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Jean Sbogar

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Livre

Les personnes dont je suis connu me dispenseraient probablement sans peine de déclarer que cette nouvelle édition de quelques faibles ouvrages profondément oubliés du public n’est pas une spéculation de vanité. L’âge avance pour moi; mais je suis encore loin de cette époque d’heureux oubli où la vieillesse, revenue aux jeux des enfants, s’amuse des hochets qui ont amusé le berceau. Cette publication tardive est le simple effet d’une convenance de librairie, et les motifs que j’ai pour désirer son succès n’ont aucun rapport avec les prétentions du talent et les espérances de la gloire.

Après ces précautions oratoires d’une prudente modestie qui laisse peut-être percer quelque orgueil, comme les trous du manteau d’un philosophe, me permettra-t-on de parler de ces écrits ressuscités par la presse comme s’ils existaient encore réellement dans la mémoire de leurs anciens lecteurs? Pourquoi pas, s’il sort, de ce retour complaisant de l’esprit d’un écrivain vers les riens de sa jeunesse, un petit nombre d’anecdotes qui méritent d’être lues quand on n’a rien de mieux à faire? Dans ce temps de diffusion universelle, les auteurs de Mémoires et de Souvenirs ont eu souvent l’occasion de remarquer qu’il s’attachait quelque charme à la personnalité, et que l’esprit, fatigué d’émotions immenses, se réfugiait volontiers dans la sphère étroite des petites impressions individuelles. D’ailleurs ces préfaces sont faites pour ceux qui lisent mes romans et disposés, je pense, à me pardonner mes préfaces.

Je ne dirai pas quelles circonstances me décidèrent à publier en 1818 le roman de Jean Sbogar, ébauché en 1812 aux lieux qui l’ont inspiré. Il me suffira de noter en passant que j’entrais alors dans une carrière très sérieuse où je n’ai fait qu’un pas, et que cette considération me défendait d’attacher mon nom au frontispice. La politique de Jean Sbogar eût été en effet une mauvaise recommandation pour l’homme qui allait professer les sciences politiques dans la petite Tartarie; et personne ne s’étonnera que l’auteur, reconnu malgré ses précautions, y ait été mis à l’index comme son livre. On pourra juger au reste par l’opportunité de cette publication du haut esprit de convenance et d’aptitude aux concessions intéressées qui m’a dirigé dans toutes les grandes affaires de ma vie.

Le succès me dédommagea un peu cette fois des vicissitudes de la faveur. L’anonyme me porta bonheur dans les journaux où l’on a toujours toléré assez volontiers la vogue passagère d’un écrit nouveau, quand elle ne tire pas à conséquence pour une réputation. L’impression d’un moment que produisit cette bagatelle était d’ailleurs fort étrangère au mérite intrinsèque du livre. Elle résultait de la disposition générale des esprits que les événements des années antérieures avaient peu à peu ramenés aux doctrines de la liberté, et le caractère de mon héros m’avait permis de porter à leur dernière expression des théories dont je suis loin d’accepter en tout point la responsabilité. Elle était grave alors, et le serait peut-être aujourd’hui davantage si les prolétaires lisaient les romans. Je me réjouis de penser que les progrès de la civilisation n’en sont pas encore venus là, et que les rêveries de mon Gracchus de Spalato n’exerceront pas plus d’influence jusqu’à nouvel ordre sur les sociétés savantes que celles du Dieu qu’on adorait à la rue Taitbout.

Il faut pourtant que ma brochure en deux volumes ait porté quelque empreinte d’un caractère d’homme, puisqu’on ne trouva qu’un homme à qui l’attribuer, et que ce fut (j’en demande humblement pardon à sa noble mémoire) mon illustre ami Benjamin Constant. Des journalistes qui se crurent mieux avisés, et qu’avait trompés je ne sais quel mélange d’ascétisme d’amour et de philantropie désespérée qui se confondent dans cette bluette, en accusèrent Mme de Krudener, qui n’était pas un homme, et qui commençait à n’avoir plus de sexe. Je n’intervins pas dans ce combat qui ne pouvait durer longtemps. Adolphe et Valérie répondaient pour leurs auteurs.

Me voici parvenu à l’histoire du plus éclatant de mes succès, et je ne peux guère m’y tromper, car je ne suis pas ébloui par la quantité. Je raconte des faits, et c’en est assez pour mettre mon humilité à son aise. Je crois avoir dit quelque part qu’une préface était un ouvrage d’orgueil; je le répète volontiers. Orgueil innocent du reste, et presque digne d’une tendre compassion, que celui qui se fonde sur le bruit d’un petit livre, et qui dure tout juste le temps de l’escorter du magasin sous le pilon, en attendant qu’il subisse une nouvelle métamorphose dans les moules du cartonnier!

La vieille Marie de Gournay, digne fille d’alliance de Montaigne, a merveilleusement exprimé ma pensée dans un vers sublime qui ferait envie à nos jeunes et brillants poètes:

L’homme est l’ombre d’un songe, et son œuvre est son ombre.

En vérité, Jean Sbogar n’est que mon ombre, tout au plus, ou je me suis grandement trompé sur la pauvre place que je tiens au soleil.

Le nom de l’auteur de Jean Sbogar revint à Paris de Sainte-Hélène. Ce n’est pas le plus long de mes voyages, mais c’est l’Odyssée de ma renommée. On ne la reprendra jamais à voler si loin. Napoléon, dont le goût littéraire n’était pas bien sûr, témoin sa prédilection pour les supercheries épiques de Macpherson, et pour le pastiche homérique de Luce de Lancival, s’occupa de Jean Sbogar pendant deux jours. Les journaux anglais annoncèrent qu’il avait passé une nuit à le lire, et quelques heures à l’annoter sur un exemplaire qui est resté, à ce qu’on m’a dit souvent, dans les mains du général Gourgaud. Quant au souvenir de mon nom, il ne serait pas tout à fait nécessaire pour supposer qu’il l’eût conservé, de lui attribuer la puissance de mémoire de César, qui appela, chacun par le sien, les quarante mille soldats dont il était accompagné dans les plaines de Pharsale. Si Napoléon a cru réellement, comme il l’a dicté à ses chroniqueurs, qu’il ne se soit fait, sous son règne, que vingt-six arrestations sans mandat judiciaire et sans écrous, sur lettres de cachet revêtues de sa signature impériale, j’aurais bien pu me trouver là. Cette particularité s’explique, heureusement, d’une manière encore plus naturelle, par un fait très simple. Un des amis de Napoléon, à Sainte-Hélène, avait été le mien, à Paris, en 1814, et il savait l’histoire de Jean Sbogar, dans un temps où je ne pensais pas à l’achever. Je suis fier, mais je suis sincère; une pareille circonstance rabat beaucoup de l’illustration qui résulterait pour moi d’avoir été deviné par Napoléon, et j’aurais renoncé volontiers à ce titre équivoque de gloire, s’il m’avait été permis d’en faire tort à mon éditeur.

Quoi qu’il en soit, cette apostille, venue de haut lieu, excita probablement un instant de rumeur dans le bureau de rédaction des feuilletons bonapartistes où je ne jouissais pas d’un grand crédit. Je suppose que ce fut d’abord une assez grave question que de savoir si l’auteur de Jean Sbogar avait gagné quelque peu de chose en capacité, ou si Napoléon était tombé en enfance. Comme il n’était pas de ma destinée d’être pesé dans une telle balance, j’ai aujourd’hui quelque pudeur à le dire. Tout en y réfléchissant, les rédacteurs qui étaient gens habiles, et qui l’ont supérieurement prouvé depuis, convinrent d’un parti moyen. Il fut décidé qu’on n’invente rien en littérature, ce qui est tout à fait mon avis; que cela est défendu plus spécialement qu’à personne aux écrivains qui ne sont pas de l’Académie, ce que je n’admets pas d’une manière aussi exclusive, et que tout homme qui avait osé composer Jean Sbogar serait convaincu de l’avoir volé. Cette résolution passa, je dois le dire, à l’unanimité. Le procureur du roi n’informa point. Il avait cependant beau jeu.

Byron parut tout juste, en français, au milieu de la discussion, et on s’aperçut soudainement, tant sont profondes les perspicacités de la malveillance, que mon malheureux voleur avait été volé au Corsaire. Il est vrai que Jean Sbogar avait quatre ou cinq ans de plus que son aîné d’invention; mais on n’y regarde pas de si près quand on dispute avec l’agneau. La critique a un bon côté. Je lus Byron, que je connaissais à peine pour l’avoir entendu nommer deux ou trois fois à Mme de Staël. Je l’ai lu souvent depuis avec une admiration dont il n’est pas redevable à ma reconnaissance. Le Corsaire ressemble à beaucoup de choses comme tout ce que l’on écrira d’ici à la fin des siècles. Il m’a été impossible, et j’en fais mon compliment à Byron, de lui trouver le moindre rapport avec Jean Sbogar. Certainement, ce n’était pas là le cas de dire, dans aucune acception possible, que les beaux esprits se rencontrent. Si j’avais été Byron, j’aurais porté plainte. Byron, qui savait le français précisément comme je sais l’anglais, ne se plaignit point. Il est mort sans avoir ouvert ni Jean Sbogar, ni les journaux où il en est question, et ce n’est pas de cela qu’il est mort.

Je ne me plaignis pas non plus. La bibliographie m’avait bien quelques obligations. Je ne m’étais jamais sérieusement occupé que d’elle, et comme c’est son affaire d’éclaircir les dates et de redresser les torts littéraires, j’espérais qu’elle me vengerait, si jamais, bibliographie et moi, nous arrivions côte à côte par-devant la postérité. C’est alors que s’imprimait, sur un papier magnifique, et décoré au frontispice de l’ancre scientifique des Aldes, l’excellent Catalogue de la bibliothèque d’un amateur. Le docte et ingénieux auteur se garda bien de me reprocher d’avoir volé Byron; il était trop fort pour cela sur le synchronisme des livres, et il estimait à leur prix ces sornettes, bonnes tout au plus pour l’érudition d’un journal; mais après avoir fait justice de cette polémique aigre-douce, à laquelle il oubliait probablement que je n’avais pas concouru, il me déclara voleur en sa qualité de juré-critique. Il n’y avait que le nom du volé de changé. Vous me direz que les voleurs ne savent pas toujours le nom des gens qu’ils volent; mais vous seriez peut-être aussi embarrassé que moi si on vous accusait d’avoir volé Zchocke.

Cette notule beaucoup plus aigre-douce, pour ne pas dire plus aigre, que ma polémique, à laquelle je n’avais jamais pensé, me plongea dans une cruelle consternation. Je me trouvais atteint et convaincu, dans un livre doué du principe de vie, du crime d’avoir volé Zchocke, moi qui ne voudrais voler personne au monde, fût-ce Zchocke, moi qui ne connaissais pas Zchocke, bien qu’il eût été traduit par Lamartelière, et qu’il se trouvât de ladite traduction dudit Zchocke un exemplaire en papier vélin à dos de maroquin bleu dans la bibliothèque de M. Renouard; moi qui n’étais pas digne de connaître Zchocke en 1815, puisque je ne connaissais pas Byron! j’allai demander partout des nouvelles de Zchocke. Au diable qui avait oui parler de Zchocke! Je commençais à me persuader enfin que la pièce de Zchocke n’existait qu’à un seul exemplaire, qui tenait sa place chez M. Renouard, parmi tant d’autres précieuses raretés, quand mon bon camarade, M. de Pixérécourt, m’apprit que Zchocke était en effet l’auteur d’un drame qui n’avait aucun rapport avec Jean Sbogar, et dont il avait composé, lui, un mélodrame qui valait cent fois mieux que Jean Sbogar et le drame de Zchocke. Je n’eus aucune peine à le croire, mais je ne voulais juger que pièces en main, tant j’avais à cœur, dans mon innocence littéraire, de n’avoir pas pillé Zchocke.

Je finis par le trouver. Quelle humiliation, grand Dieu! D’abord, mon héros s’appelle Jean Sbogar, celui de Zchocke, Abelino; et mon savant confrère à l’ancienne Académie celtique, Eloi Johanneau, vous prouvera quand vous voudrez que c’est littéralement la même chose. En second lieu, Abelino est un grand seigneur qui se fait passer pour un bandit, et Jean Sbogar un bandit qui se fait passer pour un grand seigneur. Le plagiat devient sensible. Troisièmement, Abelino est marié avec la plus riche héritière de la République, et Jean Sbogar refuse d’épouser la jeune fille qu’il aime, de peur de la tacher de son infamie. Le larcin est flagrant. Quatrièmement, Abelino sauve son pays en trahissant la foi qu’il a jurée à des voleurs; et Jean Sbogar, qui n’a porté ses vues qu’à la liberté ou à l’échafaud, marche à la mort avec ses compagnons. Ici l’effronterie du vol va jusqu’à l’impudence. Enfin les deux actions se passent à Venise, où jamais on n’avait eu l’idée de placer une autre action romanesque, et c’est, pour cette fois, comme si vous me preniez la main dans la poche de Zchocke!

Je suis très sensible à cette partie de la critique littéraire qui implique des questions morales. Je n’avais rien eu à faire avec Zchocke, mais il me sembla que tout le monde pouvait dire en me voyant passer: Voilà le plagiaire de Zchocke. J’avais appris que Zchocke était un de ces talents éminents qu’on ne rencontre pas souvent sur la route des réputations, et sur cette route-là j’étais bien sûr de mon alibi; mais cela ne me tranquillisait pas. J’avais des visions de Zchocke et d’Abelino. J’avais des cauchemars d’Abelino et de Zchocke; j’en fis une grosse maladie dont je ne fus sauvé que par le sentiment de ma vertu. Je tenais en effet une bien grande consolation en réserve dans le for intérieur de ma conscience injustement soupçonnée; c’est que je n’avais eu besoin de prendre Jean Sbogar à personne, puisque je devais au hasard l’avantage peu envié, selon toute apparence de l’avoir connu assez particulièrement.

Pendant que j’y réfléchissais, il arriva une chose fort singulière; c’est qu’on oublia aussi complètement mon livre que s’il n’avait jamais paru. Il fallut me résoudre à garder ma défense pour la troisième édition. Aujourd’hui que revoilà Jean Sbogar, et qu’il en sera peut-être question jusqu’à demain, je me vois obligé à déclarer que personne au monde n’a de plagiat à m’imputer dans cette affaire, si ce n’est, peut-être, le greffier des assises de Laybach en Carniole, l’honnête M. Repisitch, qui voulut bien me donner dans le temps, les pièces de la procédure en communication pour y corriger quelques germanismes esclavonisés dont il craignait de s’être quelquefois rendu coupable dans la chaleur de la rédaction. Je proteste en outre que tout ce que j’ai pris dans son dossier se réduit à certains faits que je n’aurais pas pu mieux inventer, quand j’aurais été Zchocke, et qu’il n’y a rien dans mon cœur qui me reproche de lui avoir fait tort d’une seule des formes de son style, ce bon M. Repisitch étant très entêté sur le classique du greffe, qui n’est pas celui du roman.

On vous dira en Istrie, en Croatie, en Dalmatie, quand vous prendrez la peine d’en tirer des informations, que je n’ai pas fait un grand effort d’esprit pour inventer le nom de Jean Sbogar. Mon principal personnage s’appelait ou se faisait appeler Jean Sbogar, et je présume que les petits enfants des bords du golfe de Trieste vous l’attesteraient encore comme moi, car le nom des chefs de voleurs a le même privilège que celui des conquérants: on s’en souvient partout où ils ont passé. La cour de justice qui le condamna était présidée par M. le comte Spalatin. Les juges que je me rappelle étaient M. de Koupferschein et M. de Giscelon; les hautes fonctions du ministère public étaient exercées avec toute la puissance d’un jeune et précieux talent, par M. Desclaux, procureur-général impérial, qui tient maintenant une place distinguée parmi les avocats de la cour de cassation, et qui me défendrait volontiers, si j’avais besoin de son secours en dernier ressort, de la méchante imputation d’avoir pris Jean Sbogar dans une tragédie de Zchocke. Il sait que je l’ai trouvé tout fait.

Jean Sbogar ne fut cependant remarqué du tribunal que par cette expression plus qu’humaine de physionomie qui était le trait caractéristique de son signalement, et qui le faisait tenir selon l’expression de Schiller, de l’ange, du démon et du dieu. L’intérêt moral de sa défense consistait à mourir sous le nom obscur d’un simple aventurier morlaque, en se dérobant à toute identité avec le ménechme éblouissant dont le déshonneur devait froisser toutes ses amitiés et flétrir toutes ses amours. Il ne répondit aux questions de ses juges que par l’affirmative ou la négative esclavone, et s’il faillit se trahir, ce fut seulement à la lecture du jugement capital, prononcé en français, qui ne frappait en lui qu’un bandit vulgaire. La nuit s’avançait au point qu’on venait d’être obligé d’apporter des flambeaux. J’étais debout contre sa banquette; je remarquai qu’il écoutait cette langue qu’il avait refusé de comprendre, et qu’un regard de joie illumina ses yeux, quand il put reconnaître au texte de la condamnation qu’elle avait écarté les faits relatifs à ses pseudonymies d’Allemagne et d’Italie. Ce regard radieux de bonheur, je l’interceptai peut-être, car il n’en fut pas question au parquet. Voilà pourquoi j’ai écrit une nouvelle intitulée Jean Sbogar.

J’aurais pu m’en tenir, pour ma justification, à ces lambeaux de la biographie d’un voleur, qui a laissé quelque souvenir à cent mille témoins vivants; mais mon amour pour l’anecdote est capable de m’entraîner plus loin, si on veut me suivre, et j’y suis d’autant plus disposé que le public m’inquiéterait peut-être sur la dimension de Jean Sbogar, dans lequel il a le droit d’exiger un volume raisonnable. Il est vrai que je ne lui en ai pas tant promis.

La condamnation de Jean Sbogar était un fait légal auquel il ne manquait que la sanction matérielle d’une exécution de sang; mais le cérémonial coquet de nos codes philantropiques exigeait un appareil inconnu dans le pays. Il fallut donc que Jean Sbogar se résignât à implorer dans son cachot le jour de délivrance où un charpentier de la ville des Argonautes parviendrait à élever sur des tréteaux deux longs poteaux parallèles, et où le taillandier carniolan consentirait à y ajuster un couteau propre à couper une tête d’homme. Les essais furent si gauches et si malheureux, qu’ils forcèrent probablement les hommes d’État à désespérer de la civilisation de l’Illyrie. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous la quittâmes quelques mois après, avec peu de confiance dans la perfectibilité des nations conquises. Nous ne lui avions pas même laissé la guillotine!

Jean Sbogar, affranchi par un jugement en forme de la seule inquiétude qui eût troublé son sommeil, devint plus communicatif, et s’ouvrit sans difficulté aux hommes dans lesquels il croyait pouvoir placer quelque foi, surtout quand ils lui offrirent la garantie jusqu’alors inviolée des serments du carbonarisme. C’est alors que je le vis à deux ou trois reprises, fort supérieur au Jean Sbogar que j’ai tenté de peindre, et peut-être à tous les types du même caractère qu’offrent le roman et la poésie, depuis le capitaine Laroque de Cervantes, jusqu’au Charles Moor des Voleurs. Il parlait avec élégance, et souvent éloquemment, le français, l’italien, l’allemand, le grec moderne, et la plupart des dialectes slaves. Quelques-unes des phrases fort hétérodoxes en politique, dont j’ai composé ses Tablettes, sont tirées de sa conversation avec une scrupuleuse littéralité. J’ajouterai seulement quelques détails à son portrait pour les lecteurs qui veulent tout savoir, et qui ne pardonnent pas au nouvellier de s’éloigner de l’historien dans les moindres particularités; mais on ne saurait contenter tous les goûts. N’ai-je pas eu quelques disputes avec les femmes pour lui avoir laissé des boucles d’oreilles?

Jean Sbogar n’avait pas les cheveux de ce blond doré qui prête une beauté pittoresque de plus aux têtes gracieuses du Nord et de l’Occident. Ils tiraient à peu près sur le rouge cuivre, couleur fort estimée au nord de l’Italie, mais qui n’est pas de mise à Paris, et dont j’aurais d’autant plus de peine à faire comprendre le charme, que la seule comparaison qui me soit venue est un sacrifice aux conventions du langage. Elle n’exprime pas leur nuance qui variait aux jeux de la lumière de tous les reflets de dix métaux confondus dans la fournaise, depuis le moment où ils en débordent en flamboyant, jusqu’au moment où ils noircissent refroidis. On pourrait cependant se faire une idée du caprice des couleurs de leurs touffes épaisses et flottantes quand on a vu l’éruption d’un volcan du commencement à la fin. Par une singulière bizarrerie de la nature, sa moustache et sa barbe qu’il portait longue au cachot étaient d’un noir d’acier bruni.

L’habitude du cheval avait arqué remarquablement les jambes de Jean Sbogar, mais son buste était si large, surtout aux épaules, qu’on ne s’étonnait pas que ses supports eussent fléchi sous le poids. Son cou paraissait au contraire extrêmement grêle vers le bas, peut-être à cause de sa longueur. Il plaisantait avec une gaieté horrible sur cet avantage de sa conformation, et cet effrayant badinage était tel que j’aime mieux le laisser deviner que de l’écrire.

Le signalement n’avait pas pu oublier la main blanche, délicate et féminine de Jean Sbogar, qui contrastait, à la vérité, d’une manière extraordinaire avec le reste de ses formes sveltes, mais robustes et presque athlétiques. Je n’en ai point vu de plus jolie; on aurait jugé à la regarder qu’elle était tout au plus capable de supporter les quatorze joyaux qui la paraient le jour de son arrestation, qui furent estimés quatre-vingt mille francs, et qui, révérence gardée pour le bijoutier expert, en valaient probablement davantage. On ne se serait pas douté, si on l’avait vue sortir de la manche d’un domino de Venise, qu’elle fût capable de soutenir une épée et, bien moins encore, de la manier avec dextérité à la tête d’un escadron; elle aurait cependant émietté, si elle en avait pris la peine, des barreaux, des verrous, des grilles, des portes de fer.

Il manquerait quelque chose au portrait de Jean Sbogar si je n’en esquissais le grand trait moral: c’était une sorte de morgue royale qui se manifestait dans toute sa personne, dans son port, dans ses attitudes, dans son regard souverain, dans son dédaigneux sourire, dans sa parole haute, brusque et impérative, mais surtout dans le pli rude et menaçant qu’il roulait, creusait en sillons, brisait en angles aigus, croisait, pour ainsi dire, en éclairs entre ses sourcils à la plus légère contradiction. Cette manifestation farouche d’une volonté despotique m’aurait fait horreur du haut d’un trône; mais je ne saurais exprimer combien je la trouvai sublime sur la paille du condamné, entre les guichetiers soumis qui l’entouraient comme des chambellans, et qui recevaient comme des grâces les ordres de l’infortuné que la justice venait de donner au bourreau.

Une nuit, les portes de la prison furent ouvertes par un événement de force majeure, tout à fait étranger à Jean Sbogar et à sa troupe, et que je raconterai peut-être ailleurs si l’occasion s’en présente, ou si l’on ne s’ennuie de m’entendre conter. Tous les prisonniers s’enfuirent; le concierge disparut; ses employés se dispersèrent. Au lever du soleil toutes les issues étaient libres. Jean Sbogar sortit le dernier, mit en sûreté une vieille femme que l’arrêt avait frappée avec lui, et que le système de l’accusation présentait comme sa mère, alla chercher son cheval à une auberge du faubourg de Cracaw où il l’avait laissé, lui fit donner l’avoine, prit la route d’Istrie, et coucha le soir à Adelsberg; deux jours après, il fut enveloppé dans l’antique masure de Duino, et le reste se passa ainsi que je l’ai dit, ou à peu près, car je ne pensais pas que le roman fût tenu à l’exactitude de la gazette, et quiconque s’entend à ce genre de composition ne s’étonnera point que j’ai supprimé l’épisode surabondant de Laybach, malgré sa péripétie, pour arriver plus vite au dénouement de Mantoue. Là mourut Jean Sbogar sur l’échafaud qui avait bu, dit-on, en six mois, le sang d’un millier de ses compagnons, chose difficile à croire et que je ne garantis pas. A Mantoue, jamais charpentiers ni taillandiers n’avaient failli à l’appel de l’autorité, quand il s’agissait des préparatifs d’un supplice. L’instrument officiel de l’assassinat juridique s’y était conservé par tradition, de temps immémorial, comme dans la plus grande partie de la péninsule italique, ce qui est suffisamment prouvé aux amateurs des monuments et des humanités du moyen âge, par une des admirables estampes dont Bonasone enrichit à Bologne en 1555 les fastidieux emblèmes du noble Achille Bocchius, et que les bibliomanes recherchent peu dans les exemplaires retouchés en 1574 par Augustin Carrache. La perfectibilité aura beau dire et beau faire; la guillotine n’est pas de son invention.

Les détails dans lesquels je viens d’entrer ne sont pas entièrement inconnus partout. M. Percival Gordon, qui a pris la peine de traduire Jean Sbogar en anglais, sur la première édition, déclare dans sa préface de 1820 que Jean Sbogar est un personnage historique, dont la renommée aventureuse remplit encore les États vénitiens. Ce n’est du moins pas en Angleterre qu’on m’a imputé l’imitation subreptice d’un poème anglais qui n’y manque pas de popularité, et cela me console.

Je n’ai plus qu’à parler de ce qui distinguera cette édition des précédentes, et c’est plutôt l’affaire du libraire que la mienne. Les corrections seront assez nombreuses; elles seraient innombrables si j’avais le courage difficile de relire attentivement ce que j’ai écrit il y a vingt ans. On concevra sans peine qu’il y a beaucoup de fautes à laisser dans un livre qu’on n’est pas le maître de détruire tout d’une pièce. Le ciel m’est témoin que c’est là le seul avantage que me fassent regretter aujourd’hui les mauvaises chances de ma fortune, emportée dans un naufrage plus grand et plus mémorable que le mien. Plectuntur achivi.

Les Tablettes sont augmentées de plusieurs pages que mes amis avaient supprimées sur le premier manuscrit, dans quelques accès de prudence politique dont le motif m’échappe totalement, car je ne les trouve pas plus insensées et pas plus furieuses que les autres. On sait ce que j’en pense, et pourquoi je les donne.

Ce qui résultera de plus essentiel de ces longues et ennuyeuses élucubrations, c’est que Jean Sbogar n’est ni de Zchocke, ni de Byron, ni de Benjamin Constant, ni de Mme de Krudener; c’est qu’il est de moi; et cela était fort essentiel à dire pour l’honneur de Mme de Krudener, de Benjamin Constant, de Byron et de Zchocke.

CHARLES NODIER.

Rat
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