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Jean Sbogar

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Ch. XVI image1

Toutes ces impressions furent assez vives d’abord, mais elles s’effacèrent promptement. La nuit était tombée, l’air était serein, les flots tranquilles, le ciel peuplé de myriades d’étoiles resplendissantes, comme dans la nuit où le bateau d’Antonia avait été arrêté sur les côtes d’Istrie en sortant des lagunes. Elle prit quelque temps plaisir à le contempler.

Cependant le bruit qu’elle avait entendu s’augmentait derrière elle d’une manière menaçante. Elle crut distinguer un cliquetis d’épées, des imprécations, des gémissements, qui faisaient place, de moment en moment, à un silence de mort. Elle était trop malheureuse pour craindre, si elle avait eu l’usage de sa raison, car son sort ne paraissait pas susceptible de changer en mal; mais elle ne vit pas dans la catastrophe qui s’annonçait que le danger de souffrir, et les plaintes qui frappaient son oreille lui donnaient une idée affreuse des douleurs auxquelles elle allait être exposée.

Les galeries du château n’avaient pas été éclairées, et l’obscurité était devenue profonde. Elle s’y engagea cependant, et se glissa le long des murailles ténébreuses, en les suivant de la main. Quand elle fut au haut de l’escalier, elle écouta. Les cours étaient remplies d’hommes d’armes qui parlaient confusément.

On ne se battait plus.

La crosse des fusils résonnait seule en tombant sur les dalles du pavé.

Tout à coup elle entendit un tumulte horrible, au milieu duquel s’élevait le nom de Jean Sbogar. Un homme poursuivi s’élança dans l’escalier, et passa auprès d’elle comme l’éclair. Quelques flambeaux commençaient à luire sur les premiers degrés. Les baïonnettes se choquaient. Les marches de pierre retentissaient sous les pas des soldats. Antonia courut vers sa chambre; et, en y rentrant, il lui sembla qu’on la nommait d’une voix sourde

« Qui m’appelle? — dit-elle en tremblant.

— C’est moi, — répondit Jean Sbogar, — ne t’effraie point. Adieu pour toujours. »

Il s’était approché de la fenêtre, et déjà la troupe qui était à sa recherche remplissait l’extrémité opposée de la galerie.

Le voleur revint vers Antonia, et la saisit.

« C’est moi, c’est moi, — dit-il; — adieu pour toujours! »

Antonia éprouvait un sentiment vague d’horreur et de tendresse qu’elle ne comprenait point.

Sbogar frémissait.

Il la pressa d’un de ses bras contre son cœur.

« Antonia, chère Antonia! — s’écria-t-il; — adieu pour toujours! Oh! pour la dernière fois, plus que cette minute dans tous les siècles! Antonia, chère Antonia! »

Son voile était tombé, mais Antonia ne voyait point son visage. Elle le touchait, elle avait senti le feu de son haleine. Au même instant les lèvres du brigand s’attachèrent aux siennes, et leur imprimèrent un baiser qui répandit dans les sens d’Antonia une ivresse inconnue, une volupté dévorante qui participait du ciel et de l’enfer.

« Profanation ou sacrilège! — dit Sbogar. — Tu es ma maîtresse et ma femme, et que le monde périsse maintenant! »

En prononçant ces mots, il la déposa sur le degré élevé qui montait à la fenêtre, et s’élança dans la mer.

Les soldats étaient arrivés avec leurs torches. Ils s’étonnèrent de ne pas voir le voleur, et demandèrent à Antonia si elle l’avait aperçu.

« Paix, — leur dit-elle, en appliquant son doigt sur sa bouche, — il est allé le premier au lit nuptial; — et voilà, — continua-t-elle en montrant le crêpe qu’il avait laissé à ses pieds, — voilà son présent de noces. »


Ch. XVI fin
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