien. Empressée de regagner la ville, elle parcourut en deux ou trois minutes la longueur de la chaussée, et passa comme une ombre à côté du factionnaire qui se reposait sur son escopette.
« Dieu vous garde, signora, — lui dit-il. — Il se fait tard pour les jeunes filles.
— Je croyais être seule sur le môle,— répondit-elle.
— Aussi y étiez-vous seule, — reprit le soldat; — et depuis une heure, âme qui vive ne s’en est approchée, à moins que ce ne soit le démon ou Jean Sbogar.
— Le ciel nous préserve de Jean Sbogar! — s’écria Antonia.
— Dieu vous écoute! » dit le soldat en se signant.
Au même instant le canon retentit pour la seconde fois du côté de Duino.
Ce nouveau récit d’Antonia ne fut pas accueilli avec plus de confiance que le premier. Il était trop visible que l’attention compatissante et douloureuse qu’on feignait de lui accorder n’avait rien de commun avec l’intérêt de la conviction. Frappée de cette idée, elle insista avec un calme noble qui étonna madame Alberti, mais qui ne la persuada pas. Antonia, restée seule, couvrit ses yeux de ses mains, et réfléchit sur sa situation avec une profonde amertume. L’opinion qu’elle s’était faite, dès l’enfance, de la singularité de son organisation et de l’état de disgrâce dans lequel la nature l’avait fait naître, confirmée par le sentiment qu’elle excitait autour d’elle, se fixa devant son esprit, et développa au plus haut degré cette disposition extrême à la défiance et à la crainte, qui faisait le fond de son caractère. Sa faiblesse était une espèce de maladie morale, qui n’est pas difficile à guérir avec les soins et les ménagements dont madame Alberti était capable; mais celle-ci y voyait autre chose, et sa prévention s’était augmentée à cet égard de tous les efforts qu’elle avait faits pour la vaincre. Antonia était son unique pensée, l’espérance, l’amour et le but de sa vie. Perdre cette fille chérie par la mort, ou la voir ravie aux projets qu’elle avait fondés sur elle par un égarement incurable d’esprit, c’était à peu près la même chose; et quand elle avait eu lieu de redouter ce dernier malheur, elle avait tout fait pour se persuader qu’il était impossible. Dans la funeste erreur de sa tendresse, elle repoussait bien le soupçon qui l’obsédait, parce qu’il l’aurait tuée; mais il y avait trop de danger à le considérer en face, à le discuter froidement, à s’en rendre compte enfin, pour qu’elle osât l’entreprendre. Elle était parvenue à s’en distraire, et non pas à le chasser. Son imagination vive et absolue d’ailleurs dans toutes les idées qu’elle se faisait des choses, et qui s’attachait, par une préférence involontaire et invincible, à celles qui étaient les plus pénibles à croire, ne modifiait presque jamais l’aspect sous lequel elle les avait vues une fois. Les deux sœurs se regardaient donc avec un attendrissement mutuel, provenant dans l’une d’un excès de timidité, dans l’autre d’un excès de sollicitude qui les rendaient également malheureuses.