Jean Sbogar
VIII
Rêvez, innocentes créatures, et reposez dans le doux sommeil qui tient vos sens assoupis; vous aurez bientôt, hélas! de tristes veilles et de cruelles insomnies.
MILTON.
Au nombre des suppositions qui se succédèrent dans l’esprit de Mme Alberti à la suite de cette soirée, il y en avait une qui offrait assez de vraisemblance pour frapper les imaginations vulgaires, et qui ne manquait pas cependant de cet aspect romanesque qu’elle cherchait ordinairement dans ses combinaisons. Le reste de ses conjectures était si mal fondé qu’elle ne tarda pas à s’en tenir à celle-ci, qui lui convenait d’autant mieux qu’elle flattait le plus agréable et le plus dominant de ses sentiments, son amour pour Antonia. L’établissement de cette sœur chérie l’occupait sans cesse; elle était décidée à ne rien négliger pour qu’il assurât son bonheur, et à subordonner à ce seul intérêt toutes les autres convenances. L’immense héritage d’Antonia, celui que Mme Alberti devait lui laisser un jour, étaient faits pour exciter la cupidité d’une foule de prétendants, et Mme Alberti ne voulait pas que la vie de sa sœur dépendit de l’homme vil dont l’amour serait une spéculation et l’alliance un marché. C’était d’après les sentiments qu’elle se promettait de voir éclore en elle qu’elle avait résolu de disposer de sa main, presque sûre que le cœur d’Antonia, dirigé par le jugement et l’expérience d’une seconde mère, ne pouvait pas se tromper. Déjà plusieurs jeunes gens d’une grande fortune ou d’une naissance distinguée s’étaient mis inutilement sur les rangs. Aucun d’eux n’était parvenu à fixer l’attention de sa sœur, et Mme Alberti, attentive à épier les moindres sensations de cette âme ingénue et sans détours, ne lui avait jamais surpris un secret; le premier aspect de Lothario semblait, au contraire, avoir produit sur elle une impression profonde, qui pouvait seule expliquer la scène singulière du piano. Lothario lui-même n’avait pas paru moins ému, moins troublé, moins pénétré d’une affection puissante, et l’idée qu’un tel homme, si renommé par l’éclat de son esprit, par la variété de ses talents, par la tendresse et la générosité de son caractère, par la grandeur de ses manières et la pureté de ses mœurs, pourrait devenir l’époux d’Antonia, était pour Mme Alberti la plus douce des illusions. Qu’était cependant ce Lothario, et comment lier des relations aussi sérieuses avec un inconnu qui s’obstinait, de l’aveu de tout le monde, à s’entourer du mystère le plus suspect? Ce problème n’inquiéta qu’un moment madame Alberti. En peu de temps elle eut trouvé des explications à tout, et elle eut l’art ou le bonheur de les rattacher toutes à sa première pensée, avec assez d’apparence de vérité pour qu’Antonia même, qui ne voyait pas toujours les choses des mêmes yeux, demeurât sans objection et sans réponse. Il est vrai que son cœur commençait à s’intéresser à cette hypothèse et à souhaiter qu’elle fût la réalité, non qu’elle ressentît pour Lothario ce mouvement de sympathie douce qui indique le besoin d’aimer, cet attrait indéfinissable qui fait qu’on cesse d’être soi pour vivre de l’existence d’un autre: ce qu’elle éprouvait n’avait pas encore ce caractère; c’était plutôt l’entraînement d’une âme soumise, la résignation de la faiblesse qui ne demande qu’à être protégée, la dépendance volontaire d’une créature timide et sensible envers celle qui lui impose de la confiance et du respect. Tel lui avait paru Lothario, et le premier regard de ce jeune homme s’était arrêté sur elle avec tant d’empire, qu’il lui semblait qu’à compter de cet instant il eût pris des droits sur sa destinée.
Je n’ai pas dit jusqu’ici quelle était la supposition de Mme Alberti. Elle pensait, avec assez de raison, qu’en retranchant de l’histoire de Lothario ce que les bruits populaires y avaient ajouté de ridicule et d’absurde, il restait probable que sa condition et sa fortune étaient tout ce qu’annonçaient son éducation et sa magnificence; que s’il avait des raisons pour cacher son nom et son rang, elles ne pouvaient être que momentanées; que ce déguisement n’avait rien d’alarmant pour l’amour d’Antonia qui n’était au-dessous d’aucune alliance; que le désir de frapper son attention, de se rapprocher d’elle et d’intéresser son cœur par des considérations indépendantes de celles qui déterminent la plupart des mariages était probablement au contraire le principal objet de ces apparences mystérieuses dont Lothario avait voulu s’envelopper; que les plus extraordinaires, les plus inexplicables des faits qui se rapportaient à lui, n’étaient sans doute que des mensonges habilement insinués aux gens d’Antonia par des personnes apostées, dans l’intention d’augmenter l’incertitude où l’on voulait la retenir; et cette dernière conjecture n’était pas elle-même dénuée de preuves, car il était impossible de se dissimuler que Lothario eût pris une grande part aux derniers événements de la vie d’Antonia. C’était, tout bien considéré, le jeune homme qui avait passé près d’elle au retour du Farnedo, en chantant le refrain du Morlaque, et ce jeune homme n’était pas sans dessein à Trieste. Les apparitions qui alarmaient si souvent Antonia, et qui avaient inspiré tant d’inquiétude à Mme Alberti, lorsqu’elle les regardait comme les illusions d’un esprit malade, pouvaient aussi procéder de la même cause. Si elle en avait exagéré ou changé quelques circonstances, c’est le propre des âmes faibles qui ont tout à redouter, et des âmes tendres qui croient n’intéresser jamais assez. Enfin l’événement de Duino n’était pas expliqué. Comment des brigands, animés au pillage et à l’assassinat, auraient-ils cédé au seul aspect d’un jeune moine arménien, si cet homme redoutable par sa valeur et peut-être par sa renommée ne leur avait pas imposé une terreur invincible, en s’élançant de la voiture où Mme Alberti lui avait accordé une place? Nul doute qu’il n’en ait renversé plusieurs autour de lui avant de les disperser, et qu’ensuite indécis au milieu de la nuit, sur une route qu’il n’avait jamais parcourue, il se soit trouvé dans l’impossibilité de rejoindre ses compagnons de voyage. Quel serait ce moine armé contre les statuts de son ordre, et qui se dévoue avec tant de courage et d’oubli de lui-même pour quelques étrangers, sinon un amant déguisé qui veut sauver Antonia ou qui veut mourir pour elle? Si la vision pieuse du postillon était, comme il n’y avait pas à en douter, l’erreur d’un homme du peuple tout à fait privé de lumières, quelle explication pouvait-on substituer à celle de Mme Alberti? Il restait des choses douteuses et incompréhensibles; mais il serait étonnant qu’il n’y en eût point dans la vie d’un homme qui cherche à multiplier autour de lui les incertitudes et les mystères, et qui a toute l’habileté nécessaire pour préparer, combiner, faire valoir les moyens qu’il emploie dans ce dessein. Lothario aimait, il adorait Antonia, et toutes ses actions annonçaient d’ailleurs un homme si judicieux et si éclairé, qu’il était impossible d’attribuer la bizarrerie apparente de quelques-unes de ses démarches à un travers de l’esprit. Il avait ses raisons; et pourquoi les chercher avant le temps? Ce qu’il y avait d’important pour Mme Alberti, c’était de connaître mieux Lothario, de s’assurer par une fréquentation plus habituelle de cette perfection de caractère que l’opinion générale lui attribuait, et de voir se déclarer sous ses yeux les sentiments qu’elle n’avait fait que soupçonner jusqu’alors. Lothario ne fuyait pas ces réunions générales où chacun est tributaire de son talent. Il évitait les sociétés particulières, où il faut porter de la confiance ou des affections, et il était bien rare, comme l’avait observé Matteo, qu’il consentit à paraître plus d’une fois. Cependant il saisit avec empressement, quand elle lui fut présentée, l’occasion de voir chez elles Mme Alberti et sa sœur; et cette singularité, promptement remarquée de tout le monde, débarrassa Antonia de beaucoup de prétentions ennuyeuses. Une visite de Lothario avait l’air d’une démarche, et une démarche de Lothario excluait jusqu’aux hommes qui pouvaient rivaliser avec lui, quant à de certains avantages, parce qu’il conservait sur eux des avantages qui ne sont jamais méconnus par le vulgaire et par l’imagination même des femmes les plus éprises de l’éclat et du bruit, une âme sérieuse, un caractère imposant et une vie cachée.
On a vu que l’impression qu’avait ressentie Antonia à la vue de Lothario ne ressemblait point à celles qui annoncent la naissance du premier amour dans les cœurs ordinaires. Une circonstance bien indifférente en elle-même, et dont l’effet n’était cependant pas entièrement détruit, cette singulière illusion de la glace où Lothario lui apparut, y avait mêlé une sorte de trouble et de terreur indéfinissable. L’intérêt qu’elle prenait à Lothario, le penchant qui l’entraînait vers lui, n’avait toutefois pas moins de puissance pour avoir moins de douceur. Il portait une empreinte de fatalité qui surprenait, qui épouvantait quelquefois Antonia, mais dont elle n’essayait pas de se défendre, puisque Mme Alberti approuvait ce sentiment, et trouvait même un certain plaisir à le nourrir. Elle s’étonnait pourtant que l’amour fût si différent de l’idée qu’elle s’en était faite, sur les peintures tendres et passionnées des romanciers et des poètes. Elle n’y voyait encore qu’une chaîne austère et menaçante qui l’enveloppait de liens inflexibles, et dont elle se serait inutilement efforcée de secouer le poids. Seulement, quand Lothario, distrait pour elle de ses sombres rêveries, daignait se livrer un moment avec un naturel plein de grâce aux simples entretiens de l’amitié familière; quand cette fierté sourcilleuse, quand cette tension douloureuse de l’esprit, qui donnait à sa physionomie une dignité si majestueuse et si triste à la fois, faisait place à un doux abandon; quand un sourire venait à éclore sur cette bouche qui en avait depuis longtemps perdu l’habitude, et rendait à ses traits sévères une sérénité franche et pure, Antonia, transportée d’une joie qu’elle n’avait jamais connue, comprenait quelque chose du bonheur d’aimer un être semblable à soi, et d’en être aimée sans partage: c’était encore Lothario qui la faisait naître, mais c’était Lothario dépouillé de ce je ne sais quoi d’étrange et de redoutable qui alarmait sa tendresse. Il est vrai que ces instants étaient rares, et qu’ils passaient rapidement; mais Antonia en jouissait avec tant d’ivresse qu’elle était parvenue à ne plus désirer d’autre félicité; et elle était si peu maîtresse alors de dissimuler ce qu’elle éprouvait que Lothario ne put longtemps s’y méprendre. Dès la première fois qu’il en fit l’observation, on s’aperçut qu’elle n’était pas pour lui sans amertume; son front se rembrunit, son sein se gonfla, il appuya fortement sa main sur ses yeux et il sortit. Dès lors, il sourit plus rarement encore; et, quand cela lui arrivait, il se hâtait de tourner sur Antonia un œil soucieux et chagrin.
Son amour pour elle n’était plus un secret. On sentait que toutes ses pensées, toutes ses paroles, toutes ses actions se rapportaient à elle, qu’elle était l’idée unique et le seul but de sa vie. Mme Alberti n’en doutait point, et Antonia se le disait quelquefois à elle-même dans un mouvement d’orgueil qu’elle avait peine à réprimer; mais l’amour de Lothario, marqué d’un sceau particulier, comme l’existence entière de cet homme inconcevable, n’avait rien de commun avec le sentiment qui porte le même nom dans la société: c’était une affection grave et réfléchie, avare de démonstrations et de transports, qui se satisfaisait de peu, et qui se recueillait en elle-même avec une réserve excessive aussitôt qu’elle pouvait craindre d’être trop bien entendue. Le feu de ses regards le trahissait souvent; mais à l’expression ineffable du sentiment chaste et doux qui remplissait bientôt l’accès de cette fièvre passagère, Lothario ne paraissait plus un amant. On aurait dit un père à qui il ne reste plus qu’une fille, qu’une seule fille, et qui a concentré en elle toutes les affections qu’il lui avait été permis un jour de partager entre d’autres enfants. Il se révélait alors dans sa passion pour Antonia quelque chose de plus puissant, de plus grand que l’amour, une volonté dominante de protection si bienveillante et si tutélaire qu’on ne peindrait pas autrement celle de l’ange de lumière qui veille à la garde de la vertu, et qui l’escorte depuis le berceau jusqu’à la tombe. C’était aussi l’espèce d’ascendant qu’il exerçait sur cette jeune fille, et qu’on ne pouvait comparer à rien dans l’ordre des relations purement humaines. L’imagination tendre et un peu superstitieuse d’Antonia n’avait pas oublié cette idée dans la foule des hypothèses que l’existence incompréhensible de Lothario lui faisait concevoir et rejeter tour à tour; mais elle s’en jouait avec elle-même et avec Mme Alberti, comme d’une illusion sans conséquence. Lothario s’appelait, dans leur intimité, l’ANGE d’ANTONIA.