Jean Sbogar
XI
Je grince les dents quand je vois les injustices qui se commettent, et comment on persécute de pauvres misérables au nom de la justice et des lois.
GOETHE.
Un jour que leur promenade s’achevait plus tard que de coutume, à une heure où l’obscurité qui commençait à s’étendre sur la mer ne laissait plus distinguer Venise qu’aux lumières éparses de ses bâtiments, dans le silence où reposait toute la nature, et où l’oreille saisissait facilement les moindres bruits, celle d’Antonia fut tout à coup frappée d’un cri extraordinaire qui n’était cependant pas nouveau pour elle et qui la fit tressaillir. Elle se souvenait de l’avoir entendu au Farnedo, le jour où elle y avait rencontré un vieux poète morlaque, et depuis, aux environs du château de Duino, quand le moine arménien s’était élancé au milieu des brigands et les avait dispersés devant lui. Elle se rapprocha de sa sœur par un mouvement involontaire, et chercha de l’œil Lothario qui était debout à la proue de la gondole. Peu après, ce bruit se renouvela, mais il partait d’un point beaucoup plus voisin, et au même instant la gondole éprouva une secousse violente, comme si elle eût été touchée par une autre. Lothario n’y était plus. Antonia poussa un cri et se leva précipitamment en l’appelant. La gondole restait immobile. Un grand bruit qui se faisait à côté fixa son attention, et changea son épouvante en curiosité. Elle distinguait très bien, dans cette rumeur confuse, la voix de Lothario qui parlait avec autorité au milieu d’une poignée d’hommes assemblés sur un bateau découvert. Il ne lui fallut qu’un moment pour comprendre que ces hommes étaient des sbires déguisés qui emmenaient un prisonnier à Venise, et qui se plaignaient qu’on leur eût fait perdre leur proie. Indigné, en effet, de la violence qu’on faisait à ce misérable, et ne voyant, dans les traitements rigoureux qu’il éprouvait, qu’un odieux abus de la force, Lothario s’était élancé sur le bâtiment, et avait délivré l’inconnu en le précipitant dans la mer d’où il pouvait gagner un bord voisin à la nage. Les sbires éclatèrent d’abord en reproches et en menaces, car ce prisonnier était fort important; on avait même des raisons de penser que c’était un émissaire de Jean Sbogar, et ils attendaient un grand prix de leur capture; mais ils rentrèrent dans un respectueux silence en reconnaissant Lothario, dont l’influence mystérieuse servait de frein, dans ces temps de crise, à tous les excès du pouvoir. Après leur avoir adressé quelques mots de mépris, il laissa tomber au milieu d’eux une poignée de sequins, et remonta paisiblement sur la gondole où son retour mit un terme aux inquiétudes d’Antonia. A l’instant où ils entraient dans le canal, le cri singulier qui avait averti quelque temps auparavant l’attention de Lothario se fit entendre de nouveau à la pointe de la Judecque. Antonia présuma que l’homme que Lothario venait de tirer des mains des sbires était abordé en cet endroit, et qu’il en donnait connaissance à son libérateur, pour lui apprendre qu’il n’avait pas reçu de lui un bienfait inutile. Lothario parut éprouver un vif transport de joie, et ce sentiment se communiqua au cœur d’Antonia, qui, à travers la crainte vague qui l’occupait encore, jouissait vivement de la perfection de l’âme de Lothario, qu’elle avait vu toujours prêt à se révolter contre l’injustice et à se dévouer pour le malheur. Elle concevait que cette impétuosité invincible de sentiments l’exposait à tomber quelquefois dans des excès dangereux, mais elle ne supposait pas qu’on pût blâmer jamais des fautes aussi nobles dans leur motif.
Madame Alberti recevait rarement du monde, parce qu’elle avait remarqué que ce genre de distractions, qui consiste le plus souvent dans un échange de bienséances réciproquement importunes, convenait peu à Antonia dont les goûts la dirigeaient en toutes choses. Cependant, ce jour-là même, contre l’ordinaire, elle attendait une société assez nombreuse, qui arriva presque en même temps qu’elle. Déjà, le bruit du singulier incident qui venait de se passer s’était répandu dans les groupes de la place Saint-Marc, et l’opinion populaire, toujours favorable à Lothario, avait présenté sa conduite sous le jour le plus brillant. Le peuple vénitien, qui est en apparence le plus souple de tous et le plus facile à asservir, ce peuple si soumis, si humble, si caressant pour ses maîtres, est peut-être de tous les peuples le plus jaloux de sa liberté; et, dans ces moments de tourmente publique où le pouvoir indécis passait de main en main à la merci du hasard, il se rattachait avec enthousiasme à tout ce qui paraissait garantir son indépendance ou la défendre dans l’absence des institutions. La moindre atteinte à la sûreté des individus inquiétait, révoltait son irritabilité ombrageuse, et il était bien moins porté à voir, dans les actes les plus légitimes de l’autorité, ce qu’elle faisait pour maintenir sa sécurité, que ce qu’elle pouvait faire un jour pour la détruire. Le nom de Jean Sbogar était parvenu à Venise comme celui d’un homme dangereux et redoutable; mais il n’y avait jamais donné d’alarmes, parce que sa troupe, trop peu nombreuse pour tenter un coup de main sur une grande ville, ne portait guère les ravages que la renommée lui reprochait que dans quelques villages de la Terre-Ferme auxquels les habitants des lagunes étaient aussi étrangers que s’ils en avaient été séparés par des mers immenses. Un émissaire de Jean Sbogar n’était donc pas un ennemi pour Venise, et l’on ne voyait généralement dans l’action de Lothario qu’un de ces mouvements de générosité énergique qui paraissaient si naturels à son caractère, et qui lui avaient déjà gagné l’affection des classes inférieures et l’estime de tout le monde. La conversation se tourna naturellement sur cet objet dans le cercle de madame Alberti, malgré l’embarras visible de Lothario, dont la modestie ne supportait pas les moindres éloges sans impatience et rien n’annonçait que cette thèse inépuisable dans le style de la politesse vénitienne dût se terminer enfin à la grande satisfaction de l’homme qui en était l’objet, lorsqu’Antonia, tourmentée du malaise que manifestait sa physionomie, s’empressa de saisir un aspect moins favorable de cet événement pour soulager Lothario du poids d’une admiration importune.
« Si cependant, — dit-elle en souriant, — le seigneur Lothario s’était trompé sur l’objet de son généreux dévouement; si la mauvaise opinion qu’il a des sbires s’était trouvée cette fois en défaut; s’il avait joint au malheur d’entraver l’action des lois, et de leur opposer une résistance qui est toujours répréhensible, celui de dérober au châtiment qui lui est dû un de ces coupables qu’aucune classe de la société ne réclame, de faire rentrer dans le monde effrayé quelques-uns de ces monstres qui ne marquent leurs jours que par des scélératesses; s’il avait délivré un des compagnons de Jean Sbogar..., et, je frémis d’y penser! Jean Sbogar lui-même!...
— Jean Sbogar! ... — interrompit Lothario avec l’accent de l’inquiétude et de la surprise. — Mais qui pourrait penser, — continua-t-il, — que Jean Sbogar, ou même un des siens, eût osé se jeter au milieu de Venise, sans but, sans intérêt connu, car ce n’est point dans une grande ville que ces bandits peuvent exercer ouvertement le brigandage et l’assassinat? Cet artifice des sbires est trop grossier!...
— Il est absurde, — s’écria madame Alberti. — On conçoit qu’un proscrit d’un ordre élevé, que le chef d’un parti généreux s’introduise dans une ville où son jugement est porté, où il est dévoué à la mort et attendu par l’échafaud. Quand cette tentative serait inutile à sa cause, combien de sentiments peuvent l’y déterminer! Mais quel sentiment, quelle passion déterminerait un misérable chef de voleurs, dont le cœur n’a jamais palpité que de l’espoir du butin, à exécuter une entreprise aussi téméraire? Ce n’est pas l’amour, sans doute! Heureux ou malheureux dans ses desseins, toujours sûr d’inspirer le même mépris, de quelle femme obtiendrait-il les regards, sinon de celles pour qui l’on serait honteux de rien entreprendre? Est-il quelqu’un qui comprenne l’amante de Jean Sbogar?
— En effet, — dit Lothario, — ce serait singulier.
— Au reste, — continua madame Alberti. — qui sait même si cet homme existe; si son nom n’est pas le mot d’ordre d’une bande aussi méprisable que les autres, mais assez adroite pour relever sa bassesse par l’éclat de quelque renommée?
— Sur ce point, madame, — dit un homme d’un âge avancé, qui avait écouté attentivement madame Alberti pendant qu’elle parlait, et qui faisait remarquer depuis quelque temps l’intention de lui répondre, — vos doutes sont mal fondés. Jean Sbogar existe très réellement, et ne m’est pas tout à fait inconnu. »
Le cercle se resserra, à l’exception de Lothario qui continuait de prêter à la conversation une attention assez froide, selon son usage, celle tout au plus qu’exige la politesse dans un entretien dont l’objet est également indifférent à tout le monde.
« Je suis Dalmate, — continua l’étranger, — et né à Spalato.
— A Spalato! — dit Lothario, en se rapprochant. — Je connais beaucoup ce pays.
— C’est dans les environs de cette ville qu’est né Jean Sbogar, — reprit le vieillard, — au moins si j’en crois les témoignages qui me sont parvenus, car ce nom même n’est pas son nom. Il le prit en quittant sa famille, qui est une des plus nobles et des plus illustres de notre province, et qui remonte en ligne directe à un prince d’Albanie. Je ne vous dirai pas ce qui le détermina à cette démarche, mais il passa presque enfant au service des Turcs, où il s’acquit promptement une grande réputation militaire. Les événements n’ayant pas été favorables à son parti, il fut obligé de fuir pour se dérober à la proscription. Il rentra, dit-on, en Dalmatie et s’y trouva déshérité. Accoutumé à une vie orageuse, et tourmenté, à ce qu’il paraît, de passions sombres et violentes, il saisit la première occasion venue de se rattacher à un état de révolution permanent. S’il s’était trouvé dans une de ses positions heureuses où l’activité et le génie mènent à tout, il se serait acquis peut-être une réputation honorable. A défaut des périls qui donnent la gloire, il a embrassé ceux qui ne donnent que le mépris et l’échafaud. C’est un être bien à plaindre!
— Vous l’avez vu, vous avez vu Jean Sbogar? — dit Antonia.
— Je l’ai souvent pressé dans mes bras quand il était enfant, — répondit le vieillard. — C’était alors une âme douce et tendre, et une figure si noble et si belle!
— Il était beau? — s’écria madame Alberti.
— Pourquoi pas? — murmura Lothario. — Une belle physionomie est l’expression d’une belle âme; et que de belles âmes ont été altérées, aigries, quelquefois dégradées par l’infortune! Que d’enfants étaient l’orgueil de leurs mères, qui sont devenus le rebut ou la terreur du monde! Satan, la veille de sa chute, était le plus beau des anges! Mais — continua-t-il en élevant la voix, — l’avez-vous connu plus âgé?
— Jusqu’à dix ou douze ans, — dit le vieux Dalmate, — et depuis quelque temps il était devenu rêveur et solitaire. J’ai toujours pensé depuis que je le reconnaîtrais si je le rencontrais jamais.
— Dieu vous préserve, — reprit Lothario, — de le reconnaître sur le banc des assassins! Ce moment serait également affreux pour vous et pour lui... pour lui à qui il rappellerait les souvenirs d’une jeunesse dont il a démenti les promesses, et qui fait peut-être maintenant son plus grand supplice!
— En vérité, Lothario, — dit Antonia, — vous êtes trop disposé à pressentir de semblables impressions dans les autres. Vous ne pensez pas que, dans Jean Sbogar, elles se sont nécessairement aliénées par le seul effet de ses habitudes, et que son âme basse et flétrie ne les comprendrait plus, quand il serait vrai, comme on le dit, qu’elle eût jamais pu les comprendre! »
Lothario sourit avec douceur à Antonia; puis, se retournant vers les autres personnes qui composaient la société, et s’adressant plus particulièrement au vieillard qui venait de parler:
« Que le coupable est malheureux sur la terre, — dit-il en secouant la tête, — puisqu’il est détesté par de telles âmes, sans qu’il lui reste devant elles un prétexte pour se justifier ou pour attendrir la rigueur de leur jugement! Il ne leur paraît qu’un monstre placé tout à fait hors de la nature par la bizarrerie féroce de sa destinée, et qui ne tient à rien d’humain! Il n’a été jeté au rang des vivants que pour les effrayer et pour mourir. Cet infortuné n’a pas eu de parents. Il n’a point compté d’amis. Son cœur n’a jamais battu d’un sentiment profond de tristesse à la vue d’un malheureux comme lui. Son œil sans larmes s’est fermé au sommeil à côté de la misère qui veille et qui pleure. Grand Dieu! qu’une pareille supposition troublerait pour moi l’ordre déjà si triste de la société humaine! Ah! j’aime mieux croire à l’erreur d’un jugement faux, à l’aigreur d’un cœur blessé, à la réaction d’une vanité noble, mais impitoyable, qui s’est révoltée contre tout ce qui la froissait, et qui s’est ouvert une voie de sang parmi les hommes, pour se faire connaître à son passage et pour en laisser une marque.
— J’ai pensé cela, » dit Antonia émue en se rapprochant de Lothario et en appuyant sa main sur son épaule.
« La pensée d’Antonia, —continua-t-il, — est toujours une révélation du ciel. Quant à moi, j’ai bien compris, j’ai senti souvent de quelle amertume les misères de la société pouvaient navrer une âme énergique; je conçois les ravages que la passion du bien même produirait quelquefois dans un cœur ardent et inconsidéré. Il est des hommes turbulents par calcul, orageux par intérêt, dont l’exaltation hypocrite ne surprendra jamais ni mon esprit ni ma pitié; mais, tant que je trouve la loyauté sous une action téméraire, extravagante ou féroce, je suis tout prêt à me faire le second de l’homme qui l’a commise, la justice l’eût-elle déjà condamné. »
Antonia retira sa main avec une sorte d’effroi. Lothario la saisit.
« L’homme a appartenu à deux états bien différents, mais il a remporté dans le second quelques souvenirs du premier; et chaque fois qu’une grande commotion politique fait pencher vers son état naturel la balance de la société, il s’y précipite avec une incroyable ardeur, parce que telle est la tendance de son organisation, qui le ramène toujours d’une autorité irrésistible à la jouissance la plus complète de liberté qu’il puisse se procurer. Ce sentiment peut être affreux par ses résultats; il est presque toujours absurde dans ses combinaisons, mais il tient à la nature de l’homme, et il est en lui-même noble et touchant. C’est bien autre chose encore dans une société usée comme celles parmi lesquelles nous vivons, et où tout le pouvoir, partagé pour quelques moments entre des institutions également précaires qui n’ont plus que le droit du temps ou qui n’ont encore que celui de l’audace, menace de tomber à tout moment des mains de la témérité dans celles de la bassesse, et de devenir le partage des derniers misérables.
« Eh quoi! lorsqu’un peuple est arrivé à ce point; lorsque, arraché à ses anciennes mœurs et à ses anciennes lois par une force invincible, et incertain de son existence, il endort sa lâche agonie dans les bras des jongleurs hypocrites qui le caressent pour hériter de ses dernières dépouilles; lorsque la société, si près de sa ruine, ne repose presque plus parmi les méchants que sur des intérêts, parmi les honnêtes gens que sur quelques règles de morale qui vont cesser d’exister, il sera interdit à l’homme fort qui trouve en lui, et dans l’impulsion qu’il est capable de donner aux autres, la garantie, la seule garantie des droits de l’espèce entière,... il lui sera défendu de rassembler toutes ses facultés contre l’ascendant de la destruction, contre le progrès de la mort! Je sais bien que cet homme n’arborera point l’étendard des sociétés ordinaires. Les sociétés ordinaires le repousseraient, car il leur parlerait un langage qu’elles n’entendent point et qu’il leur est défendu d’entendre. Pour les servir, il doit se séparer d’elles, et la guerre qu’il leur déclare est la première caution de l’indépendance qu’elles trouveront un jour sous ses auspices, quand la main qui maintient les États se sera retirée tout à fait. Alors ces méprisables brigands, l’objet du dégoût et de l’horreur des nations, en deviendront les arbitres, et leurs échafauds se changeront en autels.
« Ce n’est point ici un paradoxe, — continua Lothario, — c’est une induction tirée de l’histoire des peuples, et qui s’appuie de l’exemple de tous les siècles. Qui ne verrait un effet très naturel de l’ordre des choses dans cet esprit de renouvellement qui se manifeste à la fin d’une civilisation, et qui la tue pour la rajeunir? car enfin les nations ne rajeunissent qu’ainsi, au moins s’il faut en croire l’expérience. Et vous croyez à la Providence, et vous osez blâmer ses moyens! Quand un volcan épure la terre en couvrant vos campagnes de laves fumantes, vous dites que Dieu l’a voulu; et vous ne croyez pas que Dieu a revêtu d’une mission particulière ces hommes de sang et de terreur qui usent, qui brisent les ressorts de l’état social pour le recommencer! Cherchez dans votre mémoire quels sont les fondateurs des sociétés nouvelles, et vous verrez que ces hommes sont des brigands comme ceux que vous condamnez! Qu’étaient, je vous le demande, ces Thésée, ces Pirithoüs, ces Romulus qui ont marqué le passage des âges barbares à l’âge héroïque auquel ils ont présidé; Hercule lui-même dont le nom est resté en vénération parmi les faibles, parce que les forts n’eurent jamais d’ennemi plus redoutable, et dont la colère ne s’adressait qu’aux rois et aux dieux? Les prêtres consacrèrent le souvenir de ses travaux, et lui décernèrent l’apothéose, quoiqu’il fut bâtard, voleur, meurtrier et suicide. J’ai vu, dans mon voyage à Athènes, la montagne sur laquelle Mars a été mis en jugement pour assassinat. »
Pendant que Lothario parlait, Antonia s’était assise, et le regardait avec un sentiment indéfinissable. Madame Alberti prenait une part moins vive à ses discours, mais elle en jouissait comme d’une idée singulière et nouvelle; et tel était sur elle l’empire de ces idées, qu’il lui faisait souvent oublier combien elles étaient en opposition avec les sentiments qu’elle avait reçus de son éducation, ou que sa propre raison lui avait inspirés.
Le caractère de Lothario, connu d’ailleurs par une indépendance un peu farouche, et par un penchant prononcé pour les opinions qui ne portaient pas le sceau du pouvoir et l’approbation plus honteuse encore de la multitude, prêtait à ses expressions un intérêt piquant et singulier; sa position dans le monde était telle, qu’on ne pouvait voir dans ses idées les plus bizarres et les plus hasardées qu’un caprice de son imagination. Cette impression était si générale quand il avait parlé qu’il était rare qu’on essayât de le contredire. On lui savait gré de l’effusion de son cœur, de l’abandon de ses mouvements. On ne lui en demandait pas compte. Cette conversation était finie depuis longtemps, et Lothario, absorbé, ne prenait plus de part à l’entretien indifférent, à l’échange froid des phrases insignifiantes qui y avait succédé. La tête appuyée sur sa main, il attachait un œil sombre sur Antonia, qui avait changé de place sans s’en apercevoir pour se rapprocher de lui, et qui paraissait frappée d’une pensée douloureuse.
« Lothario, — lui dit-elle à demi-voix en lui tendant la main, — votre amour pour les faibles et les malheureux vous entraîne quelquefois à dire des choses que vous n’approuveriez plus après avoir réfléchi. Défiez-vous d’un enthousiasme que de certaines circonstances pourraient rendre funestes à votre bonheur, au bonheur de ceux qui vous aiment.
— De ceux qui m’aiment! — s’écria Lothario... — Ah! si j’avais été aimé! si j’avais pu l’être! si le monde m’avait été connu; si le regard d’une femme digne de mon cœur était tombé sur mon cœur avant que le malheur l’eût flétri!... Quelle étrange supposition!... »
Antonia s’était encore rapprochée pour isoler Lothario, ou pour mieux l’entendre. Sa main était croisée dans la sienne.
« Oui, — reprit Lothario, — si une femme qui m’aurait été destinée avait permis à ma misérable vie un sentiment qui ressemblât à de l’amour; si un être qui eût approché d’Antonia, qui en eût approché de loin comme l’ombre de la réalité, m’avait pris alors sous la protection de sa pitié...; si j’avais pu respirer sans profanation l’air agité par les plis de sa robe, ou les ondes de ses cheveux...; si mes lèvres avaient osé te dire: Antonia, je t’aime!... »
La société s’écoulait. Antonia, tremblante, avait cessé de comprendre sa position. Elle restait immobile, et madame Alberti était rentrée; mais Lothario n’avait rien changé à son langage. Il répétait sa dernière phrase avec une expression plus sombre, et entraînait madame Alberti vers sa sœur avec un cri douloureux.
« Que faites-vous, — dit-il, — que faites-vous de Lothario? Connaissez-vous Lothario, ou plutôt cet inconnu, cet homme du hasard qui n’a point de nom? Et vous, la sœur de cette enfant, savez-vous que je l’aime, et que mon amour donne la mort? »
Antonia souriait amèrement.
Cette liaison d’idées ne se faisait pas sentir à son esprit; mais elle y voyait un présage pénible.
Madame Alberti ne s’étonnait point. Ces expressions n’étaient pour elle que celle d’un amour exalté, comme Lothario devait le sentir, et comme elle s’en était souvent fait l’image. Elle pressa la main de Lothario, en le regardant d’une manière affectueuse, pour lui témoigner qu’il dépendait de lui d’être heureux, et qu’il ne trouverait point d’obstacle à ses vœux dans la seule personne qui pût encore exercer quelque empire sur les résolutions de sa sœur. Les sentiments d’Antonia, encouragés par cet aveu, se manifestaient avec plus d’abandon. Elle les peignit d’un regard, le premier regard de ses yeux que l’amour eût animé.
« Malheur à moi! » dit Lothario d’une voix étouffée, et il disparut.
Le bruit d’une rame qui frappait le canal troubla le morne silence qui avait suivi son départ. Antonia s’élança vers la fenêtre. La lune éclairait d’un de ses rayons le panache flottant de Lothario, qui était ce jour-là vêtu à la vénitienne. L’aspect du ciel, le mouvement de l’air, l’heure, l’instant, quelque autre circonstance peut-être, rappelèrent à Antonia, l’apparition de ce brigand inconnu qu’elle avait vu partir du môle de Saint-Charles. Son cœur ne céda qu’un moment à ce souvenir d’effroi. Quel que fût le motif secret du trouble de Lothario, il lui avait dit qu’il l’aimait, et sa tendresse devait la protéger contre tous les périls.