Jean Sbogar
VI
Les uns l’appellent le « Grand Mogol », les autres le « Prophète Elie ». C’est un homme extraordinaire qui se trouve partout, qui n’est connu de personne, et à qui l’on ne veut pas de mal.
LEVIS.
Cette explication ne suffisait pas à tout le monde. Madame Alberti en concevait plusieurs autres, et les accueillait tour à tour. Antonia ne voyait rien de distinct dans cet événement, mais elle y trouvait tout ce qu’il fallait pour entretenir des idées sombres et rêveuses. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’elle poursuivit son voyage au milieu des campagnes enchantées qui lui restaient à parcourir. Elle vit le lendemain la riante Gorizia, riche de fleurs et de fruits, et dont l’aspect charme de loin les yeux du voyageur, nouvellement sorti des sables inféconds de la côte d’Istrie. Les souvenirs antiques se réveillent si naturellement sur ce coteau chéri de la nature, ou s’y conservent avec tant de facilité, qu’on croit y vivre encore sous l’empire poétique de la mythologie. Les belles s’y promènent sous des berceaux dédiés aux Grâces, les chasseurs s’y rassemblent dans le bosquet de Diane: c’est de là qu’ils descendent pour aller surprendre leur proie dans les champs qui bordent l’Isonzo, l’Isonzo, la plus élégante des rivières de l’Italie et de la Grèce, qui roule, profondément encaissée entre deux montagnes d’un sable d’argent, ses flots bleus de ciel, aussi purs que le firmament qu’ils réfléchissent, et dont ils n’ont pas besoin d’emprunter l’éclat; lorsqu’il est voilé par des nuages, l’habitant de Gorizia retrouve son azur à la surface limpide de l’Isonzo. Un jour plus tard, elle aperçut les délicieux canaux de la Brenta, bordés de riches palais, et le modeste village de Mestre, qui sert de point de communication entre une partie de l’Europe et une cité à laquelle l’Europe ne peut rien montrer d’égal, cette superbe Venise dont l’existence même est un phénomène. Le jour naissait à peine, quand la barque qui devait y conduire Mme Alberti, Antonia et les personnes qui les accompagnaient, entra de la Brenta dans l’eau marine. Le petit bâtiment glissait doucement sur l’onde immobile, le long des poteaux qui dirigent le nautonier. Mme Alberti aperçut à sa droite une maison blanche, d’une construction très simple, au milieu des îlots dont cette partie des Lagunes est semée. On lui apprit que c’était le couvent des catholiques arméniens, et Antonia frissonna, sans pouvoir s’expliquer son émotion. Enfin Venise commença à se dessiner sur l’horizon, comme une découpure d’une couleur sombre, avec ses dômes, ses édifices, et une forêt de mâts de vaisseaux; puis elle s’éclaircit, se développa, et s’ouvrit devant le bateau, qui circula longtemps à travers des bâtiments de toute grandeur, avant d’entrer dans le canal particulier sur lequel était situé le palais Monteleone, dont Mme Alberti avait fait l’acquisition depuis peu. Une circonstance pénible différa leur arrivée. Ce canal était chargé de gondoles qui suivaient un convoi funèbre: c’était celui d’une jeune fille, car la gondole qui portait le cercueil était drapée en blanc, et parsemée de bouquets de roses de la même couleur. Deux flambeaux brûlaient à chaque extrémité, et leur lumière, éclipsée par celle du soleil levant, ne semblait qu’une fumée bleuâtre. Il n’y avait qu’un rameur. Un prêtre, debout sur le devant de la gondole, mais tourné du côté de la bière, et une croix d’argent dans les mains, murmurait à basse voix les prières des morts. En face de lui, un jeune homme vêtu de noir, agenouillé à la tête du cercueil, pleurait amèrement; le bruit de ses sanglots étouffés avait quelque chose de déchirant: c’était probablement le frère de la trépassée. Sa douleur était si vive et si profondément sentie que, si elle avait été exaltée par un autre sentiment, elle aurait été mortelle. Un amant n’aurait pas pleuré.
Cette rencontre de mauvais augure émut aisément la sensibilité d’Antonia; mais le premier objet remarquable lui fit oublier la pensée superstitieuse qu’elle lui avait suggérée. Elle était près de sa sœur, sans motifs raisonnables de crainte pour l’avenir, entourée, au contraire, de toutes les probabilités d’une vie douce, d’une tranquillité inaltérable, d’un bonheur tel enfin, s’il en est pour les âmes tendres qui compatissent à toutes les souffrances de la société, que peu d’entre elles sont appelées à en goûter un pareil. Elle s’arrêta à cette perspective; elle jouit pour la première fois du sentiment d’une sécurité pure; elle jugea qu’elle était heureuse; elle conçut la possibilité de l’être toujours, et, à la vérité, jamais elle ne l’avait été davantage.
Le peuple est, dans tous les pays, amoureux de l’extraordinaire, et sujet à se passionner pour les personnes et pour les choses; mais nulle part il ne porte aussi loin qu’à Venise la faculté de se créer des dieux, objets passagers d’un enthousiasme dont les retours sont souvent funestes pour ceux qui l’ont excité. Il n’était question, dans ce temps-là, que d’un jeune étranger qui s’était concilié, sans qu’on sût de quelle manière, car il n’en avait pas même laissé deviner la prétention, cette faveur si brillante et si fugitive. Le génie, le courage et la bonté de Lothario étaient le sujet de tous les entretiens; son nom était dans toutes les bouches. Pendant le court trajet de Mestre à Venise, il avait été ramené vingt fois dans la conversation des mariniers. Après avoir parcouru sa nouvelle demeure, en soutenant Antonia, à qui l’habitude d’une santé délicate rendait le secours de son bras nécessaire, même quand elle ne souffrait pas, Mme Alberti venait de la conduire dans une des principales pièces de l’appartement, et elles s’y étaient assises l’une à côté de l’autre. Le vieil intendant se présenta pour les saluer, et resta debout en attendant leurs ordres.
« Nous sommes contentes, — lui dit Mme Alberti; — tout répond à ce que j’attendais de vos soins, honnête Matteo, et je puis juger à ces commencements que personne ne sera mieux servi à Venise. — Non, pas même le seigneur Lothario, » répondit le vieillard en humiliant son front chauve et en tournant dans ses mains son goura de soie noire.
Pour cette fois, Antonia éclatant de rire:
« Et quel est donc, grand Dieu! le seigneur Lothario? Depuis que nous sommes arrivées, je n’ai entendu nommer que lui.
— Il est vrai, — dit madame Alberti en récapitulant ses idées avec sa précipitation ordinaire. — Quel est donc le seigneur Lothario? Apprenez-nous, mon cher Matteo, ce qu’il faut penser de cet homme, dont la réputation est devenue proverbiale à Venise, avant d’avoir passé le golfe?
— Mesdames, — répondit Matteo, —je ne suis pas moi-même beaucoup plus instruit, quoique j’aie cédé à l’usage en me servant de ce nom qui a un tel crédit dans ce pays que les brigands mêmes le respectent. Cela peut paraître exagéré, mais il n’y a rien de plus vrai; et le seigneur Lothario inspire un respect si universel qu’il est arrivé quelquefois qu’on a fait tomber, en le nommant, le stylet des mains d’un assassin; que le bruit, le seul bruit de son approche a calmé une révolte, dissipé un attroupement de furieux, rendu la tranquillité à Venise. Cependant c’est un jeune homme bien peu redoutable, je vous assure, car on s’accorde à dire qu’il a dans le monde la douceur et la timidité d’un enfant. Je ne l’ai vu qu’une fois, et d’assez loin, mais j’éprouvai à contempler sa physionomie un saisissement qui me fit croire tout ce qu’on pense de lui. Depuis ce temps, j’ai inutilement cherché à le revoir. Il avait quitté la ville.
— Il n’est plus à Venise! — s’écria Antonia.
— Il en est absent depuis près d’un an contre son usage, — reprit Matteo, — car il passe très rarement plus de deux ou trois mois sans y revenir.
— Il n’y fait donc pas son habitation ordinaire? — dit madame Alberti.
— Non, certainement, — continua Matteo; — mais il y a longtemps, très longtemps qu’il y vient de mois en mois passer quelques jours, tantôt plus, tantôt moins, presque jamais au delà d’une semaine ou deux. Cette fois-ci son long éloignement aurait fait craindre qu’il eût tout à fait abandonné Venise, s’il n’y en avait pas d’autres exemples; mais on se rappelle qu’il en a disparu déjà pendant plusieurs années.
— Plusieurs années? — dit Antonia; — vous n’y pensez pas, Matteo ; vous nous disiez tout à l’heure, si je vous ai bien entendu, que c’était un très jeune homme.
— Très jeune, en vérité, — répondit Matteo... — au moins à ce qu’il paraît: je n’ai pas dit le contraire, mais je parle d’après les idées singulières du peuple, qui ne méritent pas votre attention, mes illustres dames, et que je rougirais moi-même...
— Continuez, continuez, Matteo. — dit madame Alberti avec véhémence: — ceci nous intéresse beaucoup, n’est-il pas vrai, Antonia? Asseyez-vous, Matteo, et n’oubliez rien, absolument rien de ce qui concerne Lothario. »
Madame Alberti était en effet vivement intéressée, et son esprit, rapide à saisir tous les aspects des choses, avait devancé de beaucoup la narration de Matteo en conjectures romanesques et merveilleuses qu’elle brûlait de voir vérifiées. Antonia n’avait pas une sensibilité moins vive; elle était, au contraire, plus irritable et plus avide d’émotions, mais elle les redoutait, parce que sa faiblesse l’exposait toujours à y céder. Quand Matteo eut commencé à exciter la curiosité de madame Alberti par les circonstances vagues et bizarres de son récit, elle s’était pressée contre sa sœur avec un frisson d’inquiétude et d’effroi dont elle cherchait à couvrir l’impression par un sourire.
« Ce que je sais du seigneur Lothario, — reprit gravement Matteo, qui s’était assis pour obéir à madame Alberti, — ne m’est connu, comme je vous l’ai dit, mes illustres dames, que par le bruit public. C’est un jeune homme de la plus belle figure, qui paraît de temps en temps à Venise avec le train d’un prince, et qui semble pourtant n’avoir cherché l’habitation d’une grande ville que pour trouver l’occasion de répandre des libéralités plus abondantes parmi les pauvres, car il fréquente peu la société, et on ne lui a presque point connu d’habitudes et d’amitiés familières ni en hommes ni en femmes. Il visite quelquefois une famille malheureuse pour lui porter un secours; passionné pour les arts, qu’il cultive avec succès, il recherche quelquefois la conversation et les conseils de ceux qui les exercent. Hors de ces rapports-là, qu’il borne avec un soin extraordinaire, il vit presque solitaire dans Venise. Il n’est pas entré dix fois dans une maison particulière, il ne correspond avec personne; cela est au point que jamais homme n’a été assez avant dans son intimité pour savoir le nom de sa famille, ou pour connaître le lieu de sa naissance, ou pour former une conjecture fondée sur le mystère de sa vie. Il est vrai qu’il a beaucoup de domestiques, mais tous lui sont étrangers, parce qu’il en change chaque fois qu’il voyage, et qu’il se procure à Venise même ceux qui doivent le servir pendant qu’il y réside. Ses relations hors de sa maison ne donnent pas plus de lumières. Depuis qu’on le connaît, jamais la poste ne lui a apporté une lettre, les banquiers ne lui ont pas fourni un sequin. Les révolutions des États ne changent pas la moindre chose à sa position; dans les temps orageux, il ne s’éloigne pas plus que d’ordinaire; et quand les voyageurs sont soumis à des formalités de précaution, ses papiers se trouvent toujours signés de l’autorité qui gouverne, sous ce simple nom de Lothario, qu’une pareille circonstance rendrait suspect, si l’on ne savait que cette foule de bonnes actions qui s’y rattachent l’ont recommandé aux hommes puissants de toutes les époques et de tous les partis.
« Il serait d’ailleurs difficile de l’inquiéter à Venise, où il est, pour une classe immense, un objet de reconnaissance, d’affection, et, pour ainsi dire, de culte. La proscription de Lothario, si jamais il avait donné lieu d’y penser, serait peut-être le signal d’une révolution; mais il n’a pas l’air de le croire, car il oblige la classe malheureuse sans la caresser. Son esprit sévère et un peu hautain, à ce qu’on assure, le sépare d’elle par un obstacle qu’il est seul maître de lever, et qu’il ne lèverait point sans bouleverser les États vénitiens, s’il l’avait résolu. Cette forte distance qu’il a laissée entre lui et le peuple ne révolte personne, parce qu’on sent que la nature même en a marqué les limites, et qu’elle le sépare d’ailleurs bien plus sensiblement des hommes qui paraissent se rapprocher de sa condition. En effet, ce sont ceux-là pour lesquels il montre le plus d’éloignement; et si l’on voit le seigneur Lothario descendre en faveur de quelqu’un des hauteurs de son caractère, ce n’est jamais pour un seigneur; c’est pour un infirme qui a besoin de son appui, pour un enfant égaré, pour un épileptique dont la vue repousse les passants. Cela ne l’empêche pas de fréquenter les réunions publiques et les grandes sociétés où les hommes peuvent paraître et même briller sans communiquer immédiatement avec personne. Il s’y est fait aisément remarquer, puisque Venise n’a point d’artiste et de virtuose qui lui soit, dit-on, comparable; mais loin d’user de ces avantages, on prétend qu’il redoute de les faire valoir, qu’il ne les laisse apercevoir qu’à regret, et que c’est au moment où ils pourraient lui procurer des connaissances agréables, ou de grands établissements, qu’il s’enfuit de Venise, comme pour éviter l’éclat d’une vie publique et répandue, qui le déroberait à lui-même et au secret dont il veut s’envelopper. L’ambition ne peut rien sur lui; l’amour même ne l’a jamais arrêté, quoiqu’il n’y ait pas sur la terre de femmes plus séduisantes qu’à Venise. Une seule fois, il parut s’occuper beaucoup d’une jeune fille noble, qui, de son côté, avait témoigné une vive passion pour lui; mais un malheur bien extraordinaire mit fin aux rapports que le public supposait entre eux. C’était au moment du départ de Lothario, qui, cette fois, avait résidé à Venise un peu plus que de coutume, et que ce sentiment, s’il a existé, ne put cependant y retenir. Deux ou trois jours avant son départ, elle disparut, et on ne retrouva son corps que longtemps après, contre ce banc de sable où il s’est établi depuis le couvent des Arméniens.
« Voilà qui est incompréhensible, — dit Antonia d’un air profondément concentré.
— Non, mademoiselle, — répondit Matteo, en suivant sa pensée, qui n’était peut-être pas la même que celle d’Antonia. — Le mouvement des eaux refoulées par la mer porte de ce côté la plupart des débris qui flottent sur nos canaux. Comme cette dame avait la tête vive, et que des particularités que j’ai oubliées annonçaient que sa mort avait été violente, on l’attribua au désespoir plutôt qu’à un accident: je crois même qu’une lettre de sa main, qui fut trouvée ensuite, et dans laquelle elle expliquait son dessein, justifia cette supposition.
— Prenez garde, Matteo, — dit madame Alberti. — Vous avez commencé par nous dire que Lothario était jeune.
— Vingt-cinq ou vingt-six ans tout au plus, — répondit Matteo; — mais il est très blond et délicat à le voir, quoique plus adroit et plus robuste que les hommes les plus fortement constitués, et il serait possible...
— Il ne serait pas possible, — continua-t-elle avec force, — qu’il eût été absent pendant plusieurs années depuis qu’il s’est fait connaître à Venise: c’est ce que vous ne nous avez pas éclairci. Pensez d’ailleurs que l’histoire de la jeune fille trouvée morte à l’ile des Arméniens doit être antérieure, suivant vos termes, à l’époque où les Arméniens sont venus s’y établir, et qu’alors...
— Je n’en sais pas davantage, — reprit Matteo avec une sorte de confusion; — et je n’ai dit à ces dames que ce que j’ai entendu dire aux Vénitiens, d’un âge avancé, qui soutiennent qu’ils ont vu autrefois le seigneur Lothario tel qu’il est aujourd’hui, mais qui supposent qu’il n’a pas été absent moins de cinquante ans; et vous sentez l’extravagance de cette idée. Au reste, il est trop naturel de croire, d’après le genre de vie du seigneur Lothario, qu’il a un grand intérêt à cacher ce qu’il est réellement, pour ne pas comprendre les soins qu’il a mis sans doute à favoriser et même à faire naître les bruits qui devaient redoubler sur son compte l’incertitude de l’opinion. Aussi faut-il avouer qu’il n’y en a point de si étranges et de si ridicules qui n’aient eu au moins le crédit de se faire répéter, pendant quelque temps, par des personnes qui ont la réputation d’être sensées. Vous en jugerez par le plus vraisemblable de tous: c’est que ce mystérieux étranger a le secret de la pierre philosophale; et, à la vérité, on ne voit pas comment expliquer autrement l’existence magnifique et les dépenses de roi d’un inconnu auquel on ne sait pas le moindre genre de commerce ou d’industrie, la plus petite propriété, la plus légère relation d’affaires de quelque espèce que ce soit. Il y a près des trois ans, c’est l’époque de son premier voyage, depuis la longue absence dont parlent ces gens-ci, que des jaloux, irrités de ses prodigieux succès, et d’autant plus peut-être qu’il y attachait lui-même moins d’importance, et que la marque d’attention la plus ordinaire qu’on puisse obtenir de lui ressemble singulièrement au dédain, s’avisèrent de faire courir sur lui la fable la plus outrageante; j’ose à peine la répéter, et je ne le ferais pas sans danger ailleurs qu’ici. On alla jusqu’à dire qu’il était l’agent d’une troupe de faux-monnayeurs cachés dans les grottes du Tyrol, ou dans quelque forêt de la Croatie. Cette erreur ne dura pas longtemps, car le seigneur Lothario répand l’or avec tant de profusion, qu’il est aisé d’en vérifier le titre et la fabrique. On se convainquit bien qu’il n’y en avait point de meilleur dans tous les États de Venise; et, depuis ce moment, si on inventa des fables sur son compte, elles cessèrent du moins d’être injurieuses et atroces. Ce qu’il est réellement, c’est ce que je ne sais point, — dit Matteo en se levant de son siège; — mais je puis répéter qu’il dépend à peu près de lui d’être tout ce qu’il voudra être à Venise, s’il y revient.
— Il y reviendra, » dit madame Alberti en embrassant cette idée avec cette susceptibilité romanesque qu’elle prenait trop souvent pour de la pénétration: c’était son seul défaut.